Israël-Palestine : La métaphore des “victimes des victimes” ne sert personne

Omar Khalifah, 21 novembre 2021. Au lendemain de l’invasion du Liban par Israël en 1982, alors que les combattants palestiniens étaient contraints d’évacuer Beyrouth, le poète palestinien Mahmoud Darwish a pris la plume. Dans le poème déchirant “Madih al-Zil al-Ali” (Louange à l’ombre élevée), il décrit le soldat israélien comme “une victime qui a tué sa propre victime ; j’ai hérité de son identité“.

Deux décennies plus tard, pendant la seconde Intifada, Darwish revient à la métaphore dans “Halat Hisar” (État de siège) : “À un tueur : si tu avais regardé le visage de ta victime et réfléchi attentivement, tu te serais peut-être souvenu de ta mère dans la chambre à gaz, et tu te serais libéré des préjugés du fusil, et tu aurais changé d’avis. Allons, ce n’est pas une façon de restaurer une identité.”

Darwish ne fut pas le seul à utiliser cette notion de Palestiniens “victimes de victimes“. Au cours des dernières décennies, d’autres intellectuels palestiniens, en particulier Edward Said, l’ont utilisée à plusieurs reprises pour tenter de saisir l’essence de la lutte des Palestiniens contre Israël. Pourtant, aussi puissante qu’elle puisse être, cette métaphore est fausse – et son utilisation fréquente, tant chez les Palestiniens que chez les non-Palestiniens, est profondément troublante à plusieurs égards.

Comme le veut la comparaison, les juifs ayant été victimes des nazis pendant l’Holocauste et persécutés dans toute l’Europe pendant des siècles avant cela, les Palestiniens sont maintenant les victimes. Dans une tragédie poignante, leurs bourreaux juifs étaient eux-mêmes récemment des victimes.

L’idée qui sous-tend cette imagerie est noble, puisqu’elle cherche à compatir avec les juifs israéliens et à reconnaître leur douleur. Pourtant, elle établit un lien direct, sinon causal, entre l’Holocauste et Israël, tout en ignorant l’histoire du projet sioniste, qui a débuté à la fin du 19e siècle – bien avant le génocide des juifs d’Europe.

Certes, certains survivants de l’Holocauste se sont installés en Palestine après la Seconde Guerre mondiale. Mais cela ne signifie pas que tous les sionistes vivant en Israël ont survécu à l’Holocauste et ont donc été des victimes.

Les pères fondateurs d’Israël ne vivaient pas en Europe pendant l’Holocauste ; la plupart n’y vivaient même pas lorsque Hitler a pris le pouvoir en Allemagne en 1933. Alors que les juifs d’Europe vivaient les horreurs du nazisme, un groupe de sionistes déjà installés en Palestine s’engageait dans un processus de colonisation de la terre, qui a culminé avec la Nakba de 1948.

La métaphore, cependant, donne l’impression que tous les Israéliens ont été victimes de l’Holocauste.

Perception du statut de victime

Comment était-il possible que Darwish, un Palestinien, considère les soldats de la puissante armée israélienne qui a détruit Beyrouth comme des victimes ? La réponse pourrait résider dans ce qui semble être la vision erronée, bien que puissante, que le poète a de tous les juifs comme des victimes par nature.

Décrire les Palestiniens comme des victimes de victimes, c’est réduire les juifs – du simple fait qu’ils sont juifs – au rôle de victime. Elle homogénéise un groupe ethnique et religieux par ailleurs hétérogène, en ignorant leurs expériences historiques très divergentes. Si ce point de vue se fonde sur une compréhension humaine des tragédies juives et implique un rejet des préjugés antisémites – ce qui est sans équivoque la bonne attitude – il risque également de stéréotyper les juifs comme possédant des traits exceptionnels propres à eux seuls.

Les juifs ne sont pas monolithiques. Comme tout groupe religieux ou ethnique, ils peuvent être victimes ou coupables, oppresseurs ou opprimés, persécuteurs ou persécutés. Les Palestiniens devraient certainement éprouver de l’empathie pour les victimes juives, ou de tout autre groupe, de tragédies passées. Mais cette empathie ne doit pas se traduire par une généralisation dans laquelle être juif devient synonyme de victimisation.

