Chemin de fer de la résistance : un grand projet pour relier l’Iran, l’Irak et la Syrie

Mohamad Hasan Sweidan / The Cradle. Sir Halford John Mackinder, l’un des théoriciens britanniques les plus éminents dans le domaine de la géopolitique, discute de l’importance de la connectivité terrestre entre les nations dans son essai de 1904 intitulé Le Pivot géographique de l’Histoire (The Geographical Pivot of History).

En plus de présenter sa remarquable théorie de la Région centrale (Heartland), Mackinder a argumenté que les progrès de la technologie des transports, tels que le développement des chemins de fer, ont modifié l’équilibre des pouvoirs dans la politique internationale en permettant à un État ou à un groupe d’États puissants d’étendre son influence le long des voies de transport.

La création de blocs, comme l’UE ou les BRICS, par exemple, vise à améliorer la communication entre les États membres. Cet objectif a des implications positives pour l’économie et contribue à réduire le risque de tensions entre eux.

Le coût de ces tensions a considérablement augmenté, compte tenu des avantages croissants et des intérêts communs obtenus grâce au renforcement des liens entre les nations. Par conséquent, le renforcement des connexions au sein d’une région spécifique a un impact positif sur l’ensemble de la zone.

Ainsi, tout projet d’infrastructure entre pays ne peut être envisagé uniquement d’un point de vue économique ; il faut également souligner ses effets géopolitiques.

L’Asie de l’Ouest reliée par chemin de fer

En juillet 2018, Saeed Rasouli, chef des chemins de fer de la République islamique d’Iran (RAI), a annoncé l’intention du pays de construire une ligne ferroviaire reliant le golfe Persique à la mer Méditerranée, la liaison ferroviaire Iran-Irak-Syrie. Ce projet ambitieux s’étendra de Bassora, dans le sud de l’Irak, à Albu Kamal, à la frontière irako-syrienne, puis jusqu’à Deir Ezzor, dans le nord-est de la Syrie.

Sans aucun doute, il renforce la communication entre les pays d’Asie occidentale et augmente la nécessité pour d’autres puissances de collaborer avec cette région importante, qui est stratégiquement située dans certaines parties de la Région centrale (Heartland) de Mackinder et du Croissant intérieur (Rimland) de Nicholas Spykman en Eurasie.

De plus, conformément à la proposition de Mackinder, on peut affirmer que ce projet ferroviaire revêt une importance géopolitique pour les trois pays concernés – l’Iran, l’Irak et la Syrie – et pour l’Asie occidentale dans son ensemble.

Le concept d’une liaison ferroviaire entre l’Iran et l’Irak est apparu il y a plus d’une décennie. En 2011, l’Iran a terminé les 17 kilomètres de la ligne Khorramshahr-Shalamjah, concue pour relier les chemins de fer iraniens à la ville de Bassorah. Par la suite, en 2014, un protocole d’accord (MoU) a été signé entre Téhéran et Bagdad pour construire la ligne Shalamjah-Basra.

Conformément à l’accord, l’Iran était responsable de la conception et de la construction d’un pont sur la rivière Arvand, tandis que la partie irakienne s’est engagée à construire une ligne de chemin de fer de 32 kilomètres de la frontière de Shalamjah à la gare de Bassorah sur le territoire irakien.

Destination finale : la Syrie

Le 14 août 2018, l’Iran a annoncé son intention de prolonger le chemin de fer, de son territoire à la Syrie, avec la participation de l’Irak. Cette décision veut contrer les sanctions occidentales et renforcer la coopération économique.

Le projet ferroviaire commence au port Imam Khomeiny sur le golfe Persique, situé dans la province du Khouzistan, au sud-ouest de l’Iran, jusqu’au point de passage de Shalamjah à la frontière irakienne. De là, le chemin de fer traverse la province irakienne de Bassora, traverse Albu Kamal à la frontière syrienne et se termine au port méditerranéen de Lattaquié.

Des sources officielles iraniennes ont déclaré que ce chemin de fer contribuerait aux efforts de reconstruction de la Syrie, renforcerait le secteur des transports et faciliterait le tourisme religieux entre l’Iran, l’Irak et la Syrie. L’Iran supporterait les coûts du projet sur son propre territoire, tandis que l’Irak participerait jusqu’à la frontière syrienne.

Lors de la visite de l’ancien président iranien Hassan Rohani en Irak en mars 2019, un protocole d’accord sur le projet a été signé entre Téhéran et Bagdad. Cependant, malgré les accords, la partie irakienne a été confrontée à des difficultés économiques et à un manque de fonds, ce qui a entraîné un retard dans la construction du chemin de fer.

Trois sections

Le projet ferroviaire peut être divisé en trois sections : la première section relie le port Imam Khomeiny au passage de Shalamjah à la frontière irakienne. Selon le ministre iranien des Routes et du Développement urbain, Mehrdad Bazrpash, la ligne de chemin de fer en Iran est terminée et a atteint le point frontière zéro.

Le deuxième tronçon reliera le passage de Shalamjah à Bassorah dans le sud de l’Irak, puis s’étendra jusqu’à Bagdad, la province d’Anbar et enfin la frontière syrienne. Le financement de cette section, selon l’accord, relève de la responsabilité du gouvernement irakien. Le début de cette phase est attendu prochainement.

La troisième section, en Syrie, comprend deux routes : la route du nord s’étend entre al-Qaim en Irak et Albu Kamal en Syrie, puis se dirige vers l’ouest en direction du port syrien de Lattaquié. La route du sud va du point de passage d’al-Qaim à la frontière irako-syrienne à Damas via Homs.

