Partager la publication "Quand le sionisme se divise : Israël et l’avertissement de l’histoire coloniale"
David Hearst, 26 janvier 2023. Lors de sa campagne électorale, l’homme politique israélien d’extrême-droite Itamar Ben Gvir, leader du parti Pouvoir juif, a posé une question à laquelle l’establishment politique israélien de l’époque n’avait pas de réponse : « Qui est aux commandes ? »
Il s’agissait d’une raillerie qui puisait dans le profond sentiment que les juifs avaient perdu le contrôle des Palestiniens vivant dans leur État. Mais quelques semaines après la dernière réincarnation de Benjamin Netanyahou à la tête du gouvernement le plus extrême de l’histoire d’Israël, des millions d’Israéliens se posent une question similaire : qui est aux commandes ?Un ministre de la Justice qui prévoit de neutraliser l’autorité et l’indépendance de la justice ? Un ministre des Finances qui remet en question le droit des immigrants russes à être considérés comme juifs ? Un ministre de la Sécurité nationale dont le premier geste a été de prendre d’assaut la mosquée Al-Aqsa ?
En vérité, les manifestations de masse ne concernent que la première des trois questions, bien que la question de l’identité russe soit assez explosive – Bezalel Smotrich l’a qualifiée de bombe à retardement juive.
Les Palestiniens sont une fois de plus exclus par la révolte sioniste libérale. Après l’apparition de quelques drapeaux palestiniens parmi la mer de drapeaux bleus et blancs lors des premières manifestations de masse, les organisateurs se sont empressés de renoncer à une présence palestinienne. Néanmoins, les sionistes libéraux ont eu un aperçu de ce que c’était que d’être Palestinien aux mains de la nouvelle élite – le mouvement nationaliste religieux des colons.
Il est vrai que la bataille est présentée comme un combat pour la démocratie contre les fascistes. Elle ne se transforme pas, du moins pas encore, en un débat sur la cruauté quotidienne et le coût humain du maintien du projet sioniste lui-même. Mais ces questions ne se trouvent pas loin sous la surface.
Lisez ce commentaire publié par Yedioth Ahranoth, un journal centriste qui a été fidèle à la ligne officielle israélienne sur l’occupation. « La vérité qui dérange est qu’il ne peut y avoir de démocratie en même temps qu’une occupation ; il ne peut y avoir de démocratie dans un pays dont la politique économique permet aux forts de faire un bond en avant tandis que les faibles sont laissés pour compte ; et il ne peut y avoir de démocratie dans un endroit où les Arabes sont tenus à l’écart de la scène. »
Quiconque ne parvient pas à aborder ces questions de manière claire et cohérente échouera également dans son effort tout à fait justifié pour arrêter une partie du processus. La vérité dérangeante est que quiconque veut faire descendre un million de personnes dans les rues pour secouer le pays en réponse au plan de Levin ne peut pas balbutier des platitudes sur la « réduction du conflit » et sur le fait d’être « ni de droite ni de gauche ».
Une relation complexe
La relation entre le courant dominant du sionisme et le mouvement des colons a toujours été plus complexe et plus nuancée que son image habituelle de division entre le centre et l’extrême-droite. Et lorsque le centre est aux commandes, il ne se contente pas de détourner le regard. Loin de là.
Les colonies se sont multipliées sous les gouvernements travaillistes. Exprimer l’horreur que des gens comme Ben Gvir soient chargés de gouverner la Cisjordanie occupée revient à ignorer le sang palestinien sur les mains de l’ancien Premier ministre Yair Lapid.
L’année dernière a été la plus sanglante depuis la seconde Intifada avec 220 morts dont 48 enfants.
Dénoncer les attaques contre les juges israéliens « de gauche », c’est oublier que les attaques des colons sont restées impunies – et sont encore très largement sous-punies dans le rare cas d’une condamnation. Jusqu’à présent, la relation entre le sionisme libéral et le terrorisme juif a été symbiotique, tant avant qu’après l’assassinat d’Yitzhak Rabin en 1995.
Cela ressort clairement du témoignage des chefs successifs du Shin Bet. Lorsque le service de sécurité intérieure a arrêté des terroristes en train de poser des bombes au semtex dans des bus palestiniens, ce qui aurait entraîné des morts en masse, il est également tombé sur des plans visant à faire sauter la mosquée Al-Aqsa.
