« Ne l’appelez pas Israël-Palestine » : comment la langue permet la colonisation

Florence Hazrat, 26 mars 2024. Au milieu des images horribles qui sortent de Gaza depuis des mois, il semble qu’un détail aussi rare et infime qu’un trait d’union n’a pas d’importance.Qui se soucie de ponctuation quand plus de 32.000 Palestiniens, hommes, femmes et enfants, sont massacrés chaque jour par les bombes, les chars et les tireurs d’élite israéliens, sans parler du manque de nourriture, d’eau, de médicaments, d’électricité, et la liste est longue ? N’avons-nous pas de plus grandes préoccupations que la langue ?

Calligraphie de Hurriya, Liberté

Pourtant, nous devons nous préoccuper des mots. Ce génocide arrive après des décennies d’une campagne de déshumanisation qui commence par des mots (les hommes politiques israéliens qualifient par exemple les Palestiniens d’« animaux humains ») et tous les pièges qui les entourent, comme la ponctuation. La ponctuation est un créateur de sens subtil et un guide visuel qui nous aide à naviguer dans le maquis du texte.

Les points et les tirets ont dramatiquement joué un rôle clé dans l’occupation illégale de la Palestine, mais ils peuvent également contribuer à sa libération. La langue compte, et les détails aussi. Voici pourquoi.

La ponctuation, comme toute chose humaine, a dû être inventée à un moment donné par quelqu’un qui a ressenti la nécessité de diviser le texte en parties gérables, de signaler les relations grammaticales, ainsi que les endroits judicieux où faire une pause et respirer.

Ce n’est pas parce que la nécessité des virgules et des deux-points semble évidente aujourd’hui qu’elle l’a toujours été : l’histoire de la ponctuation dans les langues anciennes et en Occident fut une histoire sinueuse de plusieurs millénaires.

Son homologue dans les langues non occidentales comme l’arabe est décidément plus jeune.

Pendant plus de mille ans, l’arabe s’est associé à deux types de ponctuation : les notes de récitation coranique, ainsi qu’une vaste gamme de symboles idiosyncratiques séparant et décorant le texte, comme une fleur, un œil ou une larme stylisée.

Cette ornementation se contentait de séparer les paragraphes mais ne donnait pas d’indications plus nuancées quant aux relations syntaxiques au sein d’une phrase. Cette ponctuation légère signifiait que l’arabe restait une ressource pour les personnes très instruites, si bien formées qu’elles n’avaient pas besoin de béquilles supplémentaires sous forme de points d’interrogation ou de virgules.

Grâce à leur gamme complète d’aides à la ponctuation destinées aux lecteurs inexpérimentés, les langues européennes semblaient plus accessibles sans une scolarité excessive. À la fin du XIXe siècle, la présence dominante du français dans ses colonies d’Afrique du Nord et au Levant sous influence française a amené les lettrés arabes à s’inquiéter du fait que le discours étranger étouffe l’écriture en arabe.

Ils ont proposé une réforme linguistique, dont la première place était la ponctuation.

En 1893, l’écrivain libanais Zeynab Fawwaz suggérait d’importer ces « signes qui ajoutent un sens caché incommunicable par les mots » dans un article du journal égyptien al-Fata.

La ponctuation était une clé pour percer les précieux mystères du texte. L’ourdou capture parfaitement ce pouvoir magique dans son terme de ponctuation, ramoz-e okaf, « code des signes ».

Après quelques expérimentations avec des marques complètement inédites, des écrivains comme Ahmad Zaki ont simplement importé en gros le répertoire français, retournant la virgule et le point d’interrogation selon le sens de l’écriture arabe de droite à gauche comme ceci : ؟.

Tragiquement, cependant, au moment même où Zaynab Fawwaz et ses collègues cherchaient des moyens de réformer le texte en arabe grâce à la ponctuation dans le but exprès de calmer la vague d’écriture dans les langues européennes, cette même ponctuation est devenue un outil d’oppression coloniale à proximité : en Palestine.

Le colonialisme de peuplement en Palestine a commencé bien avant l’holocauste : tout au long du XIXe siècle, les juifs européens ont fui les persécutions chez eux, prêtant allégeance au projet dirigé par les Britanniques d’un État-nation juif au Moyen-Orient.

Alors que les juifs palestiniens parlaient arabe comme leurs voisins, les colons étrangers sont arrivés avec leur multitude de langues, incapables de communiquer entre eux. La création d’un discours unificateur commun fut au cœur de l’entreprise sioniste, l’hébreu n’étant pas une langue parlée mais réservée au culte, à la littérature et au droit.

