« Jusqu’à la mort » : le clan bédouin résiste au déplacement violent des colons

Al-Jazeera, 26 février 2024. Le 23 janvier, les villageois d’al-Muarrajat se sont réveillés et ont découvert trois tumulus de la taille d’un enfant près de l’école de leurs enfants. Le message était clair : partir ou mourir.

Près de l’école de Ma’arajat, les 3 fosses funéraires creusées par les colons, pour envoyer aux habitants du village le message : “Nous enterrerons quiconque entre sur ces terres et à Ma’arajat” (source Jordan Valley Activists, sur Instagram.)

Alia Mleihat, 27 ans, du village, raconte comment les fausses tombes ont provoqué « une peur, une anxiété et une terreur intenses » à travers le village – un groupe de 30 familles de bergers, toutes parentes.

« Les [tombes] que les colons ont installées à al-Muarrajat constituent une menace directe de la part de ces monstres car elles pourraient servir aujourd’hui ou demain, en effet celui qui les a creusées passe chaque jour devant le village », a-t-elle déclaré.

Mais même après cette dernière menace contre leur vie, les habitants d’al-Muarrajat ne se laissent pas décourager.

« Ceux qui ont fait cela doivent être tenus responsables… nous resterons fidèles à nos terres jusqu’à la mort, cela ne nous fait pas peur », a ajouté Alia.

« Au contraire, cela nous pousse à être encore plus déterminés. »

La nouvelle de ce qui s’était passé est rapidement parvenue aux cousins des villageois de Mughayer al-Deir – également du clan Mleihat –. Bien qu’effrayante, ce n’était pas une surprise, compte tenu de ce qu’ils vivaient également.

Maisons à Mughayer al-Deir [photo Al Jazeera]

Les derniers bédouins

Dans une série de pogroms violents perpétrés par des colons dans la zone C de Cisjordanie occupée depuis le début de la guerre Israël-Hamas le 7 octobre, presque tous les villages bédouins à l’est de Ramallah le long de la route Allon – un terrain accidenté considéré comme faisant partie intégrante des rêves d’annexion de la droite israélienne – ont été la cible de déplacements forcés par des colons armés, portant souvent des uniformes militaires.

Les humanitaires sur le terrain à l’époque ont déclaré à Al Jazeera que cinq familles d’al-Muarrajat étaient parties, avec une probabilité que d’autres suivraient et que Mughayer al-Deir – situé encore plus près d’Allon Road qu’al-Muarrajat – partirait également, achevant ainsi le déplacement des Palestiniens de la région.

Mais quatre mois plus tard, les habitants d’al-Muarrajat et de Mughayer al-Deir sont toujours sur leurs terres.

Selon les dirigeants et les membres de ces communautés de bergers, ils sont restés malgré les dangers et les restrictions, afin de préserver leur mode de vie bédouin – et parce qu’ils n’ont nulle part où aller.

Ibrahim Mleihat, 58 ans, connu sous le nom d’Abu Muhammad, est le mukhtar, ou chef choisi, de Mughayer al-Deir, à environ 90 minutes à pied d’al-Muaarrajat, sur une colline avec la route Allon d’un côté et encerclé par des colons, notamment la colonie de Ma’ale Mikhmas et l’avant-poste de Mitzpe Dani.

Ibrahim Mleihat, connu sous le nom de Abu Muhammad, est le mukhtar de Mughayer al-Deir [photo Al Jazeera]

Tandis que la pluie et la grêle frappaient le sommet de la tente familiale et transformait une partie du village en zone boueuse, Abu Muhammad a demandé à son petit-fils de servir du café pendant que lui parlait à Al Jazeera, une photo de son père accroché au mur.

Abu Muhammad a décrit comment les choses ont commencé à se détériorer à Mughayer al-Deir il y a trois ans, lorsque des avant-postes de colons sont apparus pour la première fois sous le précédent gouvernement israélien dirigé par Yair Lapid et Naftali Bennett.

Comme cela s’est produit dans d’autres villages bédouins de la zone C – des terres sous contrôle militaire israélien censées être négociées dans le cadre de futurs pourparlers de paix – le harcèlement dont les villageois de Mleihat étaient victimes depuis des années s’est intensifié après le 7 octobre.

Les colons ont commencé à les surveiller avec des drones, ou à se servir de haut-parleurs pour crier des insultes sur l’Islam ou pour effrayer leurs troupeaux, ont déclaré Abu Muhammad et son fils, Ibrahim Mleihat, 37 ans. Des colons armés les ont attaqués et les ont empêchés de faire paître leurs moutons sur les terres qu’ils servaient au pacage depuis des années, les obligeant à garder les bêtes dans des enclos.

