Partager la publication "Bande de Gaza : Rencontre avec des enfants qui ont passé toute leur vie coupés du monde"
Maha Hussaini, 15 juin 2022. En juin 2007, trois semaines après la naissance de Mohammed Jabr dans le camp de réfugiés d’al-Shati, à l’ouest de Gaza, Israël a imposé un blocus terrestre, maritime et aérien à la bande.
Cette année, Jabr a fêté son quinzième anniversaire pendant son service habituel de 14 heures dans le café de son oncle, situé en bord de mer, où il travaille comme serveur pour subvenir aux besoins de sa famille.
Ayant grandi sous le blocus, le souhait de Jabr pour son anniversaire était de traverser la terre au-delà des frontières de la bande de Gaza.
« Je ne sais pas ce que cela fait de sortir d’ici. Je n’ai jamais voyagé et je ne pense pas être en mesure de le faire de sitôt », a déclaré Jabr à Middle East Eye.
« Mais mon frère, qui a émigré en Turquie il y a un an, m’appelle par vidéo tous les jours et me montre les rues et les restaurants là-bas. C’est un monde totalement différent.
« Je rêve de voyager. Je veux juste voyager ne serait-ce qu’un jour pour voir mon frère et ensuite revenir à Gaza, mais c’est compliqué et ma famille arrive à peine à couvrir nos besoins quotidiens de base. »
Le père de Jabr, qui travaillait dans une boutique de tailleur, a perdu son emploi quelques années après l’imposition du blocus.
Un impact catastrophique
Après la victoire du Hamas aux élections législatives de 2006, Israël a imposé un blocus à l’enclave côtière. Il a renforcé les restrictions un an plus tard, après que le Hamas eut pris le contrôle de la bande.
Le gouvernement israélien a restreint la circulation des personnes et des biens à l’entrée et à la sortie de Gaza, dans le cadre de ce qu’il appelle « la politique de séparation ».
Cette politique, qui vise à limiter les déplacements à l’intérieur et à l’extérieur de Gaza pour éviter le transfert d’un « réseau terroriste humain » selon les autorités israéliennes, a un impact catastrophique sur la vie économique et sociale des deux millions de résidents de l’enclave.
À la suite des mesures prises par Israël, des dizaines de milliers de Palestiniens ont perdu leur emploi en raison de l’aggravation de la situation économique, ce qui a fait grimper le taux de chômage à 50,2 % (l’un des plus élevés au monde) d’ici la fin de 2021, contre 23,6 % avant l’imposition du blocus en 2005.
Un an après l’imposition du blocus, la Coordination israélienne des activités gouvernementales dans les territoires (Cogat) a préparé un document qui détaillait les « lignes rouges » d’Israël pour la « consommation alimentaire dans la bande de Gaza ».
La Cogat a été contrainte de publier ce document en 2012, à la suite d’une bataille juridique engagée par l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme Gisha.
Le document calculait le nombre minimum de calories dont chaque Palestinien avait besoin pour ne pas souffrir de malnutrition.
En raison des restrictions imposées par Israël, deux tiers de la population de Gaza (64,4 %) étaient en situation d’insécurité alimentaire au début de 2022.
« Quand les vacances d’été commencent, je vais chez mes grands-parents et j’y reste pendant trois mois parce que leur maison est proche de mon travail », a déclaré Jabr.
« Je n’ai pas d’amis et je n’ai pas le temps de sortir à cause de mon travail. Parfois, j’arrive au travail à 6 heures du matin pour commencer à préparer l’accueil des clients.
« Je travaille jusqu’à 8 ou 10 heures du soir et je gagne 20 shekels (5,80 dollars) par jour, soit 560 shekels (160 dollars) par mois. Je n’ai pas de week-ends, je travaille tous les jours sans interruption ».
Lutter contre les dettes
Le salaire minimum mensuel dans la bande de Gaza est de 656 shekels (189 dollars), contre 1036 shekels (300 dollars) en Cisjordanie, selon le Bureau central palestinien des statistiques.
