Gaza – Plainte pour génocide auprès de la CPI : Requête à Mme Satterthwaite, rapporteure spéciale, Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme – HCDH à Genève

Situation en Palestine Paris, le 8 janvier 2024

Madame la Rapporteure Spéciale,

Les avocats soussignés entendent vous saisir des éléments qui suivent.

I – FAITS

1.Le territoire de Gaza, qui relève de la souveraineté de l’Etat de Palestine, est placé sous l’occupation militaire de l’Etat d’Israël depuis 1967, et cet Etat doit dès lors, selon les principes de bases du droit international, la protection à la population civile. Au lieu de cela, il se livre à un blocus, qui est en lui-même un crime de guerre, et à une série d’agressions militaires.

2. Le 5 février 2021, la Cour Pénale Internationale a jugé que la Palestine était un Etat, avec une compétence souveraine sur la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-est, que le gouvernement de cet Etat avait pu transférer une part de sa compétence pénale, pour l’exercer en lien avec les juridictions nationales. La partie israélienne a violemment rejeté la perspective de ce recours en justice, accusant la CPI d’être une juridiction antisémite, et procédant à une réécriture du droit international au service de sa politique de colonisation.

3. Le 7 octobre 2023, plusieurs groupes armés palestiniens menés par le Hamas ont opéré une importante incursion militaire en territoire israélien depuis la bande de Gaza . Plus d’un millier de personnes ont été tuées, dont une grande proportion de civils, pendant qu’environ 250 personnes étaient prises en otage ou comme prisonniers de guerre (une centaine le reste à ce jour), des faits susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre. Le gouvernement israélien a immédiatement riposté par une offensive militaire d’une intensité inédite, qui a notamment pris la forme du siège total de Gaza et de bombardements indiscriminés sur des zones civiles densément peuplées incluant habitations, hôpitaux, écoles, marchés, mosquées et églises. Ces bombardements ont fait plus de 22 000 morts et 57 000 blessés et près de 2 millions de déplacés (UNRWA, 4 janv. 2024). Plus de vingt rapporteurs des Nations Unies ont dénoncé un génocide en cours commis par l’Etat d’Israël contre la population palestinienne.

4. Le 9 octobre 2023, l’armée israélienne a bombardé le bâtiment abritant le siège local de l’association du Barreau pour la Palestine, à Al Rimal dans la banlieue de Gaza City. Cette attaque a rendu le bâtiment inutilisable, et entraîné la destruction de très nombreux documents appartenant aux avocats y compris les archives officielles du barreau.

5. L’Association du Barreau de Palestine est une association démocratique, qui au niveau local regroupe l’ensemble des 2 000 avocats exerçant à Gaza (9 500 au niveau national). Fondée en 1997 par l’Autorité palestinienne, cette association a pour but d’organiser la profession en Palestine, de gérer ses affaires et d’édicter et faire respecter les règles applicables à ses pratiques. Elle promeut l’Etat de droit dans la société palestinienne ainsi que des services juridiques aux personnes ayant de faibles revenus. Il n’y a pas le moindre élément pour démontrer que ce bâtiment civil ait pu être un objectif militaire.

6. Entre le 14 et le 15 novembre 2023, l’armée a bombardé le Conseil législatif palestinien. Il y a lieu de rappeler que les observateurs internationaux avaient salué la régularité des dernières élections générales en Palestine, en 2006, qui avaient vu la victoire du Hamas. Le parlement, qui regroupe la diversité des partis politiques à Gaza, est un objectif politique et non militaire.

7. Le 20 novembre 2023, l’armée israélienne a pris possession du remarquable bâtiment qu’était le Palais de Justice de Gaza, un ensemble de sept étages, inauguré en 2018, équipé pour répondre aux besoins d’une population de 2,3 millions d’habitants. Le 4 décembre 2023, l’armée israélienne a diffusé une vidéo montrant la destruction intégrale du bâtiment, par des mines et des explosifs, et elle s’est félicitée de cette destruction manifestement gratuite puisque le palais de justice, vide, ne pouvait dès lors constituer une cible militaire.

8. Outre ces destructions qui impliquent la mise à néant des moyens d’exercice des avocats et des personnels judiciaires sur le territoire gazaoui, 63 avocats ont été tués dans les bombardements de l’armée israélienne selon l’Association du Barreau de Palestine.