Les colons ont également attaqué les familles de Mughayer al-Deir alors qu’elles tentaient d’accéder à leur seule source d’eau au bout de la route – un trajet rendu nécessaire parce que les autorités israéliennes leur ont interdit d’acheminer l’eau directement vers leur communauté.

Les forces de sécurité ont également harcelé les villageois. Malgré un accord officiel avec la compagnie des eaux israélienne Mekorot, ils ont empêché les villageois d’accéder directement à la source d’eau, les obligeant d’abord à passer par un checkpoint volant.

Un abri pour le bétail abandonné à cause de la violence des colons [photo Al Jazeera]

« Nous sommes le gouvernement »

À Mughayer al-Deir, les attaques périodiques des colons ont atteint leur apogée le 28 décembre, ont déclaré Abu Muhammad et Ibrahim. Ce matin-là, des dizaines de colons armés en uniforme militaire et le visage masqué sont venus dans le village, envahissant les maisons et disant à Abu Muhammad que les villageois devaient partir.

– C’est notre région, ont-ils déclaré.

– Nous ne partirons jamais, a répondu Abu Muhammad.

Alors que certains villageois se défendaient dans leurs maisons, les colons ont tiré à terre en direction d’Abu Muhammad et de ses fils. Voyant la situation s’aggraver, il a appelé la police.

– Ne vous embêtez pas à appeler la police, a déclaré à Abu Muhammad un agent de sécurité d’une colonie illégale voisine – l’un des meneurs présumés des attaques. Nous sommes le gouvernement.

Lorsque la police est arrivée, les colons ont affirmé que c’étaient les Bédouins qui les avaient attaqués. Abu Muhammad et cinq de ses fils ont été arrêtés.

– Pourquoi nous arrêtez-vous alors qu’ils nous attaquent dans nos maisons ? a demandé Abu Muhammad menotté.

Ils ont été emmenés à la prison d’Ofer, où ils ont été battus et détenus dans des cellules froides, sans eau ni nourriture pendant de longues périodes, ont-ils expliqué.

Il a fallu 10 jours pour qu’ils soient libérés, bien qu’il n’y ait aucune preuve contre eux, et chacun d’eux a dû payer 10.000 shekels (environ 2.600 €) pour sa libération, plus 10.000 shekels pour les services d’un avocat (2.600 x 7 = 18.200€ ! NdT). Ils ont également dû s’engager à payer une amende de 50.000 shekels (environ 13.000€) s’ils « tentaient à nouveau de recourir à la violence » contre les colons.

Les villageois ont été contraints d’acheter du fourrage supplémentaire parce que les colons empêchent les animaux de paître sur leurs terres traditionnelles. [Photo Al Jazeera]

« Nous ne pouvons plus pacager partout où nous voulons »

La situation matérielle et psychologique des familles Mughayer al-Deir et al-Muarrajat se détériore à mesure que leur isolement se poursuit, plus de quatre mois après le début de la guerre.

Menacés de saisies par les colons et les autorités s’ils font paître leurs moutons sur des terres traditionnelles, les villageois ne quittent leurs terres que pour aller chercher de l’eau au bout de la route ou acheter du fourrage, explique Abu Muhammad.

En règle générale, la saison hivernale pluvieuse fournit de l’herbe aux troupeaux, ce qui permet d’économiser beaucoup d’argent. Mais, dit-il, ils achètent encore une tonne de fourrage pour animaux tous les deux jours parce que les colons les empêchent de se déplacer pour paître.

« Et puis les colons viennent sur nos terres avec leurs troupeaux, paissant partout où nous ne pouvons pas aller », a-t-il déclaré.

Ces problèmes, pendant ce qui devrait être la période la plus lucrative de l’année, sont aggravés par la pression exercée sur l’économie de la Cisjordanie occupée, qui oblige les familles palestiniennes à dépenser de l’argent pour acheter des produits de base comme le riz et la farine au lieu du fromage, du yaourt et de la viande que vendent les bergers.

Pour rester financièrement à flot, les familles de Mughayer al Deir se tournent en désespoir de cause vers les prêts.

« Chaque foyer ici a désormais des dettes qui dépassent 30.000 shekels (environ 7.600 €) », a déclaré Abu Muhammad, dont la communauté vit sans eau courante et avec très peu d’électricité.

Ayant du mal à diriger la communauté au quotidien pendant cette crise, « je ne peux même pas penser à l’avenir », a-t-il déclaré.

