Le règne des idiots

Dans les derniers jours de tous les empires, les idiots prennent le pouvoir. Ils reflètent la stupidité collective d’une civilisation qui s’est détachée de la réalité.

Chris Hedges, 6 juin 2025. – Les derniers jours des empires mourants sont dominés par les idiots. Les dynasties romaine, maya, française, habsbourgeoise, ottomane, romanoff, iranienne et soviétique se sont effondrées sous la stupidité de leurs dirigeants décadents qui se sont absentés de la réalité, ont pillé leurs nations et se sont retranchés dans des chambres d’écho d’où ils ne pouvaient plus distinguer entre réalité et fiction.

Théâtre de marionnettes de l’absurde – par M. Fish

Donald Trump et les bouffons flagorneurs de son administration sont des versions modernisées des règnes de l’empereur romain Néron, qui a consacré d’importantes dépenses publiques à l’acquisition de pouvoirs magiques ; de l’empereur chinois Qin Shi Huang, qui a financé des expéditions répétées sur une île mythique d’immortels pour en rapporter une potion qui lui donnerait la vie éternelle ; et d’une cour tsariste irresponsable qui consultait les cartes de tarot et assistait à des séances de spiritisme alors que la Russie était décimée par une guerre qui a fait plus de deux millions de victimes et que la révolution couvait dans les rues.

Dans « Hitler et les Allemands », le philosophe politique Eric Voegelin rejette l’idée qu’Hitler – doué pour l’oratoire et l’opportunisme politique, mais peu instruit et vulgaire – ait fasciné et séduit le peuple allemand. Les Allemands, écrit-il, ont soutenu Hitler et les « figures grotesques et marginales » qui l’entouraient parce qu’ils incarnaient les pathologies d’une société malade, en proie à l’effondrement économique et au désespoir. Voegelin définit la stupidité comme une « perte de réalité ». La perte de réalité signifie qu’une personne « stupide » ne peut pas « orienter correctement son action dans le monde dans lequel elle vit ». Le démagogue, qui est toujours un idiot, n’est pas un phénomène ou une mutation sociale. Le démagogue exprime l’esprit du temps de la société, son éloignement collectif d’un monde rationnel de faits vérifiables.

Ces idiots, qui promettent de reconquérir la gloire et le pouvoir perdus, ne créent pas. Ils ne font que détruire. Ils accélèrent l’effondrement. Limités dans leurs capacités intellectuelles, dépourvus de toute boussole morale, grossièrement incompétents et remplis de rage contre les élites établies qu’ils considèrent comme les ayant méprisés et rejetés, ils transforment le monde en un terrain de jeu pour escrocs, magouilleurs et mégalomanes. Ils font la guerre aux universités, bannissent la recherche scientifique, colportent des théories charlatanesques sur les vaccins comme prétexte pour étendre la surveillance de masse et le partage des données (1), privent les résidents légaux de leurs droits et donnent du pouvoir à des armées de voyous, ce qu’est devenu l’Immigration and Customs Enforcement (ICE) des États-Unis, pour semer la peur et garantir la passivité. La réalité, qu’il s’agisse de la crise climatique ou de la paupérisation de la classe ouvrière, n’empiète pas sur leurs fantasmes. Plus la situation empire, plus ils deviennent idiots.

Hannah Arendt impute à cette « inconscience » collective la responsabilité d’une société qui embrasse volontairement le mal radical. Cherchant désespérément à échapper à la stagnation, où eux et leurs enfants sont pris au piège, désespérés et sans espoir, une population trahie est conditionnée à exploiter tout son entourage dans une course effrénée pour progresser. Les gens sont des objets à manipuler, reflétant la cruauté infligée par la classe dirigeante.

Une société bouleversée par le désordre et le chaos, comme le souligne Voegelin, célèbre les dégénérés moraux, les rusés, les manipulateurs, les fourbes et les violents. Dans une société ouverte et démocratique, ces attributs sont méprisés et criminalisés. Ceux qui les affichent sont condamnés comme stupides ; « un homme [ou une femme] qui se comporte de cette manière », note Voegelin, « sera socialement boycotté.» Or, les normes sociales, culturelles et morales d’une société malade sont inversées. Les attributs qui soutiennent une société ouverte – le souci du bien commun, l’honnêteté, la confiance et le sacrifice de soi – sont ridiculisés. Ils sont préjudiciables à l’existence dans une société malade.

Lorsqu’une société, comme le souligne Platon, abandonne le bien commun, elle libère systématiquement des désirs amoraux – violence, cupidité et exploitation sexuelle – et favorise la pensée magique, thème central de mon livre « L’Empire de l’illusion : la fin de l’alphabétisation et le triomphe du spectacle ». La seule chose que ces régimes moribonds savent bien faire, c’est le spectacle. Ces numéros de charité et de cirque – comme le défilé militaire de 40 millions de dollars de Trump qui aura lieu le jour de son anniversaire, le 14 juin – divertissent une population en détresse.

La Disneyfication de l’Amérique, terre des pensées éternellement heureuses et des attitudes positives, terre de tous les possibles, est colportée pour masquer la cruauté de la stagnation économique et des inégalités sociales. La population est conditionnée par la culture de masse, dominée par la marchandisation sexuelle, les divertissements banals et insensés et les représentations explicites de la violence, à se blâmer elle-même pour son échec.