Même du point de vue des juifs, cela ne leur rend pas justice en tant que peuple. Comme l’a affirmé la philosophe juive Hannah Arendt, l’insistance sur le caractère éternel et immuable de la victimisation juive ne permet pas de reconnaître les juifs comme des agents actifs de l’histoire. Pourtant, Israël a toujours cherché à perpétuer l’image d’un État victime et vulnérable. Il est vraiment étonnant de voir les membres d’une population persécutée par cet État faire écho à cette image.

Le projet sioniste

Le statut de victime est une catégorie historique et politique. Il ne s’agit pas d’un droit que l’on acquiert en vertu de son appartenance à un groupe dont certains membres ont été victimes. Les victimes juives de l’Holocauste ne peuvent être traduites de manière synonyme en victimes juives en Israël. Il s’agit de deux contextes historiques divergents, dont il faut toujours respecter les différences.

Ironiquement, s’approprier le rôle et la voix de la victime par procuration – uniquement en raison de son appartenance ethnique et religieuse – peut en fait nuire à ceux qui ont été les véritables victimes, en effaçant leur souffrance spécifique et historique.

Il existe donc des raisons impérieuses de ne pas considérer tous les juifs comme des victimes. L’une des plus sérieuses a trait à l’une des pierres angulaires du projet sioniste, qui vise à associer les sionistes aux juifs. Lorsque tous les juifs sont considérés comme des victimes par nature, et si tous les sionistes israéliens sont des juifs, la conclusion est que tous les sionistes israéliens sont également des victimes. Il est donc essentiel de faire la différence entre les deux, car cette conclusion est fausse. Sionistes et juifs ne sont pas interchangeables.

En effet, comme l’a souligné la chercheuse américaine Judith Butler, l’opposition juive au sionisme a accompagné la naissance du mouvement à la fin du XIXe siècle. Le sionisme est un mouvement nationaliste dont l’identité est multicouche et ne peut être réduite à la judéité.

En employant la métaphore des “victimes de victimes“, Darwish semble avoir fait des soldats israéliens auxquels il fait référence des juifs par-dessus tout, plutôt que les sionistes qu’ils étaient en réalité. Le fait qu’il n’ait pas fait cette distinction suggère que lui, comme d’autres Palestiniens qui se qualifient de victimes de victimes, pourrait avoir consenti par inadvertance au discours sioniste qui considère que le sionisme parle au nom de l’ensemble de la population juive du monde, négligeant le fait qu’il existe des juifs dans le monde qui ne se définissent pas comme sionistes. Cela pourrait également révéler une internalisation involontaire de la revendication de victimisation sioniste.

Mouvement colonial

Pour résister à une telle logique, il faut s’abstenir de traiter les sionistes comme des synonymes de juifs. Ce n’est qu’alors que nous pourrons considérer le sionisme pour ce qu’il est réellement – un mouvement colonial – et démontrer que la lutte palestinienne contre le sionisme n’a rien à voir avec le fait que les sionistes soient juifs, et tout à voir avec le fait qu’ils soient colonialistes. Le conflit des Palestiniens est avec les sionistes, pas avec les juifs.

Le fait de présenter le conflit comme un conflit entre des victimes (les juifs) et leurs victimes (les Palestiniens) banalise sa nature coloniale, le transformant d’un cas de colonisateurs européens contre des indigènes en un conflit entre deux groupes de victimes pour le même territoire. Elle place les sionistes, par leur fausse équivalence avec les juifs, et les Palestiniens dans la même catégorie, en faisant appel aux similitudes entre les deux plutôt que de reconnaître les différences flagrantes.

Les sionistes israéliens sont juifs, c’est une évidence. Mais ils sont aussi des colonisateurs, et leur existence dans la Palestine historique ne peut être réduite à leur identité juive.

Les Palestiniens ne sont pas victimes de victimes. Ils sont victimes des colonialistes européens qui ont détruit leurs communautés, volé leurs terres et expulsé de force un grand nombre d’entre eux de Palestine. Les paramilitaires sionistes, tels que l’Irgoun et la Haganah, qui ont participé au nettoyage ethnique de la Palestine, n’étaient pas des victimes. L’ancien Premier ministre israélien David Ben-Gourion et ses semblables non plus.

Affirmer que ces colonialistes étaient des victimes, c’est abolir la distinction entre les victimes et les auteurs, et c’est faire affront à la souffrance des Palestiniens aux mains d’Israël. Si les Palestiniens ont besoin de raconter leur tragédie au moyen de certaines métaphores, celle de “victimes de victimes” n’est certainement pas correcte, pertinente ou morale.

Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR

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