De Gaza à Jénine, nous devons résister au génocide culturel israélien

Zoé Lafferty, 14 décembre 2023. Les forces d’occupation israéliennes (FOI) avaient envahi le camp de réfugiés de Jénine depuis 30 heures lorsqu’elles ont pénétré dans le Freedom Theatre, juste après 9 heures du matin. Elles ont saccagé les bureaux et abattu un mur, avant de tirer depuis l’intérieur du bâtiment.

Ensuite, les FOI se sont rendues aux domiciles du directeur artistique Ahmed Tobasi et du producteur Mustafa Sheta, leur ont bandé les yeux, les ont menottés et les ont emmenés. Quelques heures plus tard, elles ont sévèrement battu Jamal Abu Joas, étudiant en art dramatique récemment diplômé, et l’ont également kidnappé.

Quelques jours auparavant, j’étais en France avec Tobasi et le Freedom Theatre pour une tournée de deux mois de And Here I Am. Écrite par Hassan Abdulrazzak, basée sur la vie de Tobasi qui l’interprète, la pièce se concentre sur la deuxième Intifada, qui rapidement se révèle un miroir du présent.

C’est le 7 octobre que le Freedom Theatre devait se rendre en France pour débuter sa tournée. Le voyage, déjà difficile, s’est transformé en un cauchemar de quatre jours alors qu’Israël a bouclé la Cisjordanie avec des points de contrôle militaires. Tobasi et le technicien Adnan Torokman ont été interrogés, humiliés et arrêtés sous la menace d’une arme.

Nous sommes arrivés à Paris quelques heures avant la première représentation, et il n’est pas exagéré de dire qu’ils ont risqué leur vie pour que le spectacle ait lieu. Cependant, leur bravoure et leur détermination ont été gâchées par le maire de Choisy Le Roi, qui lâchement décidé d’annuler la représentation de ce soir-là.

Quatre jours après le début des bombardements israéliens à Gaza, alors que des familles entières étaient massacrées et des quartiers complètement rasés, nous doutions de l’opportunité de se focaliser sur l’annulation d’une pièce de théâtre.

Mais la censure des voix palestiniennes est intrinsèquement liée à la facilité avec laquelle Israël continue d’enfreindre le droit international et de perpétrer l’occupation militaire depuis 75 ans, l’apartheid et le génocide actuel.

L’effacement de l’histoire et de l’identité palestiniennes permet à Israël de qualifier impunément les gens qu’il opprime d’« animaux humains », alors que les gouvernements du monde entier appellent à les abattre comme s’il s’agissait d’un sport.

Réduire au silence le point de vue palestinien laisse incontestée la désinformation qui fait la une des journaux, contribuant ainsi à justifier les attaques israéliennes.

Garder le silence sur les crimes de guerre commis par l’armée israélienne est un sceau d’approbation justifiant le massacre colossal.”

Déclaration puissante de plus de 350 signataires arabes dans les domaines culturels, artistiques et universitaires, exprimant leur soutien aux Palestiniens https://t.co/Zhj75UuYfC – The New Arab (@The_NewArab) 7 novembre 2023

Une pièce de théâtre est l’occasion d’évoquer une partie de la perspective palestinienne. Son annulation par un homme politique au nom du « respect de toutes les victimes », alors que la Tour Eiffel est illuminée en blanc et bleu, met parfaitement en lumière l’hypocrisie occidentale.

Depuis des décennies, des artistes palestiniens sont arbitrairement détenus par Israël sans inculpation ni procès. Ces dernières semaines ont vu la destruction sans précédent de bâtiments du patrimoine culturel à Gaza. Ceci est un crime de guerre au regard du droit international tout comme l’assassinat d’un nombre inimaginable d’écrivains, de poètes, de créateurs de théâtre et de journalistes.

Dans un puissant acte de mobilisation globale, des artistes du monde entier partagent témoignages et poèmes pour amplifier les voix palestiniennes.

