Un ultimatum ultra-orthodoxe et l’avenir de l’État « juif »

Photo extraite du reportage de Laurent Perpigna Iban, intitulé “Méa Shéarim, l’impénétrable“, publié sur Middle East Eye le 21 juillet 2019.

Robert Inlakesh, 12 avril 2024. La communauté juive ultra-orthodoxe d’Israël, connue sous le nom de Haredim, constitue le segment de la population du pays qui connaît la croissance la plus rapide. Ce changement démographique se produit dans un contexte d’escalade des tensions entre les factions laïques de droite et les factions religieuses nationalistes en Israël, suscitant des inquiétudes quant à la stabilité de la coalition extrémiste du Premier ministre Benjamin Netanyahu – en particulier sur des questions controversées comme la conscription militaire des Haredi.Selon les projections, ils devraient représenter environ 16 % de la population de l’État d’occupation d’ici 2030. Le nombre croissant des Haredim a déclenché un débat sociétal plus large sur l’orientation future d’Israël. Cela inclut le défi de concilier la politique identitaire ethno-religieuse juive d’aujourd’hui avec les aspirations initiales d’Israël à un cadre d’État « libéral-démocrate » moderne.

En 2018, la Knesset israélienne a adopté la loi controversée sur « l’État-nation », qui déclare officiellement que seuls ses citoyens juifs ont le droit à l’autodétermination. Cette loi a ensuite été citée par Human Rights Watch et Amnesty International dans leurs rapports désignant Israël comme régime d’apartheid.

Afin de maintenir l’idée d’un État construit sur la suprématie juive, il faut prendre en considération le fait que les juifs Haredi ont un taux de natalité de 6,4, contre une moyenne juive israélienne de 2,5. Cela fait de la communauté ultra-orthodoxe un atout inestimable pour les Israéliens cherchant à maintenir un équilibre démographique dans lequel les juifs israéliens restent une nette majorité – en dehors de la Cisjordanie occupée et de la bande de Gaza.

Défis économiques et militaires

À d’autres égards, cependant, la communauté ultra-orthodoxe d’Israël présente un certain nombre de handicaps pour l’État, notamment une ponction importante sur les ressources israéliennes.

Par exemple, la croissance démographique des Haredim a créé des crises de logement dans leurs communautés. Selon une étude publiée par le Kohelet Policy Forum d’Israël, un père Haredi au chômage reçoit en moyenne quatre fois plus de subventions gouvernementales qu’un père non-Haredi.

Le taux de chômage de la communauté est le double de la moyenne nationale, avec seulement 14 % des étudiants Haredi recevant un diplôme d’études secondaires, contre 83 % dans les écoles publiques et religieuses.

Mais aujourd’hui, l’aspect sans doute le plus controversé de la relation entre les Juifs ultra-orthodoxes et l’État israélien est l’exemption de longue date du premier du service militaire obligatoire.

Dans les premières années de l’histoire de l’État d’occupation, seules quelques centaines d’élèves de Yeshiva (école religieuse juive) ont bénéficié de cette exemption.

Cependant, en 1977, le Premier ministre israélien Menachem Begin a étendu l’exemption pour inclure l’ensemble de la communauté Haredi, une décision qui a persisté à diviser l’opinion publique, d’autant plus que tous les autres citoyens juifs israéliens sont tenus de servir dans l’armée.

Le défaut de contribution des Haredim à l’économie nationale et à l’armée, associé à leurs extraordinaires avantages financiers provenant des caisses de l’État, en ont fait la « population la plus détestée d’Israël ».

Influence politique et réformes juridiques

Malgré l’animosité du public, les ultra-orthodoxes jouent un rôle extrêmement important dans le programme de colonisation illégale d’Israël et occupent désormais des postes puissants de « faiseurs de rois » au sein du gouvernement national et local. Selon l’Israel Policy Forum, environ un tiers de tous les colons de Cisjordanie sont Haredi, et un nombre similaire est réparti dans toute Jérusalem-Est occupée.

Pour illustrer l’influence politique croissante de cette communauté, le parti Shas, la faction politique Haredi, a obtenu 11 sièges à la Knesset israélienne lors des élections nationales de 2022, devenant ainsi la troisième composante la plus importante de la coalition gouvernementale au pouvoir. Le malaise du public a été encore exacerbé par le succès des partis ultra-orthodoxes aux élections municipales de Jérusalem.

Il n’est donc pas surprenant qu’après la victoire électorale de Netanyahu, il ait lancé une campagne de réformes juridiques controversées qui, selon les critiques, transformeraient le modèle laïc de gouvernance d’Israël en un modèle théocratique.

On ne peut plus négliger l’empreinte des Haredim sur la société israélienne. La population qui connaît la croissance la plus rapide du pays est désormais implantée dans les gouvernements locaux et nationaux, et grâce à la structure de coalition ultra-fragile de Netanyahu, elle est aujourd’hui en mesure d’influencer toutes les décisions sociales, politiques et militaires d’Israël.

Conscription ou exode

Mais ces questions atteignent désormais un point critique. Fin mars, la Cour suprême israélienne a ordonné que les juifs ultra-orthodoxes bénéficient de subventions gouvernementales pour leurs études religieuses et soient enrôlés dans l’armée.

La décision a été prise après que Netanyahu ait retardé le vote à la Knesset d’un projet de loi visant à renouveler l’extension exemptant les juifs ultra-orthodoxes de la conscription militaire. Plus tôt, en mars, le grand rabbin séfarade d’Israël Yitzhak Yosef avait menacé que les Haredim quitteraient tous Israël s’ils étaient contraints de faire le service militaire.