Carmi Gillon, chef du Shin Bet de 1994 à 1996, interviewé dans le documentaire The Gatekeepers, a déclaré : « Après que nous ayons révélé le réseau clandestin juif, le Premier ministre Shamir a appelé mon unité « le diamant dans la couronne ». Nous avons reçu des compliments et du soutien de partout. Le lobbying a commencé en leur faveur. Ils ont été jugés. Trois d’entre eux ont été condamnés à la prison à vie, d’autres à des peines différentes. Ils sont tous sortis de prison très rapidement. Ils sont rentrés chez eux comme si de rien n’était. Ils sont retournés à leurs postes précédents, certains même à des postes plus élevés. L’ensemble de l’Underground a été libéré par la Knesset. La loi de clémence pour le Jewish Underground est signée par Yitzhak Shamir en tant que Premier ministre d’Israël. Ce n’était pas seulement quelques membres de l’opposition. »
Pour le Shin Bet, l’assassinat de Rabin était un accident de voiture au ralenti. C’est là que Ben Gvir a fait sa première apparition. Il est apparu à la télévision en brandissant un ornement de capot de Cadillac qui avait été volé dans la voiture de Rabin : « Nous avons eu sa voiture, et nous l’aurons aussi. »
Yaakov Peri, chef du Shin Bet de 1988 à 1994, a déclaré que l’assassinat de Rabin a changé tout son monde : « J’ai soudain vu un Israël différent. Je n’avais pas conscience de l’amplitude des abîmes et de la haine qui nous séparaient. Comment voyons-nous notre avenir ? Qu’avons-nous en commun ? Pourquoi sommes-nous venus ici ? Que voulons-nous devenir ? Tout cela allait de soi et tout s’est écroulé ».
Il y a un sentiment d’amertume dans les six entretiens avec les chefs du Shin Bet. Ils ne se sentent pas seulement abandonnés par les gouvernements successifs. Ils se sentent trahis et le disent ouvertement. En 1996, lorsque Yigal Amir, l’assassin de Rabin, a été condamné, 10 % des Israéliens ont déclaré qu’il devait être libéré ; en 2006, ce soutien était passé à 30 %.
Mais cette relation n’est plus symbiotique. La montée en puissance de Ben Gvir et Smotrich n’est pas un caprice de la nature, un accident de la politique. Ce n’est pas Trump. Ce n’est pas non plus une insurrection du 6 janvier.
La confrontation entre les troupes de choc du projet sioniste de créer un État juif du fleuve à la mer et le courant sioniste dominant, tant en Israël qu’à l’étranger, est inhérente et tapie en arrière-plan depuis la création de l’État d’Israël lui-même.
Il existe depuis que Rabin, en tant que commandant de l’armée israélienne nouvellement formée, a ordonné à ses troupes d’ouvrir le feu sur un cargo déchargeant des armes pour l’Irgoun, tuant 16 combattants. Un futur Premier ministre, Menachem Begin, a été ramené à terre blessé.
Cette scission a été balayée sous le tapis tant de fois. Aujourd’hui, elle éclate au grand jour.
Le modèle algérien
S’il existe un parallèle historique à la scission qui fissure le sionisme, ce n’est pas l’Afrique du Sud mais l’Algérie.
Les colons français, connus sous le nom de « pieds-noirs », étaient présents en Algérie depuis le 19e siècle. Le pays était traité comme une extension de la métropole, plutôt que comme une colonie en Afrique. « Alger fait autant partie de la France que la Provence », disait-on.
Dès le départ, les « colons » font partie intégrante du projet colonial français. Le maréchal Thomas-Robert Bugeaud, gouverneur général de l’Algérie, proclame devant l’Assemblée nationale française en 1840 : « Partout où (en Algérie) il y a des eaux douces et des terres fertiles, c’est là que l’on doit implanter des colons, sans se préoccuper de savoir à qui appartiennent ces terres. »
Les premiers remous d’après-guerre des demandes algériennes d’égalité de citoyenneté ont été traités avec des tentatives de réforme. Paris accorda la citoyenneté à 60.000 personnes sur une base dite « méritoire » et créa en 1947 un parlement avec une chambre pour les pieds-noirs et une autre pour les Algériens. Toutefois, le vote du pied-noir était considéré comme sept fois plus précieux que celui d’un Algérien.
Quatre ans après le début d’une guerre d’indépendance brutale dont la France continue, à ce jour, à sous-estimer le nombre de morts (l’Algérie affirme que 1,5 million de personnes sont mortes, tandis que la France affirme que 400.000 personnes des deux camps ont été tuées), les pieds-noirs bénéficient de la sympathie et du soutien de l’armée et des services de sécurité français.
