Partager la publication "Témoignages de Gazaouis : La survie qui s’organise au jour le jour dans l’enfer de Gaza – partie 456 / 7 juillet(1) – Les répercussions du deuil collectif sur la société gazaouie"
Brigitte Challande, 8 juillet 2025. Un témoignage du 7 juillet sur les effets à long terme de cette guerre par des travailleurs humanitaires et de soutien psychosocial sur le terrain.
« À travers nos tournées de terrain et nos missions humanitaires dans les camps de déplacés de la bande de Gaza, où nous œuvrons depuis le début de la guerre pour fournir aide et soins aux victimes, nous avons mesuré l’ampleur de la tragédie qui ravage cette société blessée. Au milieu des tentes délabrées, dans les yeux des mères et sur les visages des enfants, la douleur s’est révélée dans toute sa vérité. Ce n’est pas seulement la faim ou le froid qui afflige les cœurs, mais la perte, le traumatisme, la fracture brutale de la vie dans ce qu’elle a de plus fondamental.
Parmi tout ce que nous avons vu, la tragédie du deuil collectif s’est imposée comme l’une des blessures les plus profondes, les plus dévastatrices. La perte n’est pas un chiffre dans une statistique, ce sont des visages d’enfants fixant le vide, en quête d’un câlin disparu, d’une main qui leur donnait la vie. Cet article tente de transmettre ce que nous avons vécu – non comme de simples observateurs, mais comme témoins d’une douleur indicible, porteurs d’un message humain qui ne doit pas être oublié.
Le deuil collectif à Gaza n’est pas une simple conséquence secondaire de la guerre : c’est une des blessures psychologiques et sociales les plus profondes qu’ait produite une réalité cruelle, où la compassion semble avoir disparu. C’est une tragédie persistante qui s’aggrave à chaque agression, pesant lourdement sur l’équilibre psychologique, émotionnel et social d’une génération entière, condamnée à vivre incomplète, brisée, apeurée par l’avenir, privée de sens à un âge qui devrait être celui de la sécurité, du jeu et des rêves.
Les effets de ce phénomène ne se mesurent pas seulement aux larmes versées, mais à la transformation de l’identité de l’enfant lui-même, arraché de l’enfance vers une obscurité totale. L’enfant à Gaza vit un chagrin multiple : perte du père, pauvreté, absence de soutien, stigmatisation collective. Et avec la répétition des guerres, l’orphelinat cesse d’être une exception pour devenir la norme, comme si les enfants naissaient pour devenir orphelins, non pour être entourés de tendresse.
L’enfance dans un univers de pertes constantes
Un enfant à Gaza ne grandit pas au rythme des beaux contes, mais au bruit des avions, des explosions, des bilans de morts. Quand le père disparaît, c’est le premier rempart qui s’effondre – celui qui trace les limites de la sécurité, qui procure refuge émotionnel avant même le refuge matériel. À chaque nouvelle guerre, le nombre d’orphelins augmente, et le cercle de la souffrance s’élargit.
Privé des plus basiques éléments de sécurité, l’enfant se retrouve face à un monde cruel, régi par la loi de la survie. Le jeu devient un luxe, l’école un rêve, le rire un événement rare. Ces enfants qui devraient porter des cartables portent les fardeaux de la perte. À Gaza, un enfant naît aux frontières de la peur et grandit dans les bras du deuil.
Le drame devient encore plus profond quand les orphelins se comptent par milliers. C’est une génération entière qui naît dans la perte, sans système de soutien psychologique ou social pour compenser ce manque. L’absence de figure paternelle déstabilise les comportements, détruit la confiance envers les autres et projette sur l’avenir une image sombre, menaçant l’équilibre global de la société gazaouie.
Les séquelles psychologiques durables
Il n’existe pas de blessure plus profonde pour un enfant que celle de perdre son père, surtout dans une société où le soutien psychologique est presque inexistant. Les enfants orphelins de Gaza souffrent de troubles émotionnels et comportementaux, allant du mutisme à l’isolement, en passant par des crises de colère aiguës, des sentiments de culpabilité, d’anxiété chronique, voire de pulsions de mort, en réaction à un traumatisme extrême.
Des études menées par des organisations humanitaires dans la bande de Gaza indiquent que plus de 60 % des enfants souffrent de stress post-traumatique, la majorité étant des orphelins ayant perdu leurs proches sous les bombardements. Ces enfants développent des comportements obsessionnels, vivent en état d’hypervigilance, et ne ressentent pas de sécurité, même lorsqu’ils jouent. Le sommeil devient un cauchemar, et la réalité ne vaut guère mieux.
Le manque de soutien psychologique structuré aggrave les effets du traumatisme, qui s’ancre profondément en eux. Même à l’école, l’enfant orphelin n’est pas pris en compte comme un cas particulier nécessitant de l’attention. Il est souvent traité comme n’importe quel autre élève, sans considération pour sa souffrance intérieure. Ce manque de reconnaissance crée un fossé entre l’enfant et son environnement, renforçant son isolement et sa détresse.
Les conséquences sociales et éducatives
Dans les sociétés arabes, la perte du père revêt une dimension sociale complexe, surtout dans un contexte de pauvreté et de blocus comme à Gaza. Le père est souvent le seul pourvoyeur de la famille ; son absence signifie la perte de revenu, la chute du niveau de vie, obligeant l’enfant ou ses frères à quitter l’école pour chercher du travail, dans un environnement impitoyable et sans protection.

