Partager la publication "John Keane : “Suite à des accusations de soutien à une “organisation terroriste” j’ai démissionné du Centre de sciences sociales de Berlin”"
Voici la lettre ouverte sur la culpabilité, le terrorisme, Israël et le savoir académique… rédigée par J. Keane le 28 novembre, en réponse à Jutta Allmendinger, présidente du WZB (dont le courrier est annexé plus bas).
Chère Jutta,
J’ai l’honneur et le privilège d’être associé depuis près d’un quart de siècle au Centre de recherche en sciences sociales de Berlin, le WZB (ndt : Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung). Il compte parmi les meilleurs instituts de recherche d’Europe. Première institution allemande à recevoir le prix HR Excellence in Research de la Commission européenne (ndt : programme HRS4R, Stratégie européenne de ressources humaines pour les chercheurs), il jouit d’une réputation mondiale pour ses recherches scientifiques de la plus haute qualité et de la plus grande pertinence pour le grand public. Dans un monde où tout va très vite et où la pression est forte, le WZB a longtemps été pour moi un havre de paix scientifique, un espace cosmopolite de tranquillité, d’engagements pour l’égalité des genres et de collégialité, dans lequel – d’abord en tant que professeur de la chaire Karl W. Deutsch, puis en tant qu’enseignant chercheur et membre du WZB – j’ai codirigé des projets de recherche à grande échelle financés par la Commission européenne, fondé et coordonné un partenariat fructueux entre le WZB et l’université de Sydney, encadré de jeunes chercheurs, contribué au projet SCRIPTS financé par la DFG (ndt : agence allemande de financement de la recherche), organisé des projets de livres, donné de nombreuses conférences publiques, ateliers et séminaires, et rendu des hommages publics à Ralf Dahrendorf (ndt : sociologue, journaliste et politique allemand, 1929-2009) et à d’autres éminents chercheurs en sciences sociales.
Étant donnée la réputation d’excellence scientifique du WZB, je dois dire que votre lettre (datée du 21 novembre) m’a autant surpris que déçu. Son ton et sa substance sont étonnamment peu scientifiques ; son esprit ressemble davantage à celui d’un avocat, d’un politicien ou d’un bureaucrate d’État. Les collègues à qui j’ai montré votre lettre ont été frappés par ses accents accusateurs et agressifs. Les questions que vous me posez ne sont pas de vraies questions. Il s’agit d’allégations qui se répondent à elles-mêmes : des déclarations non scientifiques et des insinuations dignes d’un juge impitoyable qui aurait décidé à l’avance que je soutiens secrètement une “organisation terroriste” connue sous le nom de Hamas et que je suis donc passible de poursuites pénales en vertu de la législation allemande. Ces allégations sont absurdes. Pire, elles sont potentiellement diffamatoires. Ce que vous avez écrit n’est ni fondé ni vrai, mais puisque (comme vous le dites) il s’agit d’une question d’importance publique, permettez-moi, par courtoisie intellectuelle, de vous répondre publiquement de la façon la plus claire et la plus brève possible.
Un simple coup d’œil à mes écrits sur la peur, la force et la cruauté – j’ai publié deux livres et de nombreux essais scientifiques sur ces sujets – confirme que je déplore et condamne tous les actes de violence. Je ne le fais pas parce que je crois en un quelconque premier principe de métaphysique, ni parce que je suis un pacifiste doctrinaire, mais parce que je suis un démocrate : mon raisonnement est que tout acte d’interférence physique non désiré avec le corps, le caractère et la pensée des gens est inacceptable et antidémocratique, profondément destructeur de leur capacité à bien vivre en tant qu’égaux, dans la dignité, de la manière qu’ils ont choisie, conformément à leurs propres cultures. Sous toutes ses formes, entre les mains de tous ses auteurs, la violence me rend malade.
