Génocide à Gaza – Lettre de John J. Mearsheimer

John J. Mearsheimer, 4 janvier, 2024. Je vous écris pour vous signaler un document vraiment important qui devrait être largement diffusé et lu attentivement par tous ceux qui s’intéressent à la guerre de Gaza en cours.

Je me réfère précisément à la « requête » de 84 pages que l’Afrique du Sud a déposée auprès de la Cour internationale de justice (CIJ) le 29 décembre 2023, accusant Israël de commettre un génocide contre les Palestiniens de Gaza (1). Elle soutient que les actions d’Israël depuis le début de la guerre, le 7 octobre 2023, « visent à provoquer la destruction d’une partie substantielle de la population nationale, raciale et ethnique palestinienne […] dans la bande de Gaza (1). Cette accusation s’inscrit clairement dans la définition du génocide de la Convention de Genève, dont Israël est signataire (2). La requête est une excellente description de ce qu’Israël fait à Gaza. Elle est complète, bien écrite, bien argumentée et bien documentée. Elle inclut trois composants principaux.

Premièrement, elle décrit en détail les horreurs que les FDI (ndt : forces armées israéliennes) ont infligées aux Palestiniens depuis le 7 octobre 2023 et explique pourquoi beaucoup plus de morts et de destructions les attendent.

Deuxièmement, le document fournit un ensemble substantiel de preuves montrant que les dirigeants israéliens ont des intentions génocidaires envers les Palestiniens (pages 59-69). En effet, les commentaires des dirigeants israéliens – tous scrupuleusement documentés – sont choquants. On se souvient de la façon dont les nazis parlaient de traiter les Juifs en lisant comment les Israéliens occupant des « postes de la plus haute responsabilité » parlent de traiter les Palestiniens (page 59) En substance, le document soutient que les actions d’Israël à Gaza, combinées aux déclarations d’intention de ses dirigeants, montrent clairement que la politique israélienne est « calculée pour provoquer la destruction physique des Palestiniens à Gaza » (page 39).

Troisièmement, le document va très loin pour replacer la guerre de Gaza dans un contexte historique plus large, en montrant clairement qu’Israël traite les Palestiniens de Gaza comme des animaux en cage depuis de nombreuses années. Il cite de nombreux rapports de l’ONU détaillant le traitement cruel des Palestiniens par Israël. En bref, la requête établit de façon évidente que ce que les Israéliens ont fait à Gaza depuis le 7 octobre est une version exacerbée de ce qu’ils faisaient bien avant le 7 octobre.

Il ne fait aucun doute que bon nombre des faits décrits dans le document sud-africain ont déjà été rapportés dans les médias. Ce qui rend la requête si importante, cependant, c’est qu’elle rassemble tous ces faits en un seul document et fournit une description globale et solidement étayée du génocide israélien. En d’autres termes, elle donne une vue d’ensemble sans négliger les détails.

Sans surprise, le gouvernement israélien a qualifié les accusations de « diffamation du sang » qui « n’a aucun fondement factuel et judiciaire ». De plus, Israël affirme que « l’Afrique du Sud collabore avec un groupe terroriste qui appelle à la destruction de l’État d’Israël » (3). Mais une lecture attentive du document montre clairement que ces affirmations ne repose sur aucun fondement. En fait, il est difficile de voir comment Israël pourra se défendre de façon rationnelle et légale quand la procédure commencera. Après tout, les faits bruts sont difficiles à contester.

Permettez-moi de formuler quelques observations supplémentaires concernant les accusations de l’Afrique du Sud.

Tout d’abord, le document souligne que le génocide est distinct des autres crimes de guerre et crimes contre l’humanité, même s’« il existe souvent un lien étroit entre tous ces actes » (1). Par exemple, cibler une population civile pour aider à gagner une guerre – comme cela s’est produit lorsque la Grande-Bretagne et les États-Unis ont bombardé des villes allemandes et japonaises pendant la Seconde Guerre mondiale – est un crime de guerre, mais pas un génocide. La Grande-Bretagne et les États-Unis n’essayaient pas de détruire « une partie substantielle » ou la totalité des habitants des pays visés. Le nettoyage ethnique sous-tendu par une violence sélective est aussi un crime de guerre, bien qu’il ne s’agisse pas non plus d’un génocide, une action qu’Omer Bartov, le spécialiste de l’Holocauste né en Israël, appelle « le crime de tous les crimes » (4).