Tala Al-Najjar, 5 ans. Tuée par l’armée israélienne alors qu’elle dormait sous une tente, à Mawasi-Khan Younis (soi-disant zone sûre) le 5 juillet 2025.
L’orphelin à Gaza peut devenir un enfant travailleur, un vendeur ambulant, ou être entraîné dans des activités dangereuses pour subvenir aux besoins de sa famille. Nombre de garçons sont contraints d’abandonner l’école, non par choix, mais parce qu’ils sont devenus les « hommes de la maison » après la perte du père. Cet abandon précoce de l’éducation perpétue le cycle de la pauvreté, de l’ignorance et de l’absence d’opportunités.
La vulnérabilité sociale s’étend : déscolarisation, mariages précoces, mendicité, intégration dans l’économie informelle. La famille orpheline est privée de toute possibilité de progrès, condamnée à la stagnation. Le deuil devient un destin, et l’orphelinat une malédiction sociale persistante.
Les mères sur une autre ligne de front
Lorsque le père est tué, la mère devient le pilier principal, affrontant seule la tempête. Elle ne se contente pas de nourrir ses enfants, elle doit aussi les éduquer, les rassurer, leur insuffler de l’espoir dans un temps où l’espoir est presque une hérésie. Ces mères endossent des rôles immenses dans des conditions inhumaines : blocus, pauvreté, insécurité, absence de soutien psychologique et défaillance complète de l’État.
La mère devient une héroïne silencieuse, travaillant jour et nuit, portant un masque de force, dissimulant ses larmes à ses enfants, souriant malgré le chagrin qui la ronge. Elle n’a ni le temps de pleurer, ni le luxe de s’effondrer. Elle est le seul refuge pour des enfants qui ne connaissent que ses bras comme abri, et ses mots comme consolation. Et pourtant, elle reçoit peu de soutien de la part des institutions ou de la société.
Certaines sombrent sous la pression, souffrent de dépression ou de crises nerveuses, sans accès à des soins adaptés. Beaucoup ont vu leurs maris mourir sous les décombres ou sous leurs yeux, doublant leur traumatisme. Et malgré cela, elles doivent continuer, comme si leur douleur ne comptait pas, comme si le monde refusait d’entendre leur cri.
La communauté internationale… Une absence inquiétante
À chaque bombardement sur Gaza, les images sont diffusées, les chiffres comptabilisés, les rapports rédigés… puis tout est refermé, comme un vieux scénario que l’on connaît trop bien. Ce que l’on ne comptabilise pas, c’est la destruction continue dans l’âme des enfants, les maisons devenues tentes endeuillées, les mères forcées de se taire, l’avenir arraché à la racine.
Le nombre d’orphelins à Gaza a atteint des niveaux alarmants durant la guerre en cours, sans qu’il existe de programmes durables pour les prendre en charge. Les aides humanitaires, bien que nécessaires, restent superficielles, ponctuelles, et ne s’attaquent pas aux causes profondes du drame. Ce qu’il faut, ce n’est pas seulement de la nourriture, mais une vie digne, un système éducatif, sanitaire et psychologique capable de rendre à ces enfants leur humanité.
La plus grande tragédie, c’est que la communauté internationale a le pouvoir d’arrêter ce carnage, mais n’en a pas la volonté. Beaucoup d’acteurs puissants participent à cette souffrance, par leur silence, leur justification des bombardements, ou leur indifférence aux conséquences humaines. Si les consciences ne se réveillent pas, nous serons face à un crime permanent, dont les victimes ne sont pas seulement les morts, mais ceux qu’ils laissent derrière eux : des orphelins attendant leur salut.
Ce texte n’est pas une réflexion théorique, ni une compilation d’observations passagères. C’est le fruit d’une expérience directe vécue sur le terrain, au cœur de l’aide humanitaire, du soutien psychologique et social, depuis les premiers jours de la guerre. Nous avons vu les enfants s’effondrer en silence, les mères ravaler leurs larmes, et des maisons pleines de vie devenir des tombes ouvertes.
Nous écrivons ces mots comme un devoir de mémoire, non comme un document qu’on lit puis qu’on range. C’est la voix de ceux qui n’en ont plus, l’histoire de ceux qui ne peuvent même plus raconter leur douleur.
Les orphelins de Gaza n’ont pas besoin seulement de nourriture ou d’un toit temporaire, ils ont besoin qu’on redonne un sens à leur vie, qu’on protège ce qu’il reste de leur enfance contre l’éclatement total.
Sauvez l’enfance de Gaza, pas seulement des bombes, de la perte, de l’orphelinat, de l’oubli.
Car chaque minute sans action réelle est une minute de plus volée à une génération qui n’a commis qu’une seule faute : naître dans un lieu que le monde a décidé d’ignorer. »
Retrouvez l’ensemble des témoignages d’Abu Amir et Marsel :
*Abu Amir Mutasem Eleïwa est coordinateur des Projets paysans depuis 2016 au sud de la bande de Gaza et correspondant de l’Union Juive Française pour la Paix.
*Marsel Alledawi est responsable du Centre Ibn Sina du nord de la bande de Gaza, centre qui se consacre au suivi éducatif et psychologique de l’enfance.
Tous les deux sont soutenus par l’UJFP en France.
Cliquez ici pour consulter les Témoignages du 20 novembre 2023 au 5 janvier 2025 (partie 1 à 268) Cliquez ici pour consulter les Témoignages du 5 janvier au 9 mai 2025 (partie 269 à 392)
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Pour participer à la collecte « Urgence Guerre à Gaza » : HelloAsso.com
Les témoignages sont également publiés sur UJFP, Altermidi et sur Le Poing.