Dans son livre Leadership, Henry Kissinger consacre un chapitre au général Charles De Gaulle, qu’il considère comme l’un des six grands dirigeants qu’il a côtoyés au cours de sa carrière de diplomate, ce qui est instructif pour cette époque.
Les relations de De Gaulle avec les colons sont passées d’un discours dans lequel il leur disait « Je vous ai compris » à la cible de leur campagne terroriste en France même. L’opinion publique française a alors changé et la France s’est retourné contre les colons. Le tournant a été la mutilation d’une fillette de quatre ans dans l’explosion d’une bombe à Paris en 1962.
Avant cela, l’Organisation armée secrète (OAS) bénéficiait du soutien de 80 députés à l’Assemblée nationale.
Il s’ensuit une manifestation contre l’OAS, que la police réprime en faisant huit morts. Des centaines de milliers de personnes assistent à leurs funérailles et un cessez-le-feu entre la France et le Front de libération nationale (FLN) transforme un combat à trois en un combat à deux que l’OAS est condamnée à perdre.
Il y a bien sûr autant de différences que de similitudes entre les pieds-noirs et les colons juifs. La religion ne joue pas un rôle déterminant dans le projet français. Il n’y avait pas eu de massacre à l’échelle industrielle des Français en Europe pour justifier la création de cette colonie.
Cependant, le point critique de la comparaison reste vrai. Lorsque l’OAS s’est retournée contre elle-même, tout le projet s’est effondré. Un autre point qui est vital pour les Palestiniens : ni la résistance algérienne, ni d’ailleurs la résistance sud-africaine n’ont gagné militairement. Elles étaient toutes deux totalement dépassées. Dans les deux cas, c’est la persévérance, le refus d’abandonner qui ont permis de gagner le combat.
Personne ne dit, et surtout pas moi, qu’Israël est sur le point de s’effondrer comme l’a fait le régime français en Algérie. Mais les premières fissures majeures dans le projet sioniste apparaissent.
Premières fissures
Depuis son arrivée au pouvoir il y a quelques semaines, Ben Gvir a fait plus pour délégitimer Israël que des années de campagne du mouvement BDS. D’anciens piliers du soutien juif new-yorkais à Israël publient des déclarations suppliant Netanyahou de changer de cap.
Eric Goldstein, le chef de la plus grande fédération juive d’Amérique du Nord, a « respectueusement imploré » Netanyahou de tenir ses promesses antérieures de bloquer les lois qui menacent l’indépendance du système judiciaire israélien.
Les fédérations juives ne font presque jamais de telles déclarations publiques pour la simple raison que le secteur des services sociaux israéliens est l’un de leurs plus grands bénéficiaires.
Bien sûr, Netanyahou fera tout ce qui est en son pouvoir pour jouer la carte internationale. C’est ce qu’il a fait en Jordanie, en déclarant que le statu quo à Al-Aqsa ne changera pas. C’est déjà le cas, comme le sait parfaitement le gardien des lieux saints de Jérusalem, le Waqf, géré par la Jordanie.
Mais avec Ben Gvir et Smotrich, Netanyahou est confronté à une forme différente de partenaire de coalition. Ces rottweilers de la droite religieuse nationale ne font pas seulement partie de l’actuel montage politique bancal d’un politicien, Netanyahou, qui a largement dépassé sa date limite de vente. Ils sont la forme du futur leadership d’Israël.
Cela devrait être le signal d’alarme pour chaque Israélien juif qui n’a pas de passeport européen et qui ne se réjouit pas de la perspective d’une guerre totale avec 1,6 milliard de musulmans dans le monde, que le mouvement religieux national semble vouloir déclencher.
Ils devraient penser à aborder l’avenir avec les Palestiniens sur un pied d’égalité, tant que le conflit est encore fondé sur la terre et la nationalité, et non sur la religion. Il n’y a qu’un temps limité pour le faire.
Gillon a dit dans The Gatekeepers : « Le projet était de faire exploser le Dôme du Rocher et le résultat conduirait – même aujourd’hui – à une guerre totale de tous les États islamiques, pas seulement l’Iran, l’Indonésie aussi. »
S’il avait raison il y a 11 ans lorsque cette interview a été enregistrée, il a encore plus raison aujourd’hui. Avec le mouvement religieux national aux commandes, la prédiction d’Ami Ayalon est prémonitoire : « Nous gagnons toutes les batailles mais nous perdons la guerre. »
C’est arrivé en Algérie. C’est arrivé en Afrique du Sud. Cela arrivera aussi en Israël.
Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR
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