Les 9 martyrs du 13 décembre 2023 à Jenin, assassinés par l’armée d’occupation qui mène une véritable guerre aux Palestiniens en Cisjordanie occupée, comme à Gaza.

Tout récemment, lorsque Refaat Alareer, poète, écrivain et universitaire très apprécié, a été délibérément assassiné à Gaza, les gens ont relevé le défi qu’il a écrit dans son fameux poème : « Si je meurs, vous devez vivre pour raconter mon histoire ».

Ce poème a été traduit en 160 langues et déclamé lors de veillées et de rassemblements de solidarité avec la Palestine à travers le monde.

Le 29 novembre, Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien, des centaines de représentations des « Monologues de Gaza », créés par le théâtre Ashtar, ont eu lieu dans plus de 40 pays, en un moment inédit de narration collective.

Malgré les bombardements et son déplacement forcé du nord de Gaza, un accès à Internet et à l’électricité limité, l’écrivain et réalisateur Hossam Madhoun continue d’envoyer des témoignages profondément personnels.

« Quels mots peuvent décrire cela ? Bon sang, où sont les mots ? » écrit Hossam, avant de dépeindre avec force l’image d’une mère accrochant les vêtements lavés de son fils de 6 ans, assassiné, « pour qu’il puisse les mettre quand il reviendra ».

La mise en scène régulière par le AZ Theatre à Londres des « Messages From Gaza Now » a permis au public de s’approprier ces témoignages.

Être solidaire de la Palestine expose à des réactions négatives et des brimades sans fin, comme le souligne une lettre ouverte signée par plus de 1.300 artistes, dont Olivia Colman, lauréate d’un Oscar, et Harriet Walter et Juliet Stevenson, lauréates d’un Olivier Award.

« Le génocide à Gaza a été un signal d’alarme », déclare l’acteur Waleed Elgadi, qui a interprété à plusieurs reprises « Messages From Gaza Now » d’Hossam Madhoun.

Lors d’un tournage récent, il lui a été suggéré d’éviter de mentionner ses opinions sur la Palestine afin de ne pas contrarier un collègue. Choisi pour incarner le rôle d’une « brute épaisse sans profondeur », il m’a précicé que cette caricature brutale n’était « du moins pas celle d’un terroriste ».

Cet incident survenu sur le plateau l’a non seulement amené à s’interroger sur les conséquences du silence, mais aussi sur le rôle que jouent les médias occidentaux dans la déshumanisation et la diabolisation des Arabes. « J’ai commencé à me poser des questions ; suis-je complice en jouant ce genre de rôle ? Est-ce que je contribue à former un récit qui permet aux gouvernements d’ensevelir sous les bombes toute une population qui me ressemble ? »

Face au silence des organisations artistiques, des centaines de travailleurs culturels se sont mis en grève. Pendant ce temps, en France, le festival Sens Interdits, et d’autres soutiens ont travaillé sans relâche pour que la voix du Freedom Theatre soit toujours entendue.

A Bordeaux, le lancement de notre premier spectacle a été encadré par des agents de sécurité et par la police sur le pied de guerre. Il était peu probable que priorité soit donnée à notre protection par la police française, connue pour son racisme et qui utilise des gaz lacrymogènes et des canons à eau contre des manifestants pro-palestiniens à Paris.

Alors que le génocide à Gaza et les attaques en Cisjordanie, y compris dans le camp de réfugiés de Jénine, s’intensifient, l’histoire personnelle de Tobasi évoque toujours plus la réalité d’aujourd’hui. Au moment même où le spectacle s’ouvrait à Amiens, les FOI entamaient un assaut prolongé contre le camp de Jénine.

Plus de vingt ans après la Deuxième Intifada, il semble que très peu de choses aient changé.

L’expérience de Tobasi, déshabillé, les yeux bandés et retenu en otage en 2002, se reflète dans les photos actuelles d’hommes nus arrêtés par les FOI à Beit Lahia, Gaza.