Pour mémoire, je pensais qu’Israël était coupable de crimes de guerre graves – mais pas de génocide – au cours des deux premiers mois de la guerre, même s’il y avait de plus en plus de preuves de ce que Bartov a appelé « l’intention génocidaire » de la part des dirigeants israéliens (5). Mais il m’est apparu clairement, après la fin de la trêve du 24 au 30 novembre 2023 et le retour à l’offensive d’Israël, que les dirigeants israéliens cherchaient en fait à détruire physiquement une partie substantielle de la population palestinienne de Gaza.

Deuxièmement, même si la requête sud-africaine se concentre sur Israël, elle a d’énormes implications pour les États-Unis, en particulier pour le président Biden et ses principaux lieutenants. Pourquoi ? Parce qu’il ne fait guère de doute que l’administration Biden est complice du génocide d’Israël, ce qui est également un acte répréhensible selon la Convention sur le génocide. Bien qu’il ait admis qu’Israël était engagé dans des « bombardements aveugles », le président Biden a également déclaré « nous n’allons rien faire d’autre que protéger Israël. Rien du tout » (6). Il a tenu parole, allant jusqu’à contourner le Congrès à deux reprises pour fournir rapidement des armements supplémentaires à Israël. Abstraction faite des implications juridiques de son comportement, le nom de Biden – et celui des Etats-Unis – sera à jamais associé à ce qui est susceptible de devenir l’un des cas d’école de tentative de génocide.

Troisièmement, je n’aurais jamais imaginé voir le jour où Israël, un pays rempli de survivants de l’Holocauste et de leurs descendants, ferait face à une grave accusation de génocide. Quelle que soit l’issue de cette affaire devant la CIJ – et je suis pleinement conscient des manœuvres que les États-Unis et Israël emploieront pour éviter un procès équitable – à l’avenir, Israël sera largement considéré comme le principal responsable de l’un des cas canoniques de génocide.

Quatrièmement, le document sud-africain souligne qu’il n’y a aucune raison de penser que ce génocide va bientôt prendre fin, à moins que la CIJ n’intervienne avec succès. Il cite à deux reprises les mots du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu le 25 décembre 2023 pour insister sur ce point : « Nous ne nous arrêtons pas, nous continuons à nous battre et nous intensifions les combats dans les jours à venir, et ce sera une longue bataille et elle n’est pas près d’être terminée. » (pages 8, 82). Espérons que l’Afrique du Sud et la CIJ  mettront un terme aux combats, mais en dernière analyse, le pouvoir des tribunaux internationaux de contraindre des pays comme Israël et les États-Unis est extrêmement limité.

Enfin, les États-Unis sont une démocratie libérale qui regorge d’intellectuels, de rédacteurs en chef de journaux, de décideurs politiques, d’experts et d’universitaires qui proclament régulièrement leur profond engagement en faveur de la protection des droits de l’homme dans le monde. Ils ont tendance à se faire entendre lorsque des pays commettent des crimes de guerre, en particulier si les États-Unis ou l’un de leurs alliés sont impliqués. Dans le cas du génocide d’Israël, cependant, la plupart des défenseurs des droits de l’homme dans le courant libéral dominant ont peu parlé des actions sauvages d’Israël à Gaza ou de la rhétorique génocidaire de ses dirigeants. Il est à espérer qu’un jour ils expliqueront leur silence troublant. Quoi qu’il en soit, l’histoire ne sera pas tendre avec eux, car ils n’ont pas dit un mot alors que leur pays était complice d’un crime horrible, perpétré au grand jour et à la vue de tous.

1 https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-en.pdf

2 https://www.un.org/en/genocideprevention/documents/atrocity-crimes/Doc.1_Convention%20on%20the%20Prevention%20and%20Punishment%20of%20the%20Crime%20of%20Genocide.pdf

3 https://www.timesofisrael.com/blood-libel-israel-slams-south-africa-for-filing-icj-genocide-motion-over-gaza-war/

4 https://www.nytimes.com/2023/11/10/opinion/israel-gaza-genocide-war.html

5 https://mearsheimer.substack.com/p/death-and-destruction-in-gaza

6 https://www.motherjones.com/politics/2023/12/how-joe-biden-became-americas-top-israel-hawk/

Article original en anglais sur John's substrack / Traduction Chris & Dine

John Mearsheimer, né à New-York (EU), est un spécialiste américain des relations internationales. Il est professeur de relations internationales à l’Université de Chicago. Mearsheimer est très connu pour avoir écrit, avec Stephen Walt, professeur de relations internationales à Harvard, traduit en français Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, Mearsheimer affirme que le lobby israélien exerce une influence disproportionnée sur la politique étrangère américaine.