Raviver l’hégémonie : la proposition israélienne de transport terrestre et ferroviaire dans le golfe Persique

Mohamad Hasan Sweidan, 17 août 2023. Depuis 2017, dans le cadre d’une initiative baptisée « Des pistes pour la paix régionale », Israël tente de promouvoir un projet ferroviaire reliant le port de Haïfa aux États du Golfe Persique, dont les Émirats arabes unis. Ce projet, déjà lancé, a pris une importance accrue suite à l’accord de normalisation entre Abu Dhabi et Tel Aviv en 2020.En juillet, on a appris qu’Israël et les États-Unis travaillaient sur un projet de liaison terrestre pour les camions voyageant entre Israël et les Émirats arabes unis via la Jordanie et l’Arabie saoudite. Les deux projets visent à relier la mer Méditerranée et le golfe Persique.

Relancer le chemin de fer du Hedjaz

En 2017, Yisrael Katz, alors ministre israélien des Transports et actuellement ministre de l’Énergie, a présenté sa vision du projet. Ce qui est frappant, c’est que ce grand plan avait déjà fait l’objet de discussions entre Israël, certains pays arabes et même l’administration de l’ancien président américain Donald Trump, avant son approbation officielle par le gouvernement du Premier ministre Benjamin Netanyahu.

La trajectoire proposée suit la ligne Marg Train, une ligne ferroviaire existante s’étendant de Haïfa à Beit She’an, situé près de la frontière jordanienne. Le trajet se poursuit en Jordanie en passant par le pont du Jourdain, connu sous le nom de pont Cheikh Hussein, et croise le réseau ferroviaire interne du pays avant de converger vers le port stratégique d’Aqaba sur la mer Rouge.

Depuis la Jordanie, la ligne continue vers l’Arabie saoudite, puis vers les Émirats arabes unis, et s’étendra probablement jusqu’au sultanat d’Oman. Ce réseau complexe de connectivité relie non seulement les territoires palestiniens occupés aux ports du golfe Persique, mais ouvre la voie à des extensions potentielles en Irak et au Koweït.

Une carte du projet envisagé montre clairement que l’initiative israélienne s’inspire du chemin de fer historique du Hedjaz, une ligne ferroviaire de 1.464 kilomètres construite par l’Empire ottoman pour transporter des passagers, des pèlerins et des marchandises de la Palestine vers la Syrie, et de là vers l’Arabie saoudite via la Jordanie.

Cette ligne a été inaugurée en 1908 par le sultan Abdul Hamid II en personne. L’année suivante, des trajets quotidiens furent instaurés entre Haïfa et Damas, et trois hebdomadaires entre Damas et Médine. La dernière proposition israélienne vise à relancer l’ancienne ligne du Hedjaz, mais avec les Émirats arabes unis remplaçant la Syrie, pour des raisons évidentes. En fait, le ministre israélien du Renseignement et des Transports Yisrael Katz a déclaré sans ambages : « Je veux relancer le chemin de fer du Hedjaz. Ce n’est pas du tout un rêve. »

Liaison terrestre avec le Golfe Persique

Dans une tentative stratégique visant à accélérer l’engagement diplomatique et à favoriser des liens plus étroits avec certains États arabes, le projet de liaison terrestre d’Israël vise à renforcer le commerce et la connectivité au sein de l’Asie occidentale, grâce à une proposition orchestrée par le ministère israélien des Affaires étrangères et remise à l’envoyé américain Amos Hochstein. Cependant, bien que plusieurs personnalités politiques israéliennes aient confirmé que des travaux sur le projet étaient en cours entre Washington et Tel-Aviv, il n’y a toujours pas d’approbation officielle de la part des parties impliquées.

Actuellement, l’itinéraire emprunté par les camions reliant les Émirats arabes unis au port de Haïfa est embourbé dans des complexités bureaucratiques, nécessitant plusieurs chauffeurs, des formalités administratives complexes et de longues périodes d’attente aux postes frontières. En revanche, le projet proposé offre la possibilité qu’un chauffeur et un camion se déplacent entre Dubaï et le port de Haïfa sans changer de chauffeur et de camion aux postes frontières entre les pays.

Le projet permettra aux camions de transporter des marchandises tout en réduisant considérablement les délais et les coûts de transport. Une étude du ministère israélien des Affaires étrangères et du gouvernement américain estime que cela réduira le temps de transport des marchandises entre Israël et les Émirats arabes unis, économisant jusqu’à 20 % sur les frais d’expédition.

L’infrastructure nécessaire pour faciliter la circulation des camions entre le port de Haïfa et les ports des Émirats arabes unis est déjà en place. La principale motivation du succès réside dans la nécessité de surmonter les obstacles administratifs et politiques, plutôt que d’exiger un accord de normalisation global entre Israël et l’Arabie saoudite.

Malgré l’absence d’accord formel, en 2020, Riyad a autorisé les compagnies aériennes israéliennes à traverser son espace aérien, permettant ainsi une mobilité cruciale entre Israël et les Émirats arabes unis et Bahreïn. Il va de soi qu’une approche similaire pourrait être étendue au transport terrestre – une étape tangible vers l’amélioration des flux commerciaux et des relations entre l’État de l’apartheid et l’Arabie saoudite, les rapprochant ainsi d’une potentielle normalisation formelle.