Alors que Tobasi détaille comment ses amis d’enfance ont tous été tués pendant la Deuxième Intifada, nous assistons à l’effacement de toute une nouvelle génération de jeunes hommes dans le camp de Jénine.

À mi-chemin de la tournée, nous apprenons que Jehad Naghniyeh, 26 ans, qui a passé son enfance au Freedom Theatre, a été abattu, assassiné.

Jehad, qui aimait être pieds nus et grimper aux arbres. Qui adorait faire des bêtises, accrocher mon téléphone à la plus haute branche ou cacher mon scénario, m’obligeant ainsi à chercher les pages pendant des heures. Jehad, qui rendait tout le monde fou avec ses jeux, était désormais un martyr, son visage devenant une affiche de plus sur les murs du camp.

Quelques heures plus tard, on apprend que Yamen Jarrar, un comédien de 17 ans, a également été assassiné cette nuit-là. Le théâtre partage une photo souriante et effrontée de Yamen dans la piscine du camp d’été. Combien des plus de 10 000 enfants tués à Gaza aimaient aussi semer la pagaille ? Agir ? Nager ?

Une semaine plus tard, Mohammed Matahen, le « videur » du théâtre, qui surveillait les enfants trop turbulents pendant les représentations, a aussi été tué. Il est le cinquième membre du Freedom Theatre à être assassiné en moins d’un an, dont trois enfants.

Tirés de la pièce, ces mots de Tobasi, « la tragédie de Jénine peut être lue sur ces visages », qui décrivent les centaines d’affiches de personnes tuées placardées à travers le camp, ces mots frappent soudain plus fort.

Au Royaume-Uni, un nouveau groupe Cultural Workers Against Genocide (ndt : Travailleurs culturels contre le génocide) remet en cause les relations que les organisations artistiques entretiennent avec les entreprises qui gagnent de l’argent grâce aux armes utilisées par Israël.

Devant Sadler Wells (ndt : un théâtre de Londres), ils ont exigé l’arrêt de leur financement immoral par Barclays, lequel détient 1,3 milliard de livres sterling d’actions de fabricants d’armes, dont Elbit Systems, plus grande société d’armement privée d’Israël.

Lors du blocus d’une usine d’armes de BAE Systems (ndt : entreprise britannique de défense et aérospatiale) à Rochester, les mots d’un étudiant en art dramatique de 14 ans du Freedom Theatre sont lus : « Nous n’oublions pas et nous ne nous adaptons pas. Nous essayons simplement de poursuivre le voyage de ceux qui sont décédés. Ils sont morts pour libérer la Palestine, donc si nous devions nous arrêter lorsque quelqu’un est tué, nous n’atteindrions pas leur objectif. »

24 heures après avoir été arrêté, battu et interrogé, Tobasi est libéré par les FOI. La première chose qu’il me demande concerne le reste de l’équipe du Freedom Theatre.

« Nous devons exiger leur libération », dit-il à propos de Mustafa et Jamal. Je le rassure en l’informant que toute une équipe s’est consituée à travers le monde pour que cela se réalise.

Alors que le génocide se poursuit à Gaza et que les invasions du camp de Jénine se produisent quotidiennement, il est difficile de trouver la frontière entre dévastation et espoir, perte et défi, réalité et optimisme.

Ce qui est clair, c’est que les Palestiniens ont réussi à unir des personnes du monde entier, d’âges, d’origines, de cultures et de religions différents, non seulement pour défendre les droits et les voix des Palestiniens, mais aussi les nôtres.

Par leurs paroles et leur créativité, leur résilience et leur résistance, les Palestiniens nous ont appris comment construire une Intifada mondiale. Comme Tobasi exhorte son public dans la dernière phrase de la pièce : « Il est temps de commencer ».

Article original en anglais sur The New Arab / Traduction Chris & Dine

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