II – LE CONTEXTE JURIDIQUE

9. En 1994, face à l’augmentation des atteintes à l’indépendance des juges, avocats et fonctionnaires de justice, à l’affaiblissement des garanties données au pouvoir judiciaire et aux avocats, et à la gravité et fréquence des violations des droits de l’homme commises à leur encontre, la Commission des droits de l’homme a décidé de nommer un Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats dans sa résolution 1994/41. Ce mandat a été assumé par le Conseil des droits de l’homme (résolution 60/251 de l’Assemblée générale) et a été prolongé d’un an (décision 2006/102 du Conseil des droits de l’homme).

10. Selon la résolution adoptée le 13 juillet 2023 n° 53/12, le Conseil des Droits de l’Homme a renouvelé le mandat de Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats, avec pour motivation : « Convaincu qu’un pouvoir judiciaire indépendant et impartial, un barreau indépendant, un ministère public objectif et impartial capable d’exercer ses fonctions comme il se doit, et un système judiciaire intègre sont des conditions indispensables à la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales, au respect de l’état de droit et à la tenue de procès équitables exempts de discrimination ; Condamnant les atteintes de plus en plus fréquentes à l’indépendance des juges, des avocats, des procureurs et des fonctionnaires de justice, en particulier les menaces, les intimidations et les ingérences que ceux-ci subissent dans l’exercice de leurs fonctions […] ».

11. Dans votre rapport A/78/171 du 13 juillet 2023, « L’accès à la justice pour toutes et pour tous, promesse de la démarginalisation par le droit », vous écrivez : « Le droit des droits humains garantit l’accès à des systèmes juridiques indépendants et impartiaux qui répondent aux besoins des personnes en matière de justice. Mais les systèmes juridiques sont en faillite s’ils ne sont pas assez efficaces pour juguler les abus et régler les problèmes, si les personnes ne peuvent pas accéder aux institutions juridiques dans des conditions d’égalité et si les communautés se sentent aliénées et privées de leurs droits. On estime que 5,1 milliards de personnes, soit les deux tiers de la population mondiale, n’ont pas un accès effectif à la justice. Derrière cette statistique se cachent des vies perdues, des rêves brisés et des conflits déclenchés ».

12. La mission du Rapporteur Spécial n’est pas de nature pénale, mais il est pertinent de faire référence aux qualifications pénales du statut de la CPI qui définissent le droit actuel, et qui comprend notamment les incriminations suivantes, précisées dans les documents officiels de l’Assemblée des Etats Parties (Eléments des crimes) :

13. Article 8 2) b) ii) Attaque contre des biens de caractère civil :

« 1. L’auteur a dirigé une attaque.

2. L’objectif de l’attaque était des biens de caractère civil, c’est-à-dire des biens qui ne sont pas des objectifs militaires.

3. L’auteur entendait prendre pour cible de son attaque des biens de caractère civil.

4. Le comportement a eu lieu dans le contexte de et était associé à un conflit armé international.

5. L’auteur avait connaissance des circonstances de fait établissant l’existence d’un conflit armé ».

14. Article 8 2) a) vi) Violation du droit à un procès équitable :

« 1. L’auteur a dénié à une ou plusieurs personnes le droit d’être jugées régulièrement et impartialement en leur refusant les garanties judiciaires définies, en particulier, dans les troisième et quatrième Conventions de Genève de 1949.

2. Ladite ou lesdites personnes étaient protégées par une ou plusieurs des Conventions de Genève de 1949.

3. L’auteur avait connaissance des circonstances de fait établissant ce statut de personne protégée.

4. Le comportement a eu lieu dans le contexte de et était associé à un conflit armé international.

5. L’auteur avait connaissance des circonstances de fait établissant l’existence d’un conflit armé ».

15. L’article 6 du Statut de Rome définit le crime de génocide :

« Aux fins du présent Statut, on entend par crime de génocide l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe ;

b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

III – DISCUSSION

16. Les trois attaques opérées par l’armée israélienne, sous commandement gouvernemental direct, contre la maison des avocats, le parlement et le tribunal, visent à détruire les bases d’une société fondée sur le droit. Ce n’est plus même une société dans laquelle l’indépendance des juges et des avocats est menacée : c’est une société de l’interdit juridique, où la justice et sa mémoire ont été prises pour cibles par l’armée israélienne aux plans humains, matériels et symboliques. Cette approche est en lien avec la déclaration du ministre de la Défense selon laquelle les Palestiniens ne sont pas des êtres humains (« Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence. (…) Nous éliminerons tout – ils le regretteront », Yoav Gallant, 10 octobre 2023). Elle rejoint également les propos du Premier ministre Benjamin Netanyahu qui a déclaré que « l’ennemi (paierait) un prix sans précédent » et laisserait le territoire « en ruine » (9 octobre 2023).