En ce qui concerne le message que j’ai publié sur les médias sociaux le soir du 7 octobre (à 21 h 58, heure de Berlin) , votre affirmation selon laquelle il cautionne le meurtre de 1 400 civils israéliens est contredite par les cycles d’information de ce jour-là. À l’heure où j’ai posté mon message, il est évident qu’aucune nouvelle de ce type n’avait encore été diffusée dans le monde. Tout aussi erronée est votre insistance à affirmer que mon message prouve mon soutien à “une organisation terroriste et à ses actions violentes”. En réalité, l’image de drapeaux verts que j’ai postée était délibérément polysémique, un signifiant ouvert sans texte écrit, un message destiné à susciter de multiples réflexions chez ses destinataires. Ce message annonçait une surprise : le début soudain d’un drame dont j’avais prédit à ce moment-là qu’il aurait une portée géopolitique historique. C’était aussi un soufflet au visage des politiciens israéliens bellicistes qui ont longtemps bercé leurs citoyens, leur faisant croire que le droit militaire est le droit, et que l’occupation et la soumission par la force des Palestiniens permettront aux citoyens d’Israël de vivre dans une paix perpétuelle. Vous prétendez que mon message a hissé les drapeaux du Hamas. Les spécialistes du WZB auraient pu vous avertir que cette allégation est tout aussi fausse. De tels drapeaux, avec la sha’ada en blanc sur fond vert, sont utilisés par de nombreux groupes islamiques. Il ne s’agit pas des drapeaux du Hamas. Il s’agit bien de drapeaux utilisés par l’aile militaire du Hamas. Mais leur verdoyance est sacrée. Le vert est la couleur de l’Islam. Il évoque ce que la plupart des Palestiniens appellent le bahr : des sentiments – partagés à travers les générations – d’humiliations douloureuses, d’injustices et de meurtres organisés, de colonisation, d’espoir d’un avenir meilleur, d’aspiration au paradis.
Ces nuances sont absentes de votre lettre. Vous avez aussi trop hâtivement ou volontairement mal lu ma lettre ouverte au vice-chancelier de l’université de Sydney, qui, selon vous, est une preuve supplémentaire de mon soutien à la violence qui répand la peur. Ce n’est pas le cas. Ce que j’ai souligné dans cette lettre s’applique également à vous : votre préoccupation unilatérale pour le Hamas et les définitions officielles du “terrorisme” sanctionnées par l’État sont profondément préjudiciables. Cela m’amène à vous poser deux questions : Pourquoi votre lettre reste-t-elle muette sur des sujets aussi ignobles que les bombardements aériens incessants, la violence des colons, la destruction impitoyable et irréfléchie d’hôpitaux, d’écoles, de mosquées, d’églises et d’universités, et les plans fous d’Israël visant à expulser par la force des millions de personnes de leur ancienne patrie ? Pourquoi refusez-vous aux universitaires le droit de parler honnêtement, de dire l’indicible, de demander pourquoi un État né des cendres d’un génocide s’acharne militairement à la “destruction physique totale ou partielle” (article II-c de la convention sur le génocide) d’un peuple déraciné et terrorisé, connu sous le nom de Palestiniens ?
Tout bien considéré, je reste profondément perplexe quant aux motifs qui vous ont poussée à écrire une lettre aussi accusatrice et si peu scientifique. Peut-être craigniez-vous que des plaintes publiques concernant l’hébergement d’un critique du gouvernement israélien, partisan présumé d’une “organisation terroriste”, risquent de salir la réputation de votre présidence et du WZB dans son ensemble. Je me demande pourquoi votre lettre semble si peu préoccupée par le comportement barbare et terroriste de l’actuel gouvernement israélien, et si votre silence n’est pas en quelque sorte lié au mantra culpabilisant, répété de nos jours par tant de politiciens, selon lequel “la sécurité d’Israël fait partie de la raison d’être de l’Allemagne”. Pour parler franchement, je me demande également si votre lettre n’est pas défigurée par sa profonde indulgence à l’égard de ce que l’on a appelé la culpabilité allemande. Il y a une génération, le philosophe allemand Karl Jaspers a prédit avec précision qu’après la Shoah, les Allemands seraient en permanence hantés par les fantômes de la culpabilité. Il a également noté que l’auto-reproche offre un avantage incertain, dans la mesure où les personnes qui se sentent coupables et se reprochent ce qu’elles et leurs ancêtres ont fait, ou n’ont pas fait, sont susceptibles d’une autosatisfaction hautaine. Leurs aveux de culpabilité leur donnent l’absolution, la conviction que personne n’a le droit de les blâmer pour ce qu’ils ont fait. Les coupables deviennent prompts à condamner. “Plus cette sensibilité au blâme est grande”, écrivait Jaspers, “plus grande est, en règle générale, la promptitude inconsidérée à blâmer les autres”.