Gains économiques pour Israël

Les initiatives de liaison terrestre lancées par Israël, bien que visant ostensiblement à favoriser la coopération régionale, constituent des stratégies à multiples facettes alignées sur les intérêts économiques, militaires et politiques de Tel-Aviv – dont beaucoup visent l’hégémonie régionale aux dépens de ses voisins. Toute mesure stratégique israélienne aura des répercussions sur le paysage économique, sécuritaire et géopolitique de l’Asie occidentale, rehaussant ainsi le profil régional de Tel-Aviv, mais poussant aussi potentiellement ses opposants à l’action.

Avant tout, les retombées économiques découlant de ces projets revêtent une importance capitale pour Israël. Les projections du ministère israélien des Affaires étrangères suggèrent une augmentation stupéfiante du volume des échanges suite à l’initiative de liaison ferroviaire proposée, pouvant atteindre le chiffre phénoménal de 400 %.

Cela représenterait un changement marqué par rapport au statu quo, dans lequel une multitude de camions se rendent actuellement au port de Haïfa via les ferries de Turquie, traversant les territoires palestiniens occupés en route vers divers pays arabes via la Jordanie.

Une liaison ferroviaire et terrestre permettra le transport rapide et rentable des marchandises vers les marchés arabes, galvanisant ainsi les producteurs israéliens à exploiter de nouveaux marchés. Par exemple, la facilité d’exportation de légumes frais, un produit vital pour les Émirats arabes unis, peut accroître considérablement le commerce du secteur agricole.

Avec le transport ferroviaire ou routier entre l’État d’occupation et le golfe Persique, Israël deviendra de plus en plus important en tant que plaque tournante du transport de marchandises de l’Europe vers les pays arabes, et vice versa. Selon le ministre Katz, 25 % des exportations turques vers le Golfe transitent par le port de Haïfa et transitent par la Jordanie.

Au-delà des gains économiques, il y a aussi des avantages en matière de sécurité à prendre en compte. Les projets offrent un avantage certain pour contourner les vulnérabilités en matière de sécurité, contournant habilement les risques posés par l’Iran dans le détroit d’Ormuz et le Yémen dans le détroit de Bab el-Mandeb.

Cette manœuvre aboutit à une convergence des intérêts sécuritaires entre Israël et les États du golfe Persique, à travers une coopération sécuritaire et militaire renforcée. En consolidant cette alliance, Israël fait progresser sa campagne visant à unir ses partenaires régionaux contre son principal adversaire, l’Iran.

L’inquiétude de l’Égypte

D’un point de vue géopolitique, les projets étendent l’influence d’Israël, le transformant en un acteur régional intrinsèque et naturel. Cette interconnectivité élève sa position dans la sphère ouest-asiatique en cimentant des liens vitaux avec les États du Golfe et en se positionnant comme un canal commercial essentiel entre l’Europe et la région.

Un tel rôle influent place effectivement Israël au centre de l’attention diplomatique, ce qui peut faire avancer la trajectoire vers la normalisation avec les États arabes.

L’initiative Israël-Golfe ne sera cependant pas considérée sans inquiétude en Égypte. Le projet de liaison terrestre menace de détourner les activités du canal de Suez, une bouée de sauvetage du commerce mondial et un point d’ancrage pour l’économie égyptienne, aujourd’hui en difficulté. Avec environ 12 % du commerce international, 10 % des expéditions de pétrole et de gaz et 22 % du commerce des conteneurs transitant par le canal de Suez, les enjeux sont considérables.

La perspective d’un corridor terrestre détournant le trafic de la Méditerranée vers le golfe Persique pose un défi notable à la position géoéconomique du Caire dans la région. Une réduction de l’importance du canal constitue une menace indéniable, comme en témoignent les revenus record de l’Égypte de 9,4 milliards de dollars au cours du dernier exercice financier, qui a vu près de 26.000 navires transiter par le canal de Suez.

Un chemin semé d’embûches vers la normalisation

En 2020, des discussions de haut niveau ont eu lieu lors du forum I2U2, qui a réuni les États-Unis, Israël, les Émirats arabes unis et l’Inde. C’est là que Tel Aviv a présenté sa proposition de projet d’infrastructure visant à relier les États du Golfe et les États arabes via un réseau ferroviaire.

Le projet stipule que l’Inde sera également liée à ce projet en connectant ses ports aux ports du Golfe, en plus d’Israël. La principale différence entre ces deux projets est qu’Israël a annoncé publiquement qu’il faisait partie du projet de corridor terrestre avec les Émirats arabes unis.

Il convient de noter que la force motrice derrière les deux projets reste inchangée : à savoir, un effort concerté pour forger des relations commerciales solides entre Israël et divers États arabes.

Pourtant, tout projet impliquant Israël se heurte au formidable défi posé par le conflit israélo-arabe persistant, aggravé par le soutien inébranlable des populations d’Asie occidentale à la cause palestinienne. La position durable d’Israël en tant qu’État colonialiste étranger en Asie occidentale continuera de poser des obstacles et une opposition directe à ses initiatives dans la région.

Article original en anglais sur The Cradle / Traduction MR

A propos de l’auteur : Mohamed Sweidan est chercheur en études stratégiques, écrivain pour différentes plateformes médiatiques et auteur de plusieurs études dans le domaine des relations internationales. Mohamed se concentre principalement sur les affaires russes, la politique turque et la relation entre la sécurité énergétique et la géopolitique. Son compte X : @mhmdsweidan