Plutôt que l’hébreu biblique, les communautés juives d’Europe centrale et orientale parlaient le yiddish, un mélange d’allemand, de langues slaves et d’hébreu.

Mais le yiddish n’était pas suffisamment élevé pour les premiers sionistes. Il fallait un renouveau de l’hébreu pour transformer une langue restée en sommeil depuis des milliers d’années en une version parlée et écrite moderne contenant des mots comme « journal » ou « voiture ».

Le linguiste Eliezer Ben-Yehuda, qui avait subi de violentes attaques antisémites en Russie, a consacré sa vie à doter l’État sioniste naissant de sa langue nationale.

Il s’est installé en Palestine en 1881, élevant entièrement son fils dans un hébreu encore approximatif ; il en est devenu le premier locuteur natif après des milliers d’années. Ben-Yehuda a inventé des mots, encourageant les journaux et les écoles juives du monde entier à promouvoir sa langue Frankenstein.

Tout comme Zaynab Fawwaz, Ben-Yehuda comprenait que les lecteurs hébreux auraient besoin de points et de tirets pour naviguer dans la complexité de l’écriture. Et, tout comme ses homologues arabes, il a importé en gros la ponctuation des langues européennes.

La différence curieuse – et cruciale – réside cependant dans la façon dont ces marques prouvent à la fois la nature artificielle de l’hébreu et ses origines étrangères : l’arabe et l’hébreu appartiennent à la même famille de langues sémitiques. Ils s’écrivent de droite à gauche et tous deux manquent de système vocalique.

Les locuteurs natifs arabes ont véritablement adapté la ponctuation en inversant le point d’interrogation et la virgule. Les premiers sionistes, cependant, sont restés fidèles à leur langue maternelle, le polonais et l’allemand, permettant aux marques d’être orientées dans le « mauvais » sens jusqu’à aujourd’hui : ?מה שלומך (« Comment vas-tu ? »). Les guillemets sont également restés à la mode allemande jusque dans les années 1970, la paire d’ouverture en bas de la ligne, la paire de fermeture en haut.

Leurs visages tournés vers l’Europe, les signes de ponctuation hébreux sont comme des reliques du colonialisme de peuplement.

Même après plus d’un siècle d’occupation complice, la ponctuation joue toujours un rôle gênant dans la façon dont nous parlons de la Palestine.

La plupart des médias poussent les deux parties dans une proximité textuelle inconfortable en écrivant sur le conflit « israélo-palestinien ». Mais le trait d’union suggère une égalité qui n’est pas justifiée.

Les traits d’union fournissent des ponts, reliant les mots afin de créer un lien intime dû à une attraction inhérente ou souhaitée. Un tel partage de mots devient offensant dans le contexte d’occupation brutale et de colonialisme de peuplement d’Israël qui dure depuis des décennies, lorsque Goliath cherche à exterminer le David.

Le trait d’union falsifie des relations de pouvoir manifestement déséquilibrées, habituant subtilement nos yeux à l’implication que les deux parties sont égales, que l’une fait référence à la même entité neutre, juste sous un nom différent.

Si vous rencontrez cette orthographe assez souvent, vous verrez l’expérience s’infiltrer dans votre subconscient et vous commencerez à y croire.

Au lieu du trait d’union égalisateur, un nombre croissant d’institutions comme la Croix-Rouge ou Human Rights Watch et des magazines critiques du sionisme comme Jewish Currents ont adopté la barre oblique comme signe de ponctuation préféré pour séparer le colonisateur et le colonisé : « Israël/Palestine » remplace la version avec trait d’union afin de souligner la nature distincte des deux tout en faisant allusion à la même situation géographique.

La barre oblique établit une barrière visuelle efficace, non seulement distinguant clairement les colons des autochtones, mais revendiquant également le mur de ségrégation raciale d’Israël en Cisjordanie. Au moins sur la page.

Il n’y a pas de ponctuation innocente. La ponctuation est ce que nous en faisons. Soit elle stimule, soit elle détruit la colonisation.

Le diable, dans ce cas-ci, se cache effectivement dans les détails. Attardons-nous sur les petits caractères. Mettons une barre oblique.

Article original en anglais sur The New Arab / Traduction MR

Le Dr Florence Hazrat est chercheuse en langue et littérature. Elle a publié une biographie du point d’exclamation et rédige une newsletter sur le rôle de la ponctuation dans la vie quotidienne. Suivez-la sur X (Twitter) : @FlorenceHazrat