Je ne suis pas sûr d’avoir suffisamment soulevé le voile pour donner une vision d’ensemble, mais je suis certain que vos accusations et insinuations sur ma criminalité et mon soutien au “terrorisme” sont incompatibles avec les principes “d’intégrité intellectuelle” et de “clarté implacable” défendus par Max Weber il y a plus d’un siècle. Confronté à des appels bruyants visant à bannir des universités les professeurs socialistes parce qu’ils étaient de prétendus ennemis de l’État, il a insisté sur le fait que les universités qui ne protègent que les opinions “acceptables dans les cercles les plus élevés” de l’Église, des affaires et de l’État détruisent en pratique “la liberté de la science, de l’érudition et de l’enseignement”. Lorsque les établissements d’enseignement supérieur s’inclinent devant les opinions orthodoxes, concluait-il (ce sont ses mots), ils se tranchent eux-mêmes la gorge.
C’est pourquoi, avec tristesse et regret, je confirme ma démission en tant que membre du corps professoral du WZB. Je ne souhaite pas être associé à une institution dont la réputation publique est entachée par une politique de deux poids deux mesures, des menaces agressives à l’encontre de ses chercheurs chevronnés, des silences peu recommandables et l’imposition par le haut de définitions, motivées par des considérations politiques, de ce qui doit être toléré.
Je vous prie d’agréer, Madame la Présidente, l’expression de mes salutations respectueuses,
Professeur John Keane
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Courrier de Jutta Allmendinger, présidente du WZB, le 21 novembre 2023
Cher John,
J’aurais aimé vous parler en personne avant de vous soumettre ces lignes, mais pour de merveilleuses raisons privées compréhensibles (félicitations !), vous n’êtes pas disponible.
Je vous écris au sujet de vos dernières publications sur la plateforme de médias sociaux X.
Le 7 octobre 2023, vous avez posté une photo de Reuters représentant les drapeaux de l’organisation “Harakat al-Muqawama al-Islamiya”, communément appelée HAMAS. Vous devez savoir que de nombreux pays, y compris ceux de l’Union européenne, inscrivent le HAMAS sur la liste des organisations terroristes – une organisation qui a assassiné 1 400 civils israéliens de la manière la plus barbare le jour même de votre publication.
Votre message ne peut être compris que comme un soutien au HAMAS et à ses actions – compte tenu également de vos messages publiant une lettre ouverte au vice-chancelier de l’université de Sidney.
Il ne s’agit pas d’une question d’opinion privée puisque vous êtes un politologue de renommée internationale, affilié au WZB – ce que vous mentionnez d’ailleurs explicitement dans votre profil sur X.
Soutenir publiquement une organisation terroriste et ses actions violentes est en contradiction avec les valeurs du WZB. Il s’agit également d’une infraction pénale potentielle en Allemagne. Le WZB est très préoccupé et se distancie expressément de ce type de déclarations. Je vous demande donc instamment de m’expliquer le contexte et l’intention de ce message : Soutenez-vous les attaques contre Israël le 7 octobre ? Quelle est la signification de votre tweet non commenté des drapeaux du Hamas le jour des attaques ?
Si votre explication n’équivaut pas à une condamnation de la cruelle attaque terroriste du Hamas, je me verrai dans l’obligation de révoquer votre statut de membre du WZB avec effet immédiat. Je vous demanderai également d’adapter, en conséquence, votre communication sur vos affiliations actuelles – que ce soit en ligne ou hors ligne.
Je regrette qu’une collaboration fructueuse de plusieurs années doive se terminer ainsi. Je vous prie d’agréer l’expression de mes salutations distinguées.
Jutta
Source : Compte X John Keane / Traduction Chris & Dine
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