Il convient de noter que bien que la route la plus courte vers Damas passe par al-Tanf, en raison de la présence illégale des forces d’occupation américaines là-bas, le couloir plus long Homs-Damas a été adopté. Cela assure également le passage des chemins de fer à travers un plus grand nombre de villes syriennes.

Importance économique

Bien que la ligne ferroviaire entre l’Iran et l’Irak ne s’étendra que sur 32 km et coûtera environ 120 millions de dollars, répartis également, son importance s’étend bien au-delà de sa longueur. Il servira de seule connexion ferroviaire entre les deux pays et jouera un rôle crucial dans l’amélioration de la communication dans toute la région en reliant les lignes chinoises de l’Initiative ceinture et route (BRI) à l’Irak via l’Iran.

Une fois achevé, le projet permettra à l’Irak de se connecter facilement au vaste réseau ferroviaire iranien, qui s’étend jusqu’à la frontière orientale de l’Iran. Ce lien ouvrira des voies permettant à Bagdad de se connecter avec l’Afghanistan, le Pakistan, la Chine, le Caucase, l’Asie centrale et l’Extrême-Orient.

De plus, à l’avenir, le projet positionne l’Irak comme une voie de transit pour le commerce entre les pays arabes de la région du golfe Persique et l’Asie centrale, ainsi que la Russie. Incidemment, l’Iran et la Russie viennent de signer un accord pour établir une ligne de chemin de fer reliant les villes iraniennes d’Astara à Rasht, dans le cadre du corridor de transport international Nord-Sud (INSTC).

La ligne contribue également à la promotion du tourisme religieux entre les trois pays, qui abritent plusieurs sanctuaires chiites importants. En septembre 2022, plus de 21 millions de personnes du monde entier, dont 3 millions d’Iraniens, se sont rendues en Irak pour le pèlerinage annuel d’Arbaeen dans la ville sainte de Kerbala. Ce chiffre est susceptible d’augmenter de manière significative avec une liaison ferroviaire, entraînant une augmentation des revenus pour le Trésor irakien.

En outre, le projet sert à contourner les sanctions occidentales et les pressions extérieures sur les trois pays, en particulier l’Iran et la Syrie. Il renforce l’indépendance de ces nations et réduit la probabilité que des puissances étrangères interfèrent dans les relations économiques des pays du projet.

Obstacles à la mise en œuvre du projet

Malgré les accords signés, le projet ferroviaire Téhéran-Bagdad-Damas a fait face à des réactions mitigées en Irak et à un manque d’enthousiasme pour faire avancer la liaison ferroviaire. Le mois dernier seulement, le ministère des Transports a publié une clarification concernant sa liaison ferroviaire avec l’Iran, soulignant que le projet est lié au « transport de passagers uniquement ».

Les hommes politiques irakiens ont exprimé leur inquiétude quant au fait que la liaison ferroviaire avec l’Iran pourrait entraver le Projet de Canal sec de leur pays, qui vise à relier le port de Faw dans la province de Bassorah aux frontières turque et syrienne.

Ils pensent que le port de Faw est stratégiquement positionné comme le point le plus proche pour le fret maritime vers l’Europe, apportant potentiellement des avantages économiques et des opportunités d’emploi. Ces inquiétudes découlent de la crainte que le port Imam Khomeini en Iran puisse gagner en importance, diminuant l’importance du port de Faw.

Mais les préoccupations irakiennes présentent en fait une opportunité de relier l’Iran au Canal sec, ce qui renforce l’importance stratégique des deux projets et la position de l’Irak en tant que plaque tournante commerciale régionale. Dans un proche avenir, la communication et la coopération entre ces voisins seront cruciales pour contrecarrer les initiatives extérieures visant à entraver l’interdépendance économique des trois pays.

Un parcours prometteur

Le projet de liaison ferroviaire tripartite revêt une immense importance car il relie ces pays au sein d’un réseau plus vaste, ressemblant à l’historique route de la soie qui a facilité le commerce entre l’est et l’ouest pendant des siècles.

Le projet ferroviaire a la capacité d’initier une transformation majeure en Asie occidentale s’il se concrétise et s’étend plus loin, dans des pays comme l’Arabie saoudite, la Jordanie et le Liban.

Leur participation réduirait non seulement les tensions entre les États régionaux, mais produirait également des résultats économiques positifs et renforcerait le tourisme, en particulier le tourisme religieux, et favoriserait le renforcement des liens interrégionaux.

En connectant des acteurs clés dans une région géopolitiquement stratégique, la liaison ferroviaire Téhéran-Bagdad-Damas a le potentiel de jeter les bases d’un nouveau paradigme ouest-asiatique qui favorise la connectivité, la stabilité et la prospérité.

Comme le montrent les récents accords de rapprochement Iran-Arabie saoudite et Syrie-Arabie saoudite, la région est dans un esprit de collaboration ; elle recherche activement le développement économique plutôt que le conflit. Avec la Chine et la Russie – deux puissances à l’avant-garde des plus grands projets d’interconnexion d’Eurasie (BRI et INSTC) – qui négocient et ont un impact sur bon nombre de ces initiatives diplomatiques, attendez-vous à ce que les chemins de fer, les routes et les voies navigables commencent à relier des pays qui sont en désaccord depuis des décennies.

Article original en anglais publié sur The Cradle le 19 mars 2023 / Traduction MR

A propos de l’auteur : Mohamed Sweidan est chercheur en études stratégiques, écrivain pour différentes plateformes médiatiques et auteur de plusieurs études dans le domaine des relations internationales. Mohamed se concentre principalement sur les affaires russes, la politique turque et la relation entre la sécurité énergétique et la géopolitique. Son compte X : @mhmdsweidan