17. Pour la destruction de ces bâtiments, qui incarnent l’Etat de droit, les responsables politiques n’ont même pas pris la peine de développer leur propagande rituelle du prétexte du terrorisme et de supposées cibles militaires. Les biens ont été détruits car ils représentent la justice et l’Etat de droit en Palestine. Les archives contenues au sein du barreau comme du palais de justice sont notamment celles de conflits qui ont été résolus par le droit. C’est aussi cette mémoire d’une justice légale en construction que l’armée israélienne a cherché à réduire à néant. Tout ce qui permet l’implantation du droit sur le sol palestinien est vécu comme une menace redoutable de la part d’une puissance militaire occupante qui n’agit que par la violation du droit international et sa sœur, son ancestrale impunité.

18. L’Association du barreau de Palestine a immédiatement réagi à la destruction de son siège à Gaza en ces termes : « cette attaque constitue un acte délibéré visant à réduire au silence et terroriser les avocats pour les dissuader de jouer leur rôle de défense des droits du peuple palestinien de résister à l’oppression, à la colonisation et à l’apartheid par tous les moyens disponibles, et de promotion de ces droits tels qu’ils sont reconnus par le droit international, y compris le droit des droits humains, le droit international humanitaire, et le droit pénal international » (communiqué du 12 octobre 2023).

19. Dans la conscience palestinienne, ces destructions auront l’effet inverse de celui escompté : les étudiants vont se presser d’autant plus nombreux dans la faculté de droit de Gaza, car la puissance occupante vient de démontrer que la loi et la justice étaient ses périls.

20. Les juristes professionnels à Gaza ont fait, dans des conditions bien difficiles, de grands progrès pour être en mesure de rendre justice en Palestine, y compris pour les crimes commis par la puissance militaire occupante, ce en lien avec la CPI. Aussi, la destruction des bâtiments du droit et de la justice porte une atteinte grave au droit au procès équitable.

21. La destruction d’archives, dépositaires d’histoires individuelles et collectives, s’inscrit dans la destruction de l’héritage culturel d’une population et a pour conséquence, sinon pour objectif, d’effacer la mémoire, le savoir construit et acquis et les accomplissements du groupe national, ethnique, racial ou religieux considéré, et donc d’éliminer son identité et son existence. En ce sens, elle fait partie intégrante du crime de génocide .

IV – LES DEMANDES

22. C’est dans ces conditions qu’à la suite de l’Association du barreau de Palestine, les avocats soussignés vous demandent de vous saisir de ces faits, et d’user des pouvoirs que vous donne la mission qui vous a été confiée pour faire entendre vos analyses et conclusions, auprès de toutes les autorités, y compris le procureur de la Cour Pénale Internationale. En effet, la destruction de l’idée de droit et de justice est l’un des éléments matériels du génocide par destruction des conditions d’existence du groupe que sont les Palestiniens de Gaza.

23. Par ailleurs, les avocats soussignés sont atterrés par le silence des grandes institutions nationales et européennes. La coopération internationale des Barreaux, qui est une réalité forte, a sombré face à ces faits d’une exceptionnelle gravité. Cela procède d’une intégration du double standard qui signifie, in fine, que le principe d’égalité est à proclamer, mais qu’il est vain de vouloir le rendre effectif. C’est pour nous une donnée inacceptable, qui mérite un sérieux travail d’analyse, et nous serions particulièrement honorés de pouvoir aborder avec vous ces questions, lors d’un prochain passage en France.

Avec nos toutes meilleures salutations.

A Paris, le 8 janvier 2024

Auteurs :

Maître Gilles DEVERS, Avocat au Barreau de Lyon

Maître Clara GANDIN, Avocate au Barreau de Paris

Destinataire :

Ms Margaret SATTERTHWAITE

HCDH-ONUG

8-14 Avenue de la Paix

1211 Genève 10, Suisse

Cette requête demeure ouverte à la signature d’avocat.e.s et autres praticiens du droit et des universitaires exerçant en France et dans le monde. Le soutien exprimé à cette requête soumise à la Rapporteure Spéciale par les personnes listées ci-dessous est celui des signataires et ne saurait refléter l’opinion ou la position officielle de leurs employeurs, leurs associé.e.s, des cabinets d’avocats ou des organisations dont ils sont membres, dans lesquels ils exercent ou qu’ils représenteraient.