Les étudiants ne toléreront pas l’hypocrisie

Des universités aux mouvements populaires du monde entier, les jeunes protestent contre la complicité dans le génocide des Palestiniens par Israël, établissent des campements et font face à la répression avec ténacité. Cette résistance s’inscrit dans une longue tradition visant à imposer la lucidité à un monde pétri de compromis, du mouvement contre l’apartheid en Afrique du Sud à celui du 4 mai en Chine.

Askhat Akhmedyarov (Kazakhstan), Purge d’automne, 2012.

Chers amis,

Salutations du bureau de Tricontinental : Institut de recherche en sciences sociales.

Il était inévitable que le soutien sans réserve des gouvernements du Nord au génocide perpétré par Israël contre les Palestiniens entraîne des réactions furieuses de la part de leurs citoyens. Que ces réactions aient débuté aux États-Unis n’est pas non plus une surprise, compte tenu du cycle continu de manifestations qui, depuis octobre 2023, ont dénoncé le chèque en blanc du gouvernement étasunien au gouvernement israélien. Le financement étasunien de la campagne d’extermination d’Israël contre les Palestiniens inclut plus d’une centaine de livraisons d’armes depuis le 7 octobre et une aide de milliards de dollars.

Depuis longtemps, les jeunes aux États-Unis – comme dans d’autres pays du Nord – constatent la faillite des promesses de leur société. Un travail précaire permanent les attend, même pour ceux qui ont des diplômes supérieurs, et s’est développée en eux une attache plus précieuse à la moralité en raison de leurs propres expériences pour devenir des êtres humains meilleurs dans ce monde. Les cruautés de l’austérité et des normes patriarcales les ont forcés à se retourner contre leur classe dirigeante. Ils veulent quelque chose de mieux. L’agression contre les Palestiniens a provoqué une rupture. Reste à savoir jusqu’où iront ces jeunes.

Eng Hwee Chu (Malaisie), Lost in mind, 2008.

À travers les États-Unis, les étudiants ont établi des campements sur plus d’une centaine de campus universitaires, y compris au sein des institutions les plus prestigieuses du pays telles que Columbia, le Massachusetts Institute of Technology, Stanford, Emory, l’Université Washington à St. Louis, Vanderbilt et Yale. Les étudiants font partie de divers groupes locaux sur les campus et d’organisations nationales, parmi lesquelles Students for Justice in Palestine, Palestinian Youth Movement, Jewish Voice for Peace, CodePink, Democratic Socialists of America et Party for Socialism and Liberation. Dans ces campements, les élèves chantent et étudient, prient et discutent. Ces universités ont investi leurs vastes dotations dans des fonds liés à l’industrie de l’armement et des entreprises israéliennes. Aux États-Unis, le total des dotations dans les établissements d’enseignement supérieur atteint environ 840 milliards de dollars. Pour ces étudiants, voir leurs frais de scolarité, toujours plus élevés, être versés à des institutions complices de ce génocide et qui en tirent profit est vraiment insupportable. D’où leur détermination à résister avec leur corps.

La démocratie est minée lorsque des actions civiles de base comme celle-ci sont confrontées à toute la force de l’appareil répressif de l’État. Les administrateurs des établissements et les autorités municipales locales ont envoyé des forces de police lourdement armées et pouvant employer tous les moyens pour démanteler les campements, avec le renfort de tireurs d’élite sur les toits des campus de plusieurs universités. Les réseaux sociaux ont propagé des scènes d’étudiants et de membres du corps professoral vulnérables, arrachés à leurs campus, tasés, brutalisés et arrêtés par la police en tenue anti-émeute. Mais plutôt que de décourager la jeunesse, ces mesures violentes ont simplement suscité la formation de nouveaux campements dans les universités, non seulement aux États-Unis, mais dans des pays aussi éloignés que l’Australie, le Canada, la France, l’Italie et le Royaume-Uni. Les administrateurs ont beau étayer leurs décisions par des prétextes tels les risques d’incendie des campements, cela est sans valeur pour les étudiants, les membres du corps professoral venus les défendre et les personnes concernées partout dans le monde. Les images de cette violence rappellent les photos des massacres d’étudiants étasuniens protestant contre la guerre du Vietnam et des chiens policiers lâchés sur de jeunes enfants noirs lors du mouvement des droits civiques aux États-Unis.

Liang Yulong (China), Mouvement du 4 mai, 1976.

Ce n’est pas la première fois que des jeunes, en particulier des étudiants, tentent d’imposer de la lucidité dans un monde pétri de compromis. Aux États-Unis, les générations précédentes se sont battues pour que leurs universités se désengagent de l’apartheid en Afrique du Sud et des horribles guerres menées par les États-Unis en Asie du Sud-Est et en Amérique centrale. En 1968, les jeunes, de la France à l’Inde, des États-Unis au Japon, ont éclaté de colère contre les guerres impérialistes en Algérie, en Palestine et au Vietnam, les yeux rivés sur Paris, Tel-Aviv et Washington pour leur culture meurtrière. Le poète pakistanais Habib Jalib, a transcrit leur attitude, chantant devant la porte Mochi de Lahore kyun darate ho zindan ki divar se (pourquoi me faites-vous peur avec la porte de la prison ?), puis zulm ki baat ko jahl ki raat ko, main nahin manta main nahin jaanta (les mots de l’oppression, la nuit de l’ignorance, je refuse de les admettre, je refuse de les accepter).