Dans « The Present Age: On the Death of Rebellion », Søren Kierkegaard prévient que l’Etat moderne cherche à éradiquer la conscience et à façonner et manipuler les individus pour en faire un « public » malléable et endoctriné. Ce public n’est pas réel. Il est, comme l’écrit Kierkegaard, une « abstraction monstrueuse, quelque chose d’englobant qui n’est rien, un mirage ». En bref, nous sommes devenus un troupeau, « des individus irréels qui ne sont jamais et ne peuvent jamais être unis dans une situation ou une organisation réelle – et pourtant, ils forment un tout ». Ceux qui s’interroge sur ce public, ceux qui dénoncent la corruption de la classe dirigeante, sont qualifiés de rêveurs, de bizarres ou de traîtres. Mais eux seuls, selon la définition grecque de la polis, peuvent être considérés comme des citoyens.

Thomas Paine écrit qu’un gouvernement despotique est un champignon qui se développe dans une société civile corrompue. C’est ce qui est arrivé aux sociétés passées. C’est ce qui nous est arrivé.

Il est tentant de personnifier le déclin, comme si se débarrasser de Trump nous rendrait la raison et la sobriété. Mais la corruption a ruiné toutes nos institutions démocratiques, dont le fonctionnement repose sur la forme, et non sur le contenu. Le consentement des gouvernés est une cruelle plaisanterie. Le Congrès est un club qui récolte les pots-de-vin des milliardaires et des grandes entreprises. Les tribunaux sont des appendices des grandes entreprises et des riches. La presse est la caisse de résonance des élites, dont certaines n’aiment pas Trump, mais dont aucune ne prône les réformes sociales et politiques qui pourraient nous sauver du despotisme. Il s’agit de la manière dont nous habillons le despotisme, et non du despotisme lui-même.

L’historien Ramsay MacMullen, dans « Corruption and the Decline of Rome », écrit que ce qui a détruit l’Empire romain, c’est « le détournement de la force gouvernementale, sa mauvaise utilisation ». Le pouvoir est devenu une source d’enrichissement d’intérêts privés. Cette mauvaise utilisation prive le gouvernement de tout pouvoir, du moins en tant qu’institution capable de répondre aux besoins et de protéger les droits des citoyens. Notre gouvernement, en ce sens, est impuissant. C’est un outil au service des grandes entreprises, des banques, de l’industrie de guerre et des oligarques. Il se cannibalise lui-même pour canaliser la richesse vers le haut.

« Le déclin de Rome fut la conséquence naturelle et inévitable d’une grandeur démesurée », écrit Edward Gibbon. « La prospérité a fait mûrir le principe de décadence ; la cause de la destruction s’est multipliée avec l’étendue des conquêtes ; et, dès que le temps ou le hasard a supprimé les supports artificiels, l’édifice prodigieux a cédé sous la pression de son propre poids. L’histoire de la ruine est simple et évidente : et au lieu de nous demander pourquoi l’Empire romain a été détruit, nous devrions plutôt nous étonner qu’il ait subsisté si longtemps. »

L’empereur romain Commode, comme Trump, était fasciné par sa propre vanité. Il commanda des statues de lui-même en Hercule et s’intéressait peu à la gouvernance. Il se prenait pour une star de l’arène, organisant des combats de gladiateurs où il était couronné vainqueur et tuant des lions à l’arc. L’empire — il rebaptisa Rome la Colonia Commodiana (Colonie de Commode) — était un moyen d’assouvir son narcissisme sans bornes et sa soif de richesse. Il vendit des fonctions publiques comme Trump vend des grâces et des faveurs à ceux qui investissent dans ses cryptomonnaies ou font des dons à son comité d’investiture ou à la bibliothèque présidentielle.

Finalement, les conseillers de l’empereur organisèrent son étranglement à mort dans son bain par un lutteur professionnel après qu’il eut annoncé qu’il assumerait le consulat déguisé en gladiateur. Mais son assassinat ne fit rien pour enrayer le déclin. Commode fut remplacé par le réformateur Pertinax, assassiné trois mois plus tard. Les gardes prétoriens ont vendu aux enchères la charge d’empereur. L’empereur suivant, Didius Julianus, a duré 66 jours. Il y aurait cinq empereurs en 193 apr. J.-C., l’année suivant l’assassinat de Commode.

Comme le Bas-Empire romain, notre république est morte.

Nos droits constitutionnels – procédure régulière, habeas corpus, vie privée, protection contre l’exploitation, élections justes et libre expression – nous ont été retirés par décret judiciaire et législatif. Ces droits n’existent que de nom. Le profond décalage entre les prétendues valeurs de notre fausse démocratie et la réalité rend notre discours politique, les mots que nous utilisons pour nous décrire et décrire notre système politique, absurdes.

Walter Benjamin écrivait en 1940, en pleine montée du fascisme européen et à l’approche d’une guerre mondiale :

« Sur le concept d’histoire – Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »

Notre déclin, notre illettrisme et notre repli collectif sur la réalité étaient en gestation depuis longtemps. L’érosion constante de nos droits, notamment de nos droits d’électeurs, la transformation des organes de l’État en instruments d’exploitation, la paupérisation des travailleurs pauvres et de la classe moyenne, les mensonges qui saturent nos ondes, la dégradation de l’éducation publique, les guerres interminables et vaines, la dette publique exorbitante, l’effondrement de nos infrastructures physiques, reflètent les derniers jours de tous les empires.

Trump le pyromane nous divertit pendant notre chute.

Article original en anglais sur le blog de Chris Hedges / Traduction MR

(1) Lire sur ce sujet : « La guerre globale contre les peuples – mécanique impériale de l’ordre sécuritaire », Mathieu Rigouste, La Fabrique Editions, 2025.