« Je ne peux que m’adapter à la situation et réfléchir à la manière dont nous allons couvrir le coût de notre survie. »

Animaux parqués à Mughayer al-Deir [Photo Al Jazeera]

Le coût de la survie

En plus de la situation économique, les habitants de Mughayer al-Deir et d’al-Muarrajat se débattent avec un manque de services.

Une clinique mobile qui desservait Mughayer al-Deir a cessé de venir à cause des colons. Une villageoise âgée souffrant d’une maladie chronique a déclaré aux travailleurs humanitaires qu’elle renonçait aux visites médicales nécessaires à Ramallah par peur des colons.

Jusqu’à récemment, l’école d’al-Muarrajat, que fréquentent également les enfants de Mughayer al-Deir, était fermée dans la période qui a suivi le début de la guerre le 7 octobre. Alia Mleihat – qui a fait ses études secondaires en autodidacte avant de fréquenter l’Université ouverte de Jérusalem – donnait des cours aux enfants du village en utilisant des livres donnés par des militants.

« En tant que Palestiniens, notre arme est la connaissance… avec la connaissance, nous pouvons faire entendre notre voix au monde », a-t-elle déclaré.

À la mi-janvier, l’école a repris, mais les enfants sont toujours confrontés à des fermetures fréquentes et courent des risques en se rendant à l’école. Trois enfants sur 30 à Mughayer al-Deir ont déjà abandonné l’école.

Jusqu’à récemment, Alia Mleihat organisait régulièrement des cours pour les enfants d’al-Muarrajat [Photo Al Jazeera]

Les autres villages bédouins proches d’Allon Road étant désormais désertés ou, dans des cas comme Wadi Siq, même occupés par des colons israéliens, l’isolement a jeté un voile sur les deux communautés restantes.

Les attaques et les restrictions ont été particulièrement dures pour les enfants. Ibrahim Mleihat a six enfants âgés de 1 à 12 ans.

« Nous essayons de mentir aux enfants : ‘N’ayez pas peur, ils vont s’en aller’ », a-t-il déclaré. « Mais nos enfants savent que nous mentons. Ils peuvent le voir dans nos yeux. »

À Mughayer al-Deir, les villageois décrivent comment les enfants discutent souvent de « Ameer, Jad’oun et Omer », les agents de sécurité israéliens de la colonie voisine de Ma’ale Mikhmas et de l’avant-poste de Mitzpe Dani.

« Les enfants rêvent que les [agents de sécurité] les tueront ou les emmèneront », a dit Abu Muhammad.

Une mère de Mughayer al-Deir a décrit sa fille de six ans aux travailleurs humanitaires comme intelligente et expressive jusqu’à la dernière attaque violente de colons ; depuis, elle est silencieuse la plupart du temps et incapable d’épeler les mots.

Même dans la situation traumatisante et économiquement paralysante dans laquelle ils se trouvent, les Mleihat de Mughayer al-Deir et d’al-Muarrajat affirment qu’ils ne partiront pas.

Abu Muhammad a entendu des communautés déplacées à quel point leurs perspectives sont sombres, en difficulté comme l’ancienne communauté d’Ein Samiya, déchirée et dispersée dans la zone B.

Des enfants de Mughayer al-Deir se tiennent devant un avant-poste de colons en arrière-plan [Photo Al Jazeera]

Ces communautés n’ont pas pu subvenir à leurs besoins en tant que bergers, la seule option étant de vendre leurs animaux et de trouver du travail comme ouvriers – à une époque en Cisjordanie occupée où les routes sont dangereuses, où les Palestiniens voient leurs déplacements encore plus restreints et où l’économie est en ruine.

Et tandis que d’autres communautés disposaient ailleurs de terres où fuir, Abu Muhammad souligne que lui et les siens n’ont tout simplement pas d’autre endroit où aller.

« Soit nous serons tués ici, soit nous aurons une alternative », a déclaré Abu Muhammad. « Mais nous ne partirons jamais. »

Bien que séparés par 90 minutes à pied ou 10 minutes en voiture, les habitants d’al-Muarrajat et de Mughayer al-Deir sont restés des mois sans se voir à cause des colons ; l’un des proches d’Alia a vu sa voiture incendiée par des colons alors qu’il tentait de rendre visite à Mughayer al-Deir.

Cependant, les villages physiquement isolés restent en contact constant, se soutenant les uns les autres en tant que seules communautés restant dans la région – et en tant que famille.

« Je leur parle presque tous les jours de ce qui se passe là-bas », a déclaré Alia à propos de ses proches de Mughayer al Deir.

« Ce sont des gens courageux qui se défendent et s’acccrochent à leurs terres. »

Article original en anglais sur Al-Jazeera / Traduction MR