Puisque nous sommes au début du mois de mai, il peut être utile de rappeler le courage des jeunes Chinois qui sont descendus dans la rue le 4 mai 1919 pour condamner les humiliations infligées au peuple chinois lors de la Conférence de paix de Paris (qui a abouti au Traité de Versailles). Au cours de la conférence, les puissances impérialistes ont décidé de donner au Japon une grande partie de la province du Shandong, dont l’Allemagne s’était emparée en 1898. Cette passation de pouvoir a révélé à la jeunesse chinoise la faiblesse de la république chinoise, mise en place en 1911. Plus de quatre mille étudiants de treize universités de Pékin sont descendus dans la rue derrière une banderole sur laquelle on pouvait lire : « Luttez pour la souveraineté à l’extérieur, éliminez les traîtres de la nation à l’intérieur ». Ils étaient en colère contre les puissances impérialistes et contre les soixante membres de leur délégation à la conférence de Paris, délégation dirigée par le ministre des Affaires étrangères Lu Zhengxiang. Liang Qichao, membre de la délégation, était tellement frustré par le traité que, le 2 mai, il a envoyé en Chine un communiqué, qui a été publié et a stimulé les étudiants chinois. Les manifestations étudiantes ont fait pression sur le gouvernement chinois pour qu’il limoge des responsables pro-japonais tels que Cao Rulin, Zhang Zongxiang et Lu Zongyu. Le 28 juin, la délégation chinoise à Paris a refusé de signer le traité.

Nidhal Chamekh (Tunisie), Dessin 8, 2012.

Les actions des étudiants chinois ont été puissantes et d’une grande portée, leur mouvement du 4 mai ne se contentant pas de protester contre le traité de Versailles, déployant une critique plus large de la pourriture de la culture républicaine de l’élite chinoise. Les étudiants en voulaient plus, leur patriotisme trouvant refuge dans des courants de pensée de gauche comme l’anarchisme et plus profondément dans le marxisme. À peine deux ans plus tard, plusieurs des jeunes intellectuels masculins importants qui avaient été formés par ce soulèvement, comme Li Dazhao, Chen Duxiu et Mao Zedong, ont fondé le Parti communiste chinois en 1921. Des femmes dirigeantes ont constitué des organisations qui ont amené des millions de femmes à la vie politique et intellectuelle, devenant plus tard des éléments centraux du Parti communiste. Par exemple, Cheng Junying a fondé la Fédération académique des femmes de Pékin et Xu Zonghan a créé la Fédération des femmes de Shanghai. Quant à Guo Longzhen, Liu Qingyang, Deng Yingchao et Zhang Ruoming, elles ont créé l’Association des femmes camarades patriotes de Tianjin. Enfin, Ding Ling est devenue l’un des principaux écrivains, produisant des récits du monde rural chinois. Trente ans après le Mouvement du 4 mai, beaucoup de ces hommes et femmes ont renversé leur système politique pourri et établi la République populaire de Chine.

Qui sait jusqu’où iront les protestations des étudiants du Nord aujourd’hui. Le refus des étudiants d’accepter les prétextes de leur classe dirigeante et d’accepter sa politique est plus profondément enraciné dans le sol que leurs tentes. La police peut les arrêter, les brutaliser et déplacer leurs campements, mais cela ne fera que rendre la radicalisation plus difficile à stopper.

Au milieu de la chaleur blanche du mouvement du 4 mai, le poète Zhu Ziqing (1898-1948) a écrit « Luminosité ». Ses mots résonnent de 1919 à nos jours, d’une génération d’étudiants à une autre :

Dans la nuit profonde et orageuse,
Devant nous s’étend un désert aride.
Une fois passé ce désert aride,
Il y a le chemin du peuple.
Ah ! Dans l’obscurité, d’innombrables chemins,
Comment puis-je les fouler avec justesse ?
Dieu ! Donne-moi vite de la lumière,
Que j’aille de l’avant !
Dieu s’empresse de répondre : “De la lumière ?
Il m’est impossible d’en trouver pour toi.
Tu veux de la lumière ?
Tu dois la créer toi-même !”

C’est ce que font les jeunes : ils créent cette lumière, et, même si beaucoup de leurs aînés tentent de l’atténuer, l’éclat de leur âme continue d’illuminer la misère de notre système – dont le cœur est la guerre horrible d’Israël – et la promesse de l’humanité.

Chaleureusement,

Vijay

Dix-huitième bulletin d’information (2024) de Vijay Prashad, publié sur le site de Tricontinental, Institut de recherche en sciences sociales le 2 mai 2024 / Traduction Chris & Dine