L’ordonnance de la Cour suprême a provoqué un tollé au sein de la communauté, les membres ultra-orthodoxes jurant de ne pas respecter la loi et de « ne jamais servir dans l’armée ».

Longtemps les Haredim ont longtemps interdit le service militaire, au point que leurs membres ont et peuvent être de facto excommuniés et rejetés même par leurs propres familles. En fait, les juifs Haredi qui ont décidé de briser les normes sociales et de rejoindre l’armée disposent d’un bataillon de combat spécifique créé pour eux en Cisjordanie, appelé Netzah Yehuda.

La décision de la Cour suprême, rendue moins de 24 heures avant la date limite de renouvellement de l’exemption de conscription du 1er avril, a effectivement mis fin au financement de 50.000 étudiants du Talmud à temps plein ; 18 rabbins seniors du Shas ont signé une lettre condamnant cette décision. La lettre dit : « Aller en prison ne nous dissuadera pas. » et affirme que la conscription forcée est une conspiration visant à réduire l’observance du judaïsme ultra-orthodoxe.

Le poids économique énorme qui pèse sur Israël à cause de sa guerre en cours contre Gaza, du blocus imposé par le Yémen sur toutes les navigations liées à Israël dans plusieurs voies navigables régionales clés et des opérations militaires quotidiennes du Hezbollah libanais dans le nord a considérablement mis à rude épreuve les ressources financières de Tel-Aviv.

Ces dernières années, le coût du maintien des subventions destinées aux seuls étudiants ultra-orthodoxes des yeshiva a grimpé à 136 millions de dollars par an, fournissant un argument solide pour que l’opposition israélienne mette fin à ce financement.

Le sort du gouvernement de Netanyahu

Le débat en cours sur la conscription des ultra-orthodoxes a atteint un stade critique, posant des risques potentiels pour le leadership de Netanyahu et la stabilité de sa coalition chancelante. Le gouvernement d’urgence mis en place depuis le 7 octobre comprend des dirigeants de l’opposition comme Benny Gantz du Parti de l’unité nationale, qui défient le Premier ministre à chaque étape du processus.

Gantz a lancé son propre ultimatum : quitter le gouvernement si des exemptions pour les Haredim sont adoptées. Ses menaces font suite aux positions hésitantes de Netanyahu quant à savoir s’il adoptera ou s’opposera aux exemptions – illustrant à quel point le Premier ministre est contraint de suivre les lignes politiques intérieures en pleine guerre régionale, et les exemptions, et à quel point son gouvernement d’union est fragile.

Netanyahu est confronté à un choix difficile : obtenir le soutien de ses partenaires de la coalition ultra-orthodoxe en maintenant leur exemption militaire, ou céder à tous les autres habitants du pays et rendre obligatoire la conscription ultra-orthodoxe.

Le dilemme est encore compliqué par les implications potentielles sur l’expansion des colonies et la stratégie démographique d’Israël, qui auront en fin de compte un impact sur la survie de « l’État juif ».

Le schisme qui menace l’État

Ce problème s’est également traduit par un schisme croissant entre les factions israéliennes laïques et religieuses. Si les Haredim ne rejoignent pas l’armée – ce qui est particulièrement critique en temps de guerre lorsque les effectis sont nécessaires – cela signifie qu’au moins 40 pour cent des détenteurs de passeports israéliens, y compris les ultra-orthodoxes et les Palestiniens de 1948 (qui ne servent traditionnellement pas dans l’armée), sera exempté du service militaire.

L’enquête 2021 du Bureau central israélien des statistiques révèle que 45 % de la population juive d’Israël s’identifie comme laïque ou non religieuse. C’est un pays très clairement divisé en termes d’observance religieuse judaïque.

Cette division est également mise en évidence par la réaction du public aux réformes juridiques proposées par Netanyahu, avec une opposition oscillant entre 43 et 66 % tout au long de 2023, selon les sondages.

L’ascension politique des Haredim remet aujourd’hui en question la vision sioniste traditionnelle d’un ethno-État juif laïc en introduisant la complexité d’accueillir une partie importante de la population qui adhère au fondamentalisme religieux.

L’aversion des Haredim à l’égard de l’intégration dans une économie capitaliste moderne – et de leur rôle dans le cadre d’un État qui aspire à être à la fois juif et démocratique – est profonde. Cela soulève des questions essentielles sur le caractère pratique du sionisme face aux réalités d’une société israélienne diversifiée et en évolution.

De plus, la juxtaposition d’un gouvernement israélien de plus en plus religieux – sur fond de population qui comprend un nombre presque égal de Palestiniens – met en évidence les contradictions inhérentes au concept de « démocratie juive ».

Alors que les ultranationalistes laïcs commencent à défier la droite religieuse défendue par Netanyahu, ce conflit interne continuera d’ébranler les fondations d’Israël. Alors que l’État d’occupation chancelle sous la pression d’une guerre régionale sur plusieurs fronts comme il n’en a jamais connu dans sa courte histoire, c’est aujourd’hui la question des haredim qui – en interne – constitue la plus grande menace existentielle pour l’ensemble du projet sioniste.

Article original en anglais sur The Cradle / Traduction MR

EN IMAGES : « Méa Shéarim, l’impénétrable », un reportage passionnant de Laurent Perpigna Iban, publié sur Middle East Eye le 21 juillet 2019.