« Le premier jour de travail, lorsque j’ai reçu les 20 shekels, je suis rentré à la maison et j’en ai donné 15 à ma mère et j’ai gardé les cinq autres. Je suis content de pouvoir gagner de l’argent et de soutenir ma famille, mais je suis surtout heureux de pouvoir subvenir à mes propres besoins », a déclaré Jabr.
« J’ai acheté ce portable avec l’argent que j’ai gagné en travaillant ici ».
Bien que le travail de Jabr soit épuisant pour un adolescent, il refuse parfois le salaire de son oncle, qui se débat avec des dettes.
« Je plains mon oncle qui doit nous payer, moi et quatre autres travailleurs, 20 shekels chacun », dit-il. « Parfois, le café ne gagne même pas cette somme d’argent, et il doit payer le loyer et les autres dépenses, en plus de rembourser sa dette aux marchands à qui il a acheté les chaises et les parapluies.
« Je ne travaille pas seulement pour l’argent. Je veux aussi soutenir l’entreprise de mon oncle. Il travaille très dur, mais son entreprise fait à peine des bénéfices. »
Selon un rapport publié en 2021 par le Bureau des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), la dette moyenne des familles de réfugiés les plus pauvres de la bande de Gaza représente plus de deux fois leur revenu annuel.
Le rapport a révélé que 25 % des familles de Gaza risquent d’être emprisonnées en raison de leur dette et que 23 % d’entre elles ont déclaré se sentir en danger en raison de leur dette.
Une génération traumatisée
Jabr, qui a survécu à quatre attaques militaires israéliennes dévastatrices sur la bande, dit s’être habitué à une « vie de peur » à Gaza depuis le premier assaut d’Israël sur la bande en 2008.
« Lorsque la première offensive a été lancée [en 2008-2009], j’étais encore un bébé. Je ne m’en souviens pas du tout. Mais je me souviens certainement des trois qui ont suivi », a-t-il déclaré.
« J’ai parfois peur à cause des explosions massives, mais croyez-moi, je n’ai plus peur de la mort. Mais j’ai peur pour ma famille. »
À la suite de l’attaque israélienne de 11 jours sur la bande en mai 2021, un rapport sur les droits de l’homme a révélé que 9 enfants sur 10 à Gaza souffraient d’une forme de trouble de stress post-traumatique (TSPT) lié au conflit.
Vivant dans de meilleures conditions socio-économiques, Nabil Saeed, de la même génération, estime que le blocus sévère menace son propre avenir dans la bande.
« L’année prochaine, je finirai le lycée, et je dois choisir une filière universitaire qui m’aidera plus tard à trouver un emploi. Mais ce n’est pas aussi facile que ça en a l’air à Gaza », a-t-il confié à MEE.
« Par exemple, je rêve d’étudier la médecine vétérinaire, mais il me serait extrêmement difficile de travailler comme vétérinaire ici, car la majorité des gens peuvent à peine assurer leur subsistance ou acheter de la nourriture. Payeraient-ils une partie de leur revenu quotidien pour soigner leurs animaux de compagnie ?
« De plus, de nombreuses spécialités ne sont pas proposées dans les universités de Gaza. Il se peut donc que je doive me rendre à l’étranger pour obtenir mon diplôme, mais voyager en dehors de Gaza est un autre défi.
« J’espère pouvoir voyager et prendre l’air en dehors de Gaza, mais les restrictions imposées, notamment aux Palestiniens de sexe masculin, font qu’il est difficile pour nous de voyager en famille. »
Un rapport de Human Rights Watch (HRW) publié à l’occasion du 15e anniversaire du blocus a déclaré que les politiques d’Israël qui font de la bande de Gaza une « prison à ciel ouvert » font partie de ses crimes contre l’humanité.
« Alors que de nombreuses personnes dans le monde voyagent à nouveau deux ans après le début de la pandémie de Covid-19, les plus de deux millions de Palestiniens de Gaza restent sous ce qui équivaut à un blocus vieux de 15 ans », a déclaré Omar Shakir, directeur de HRW pour Israël et la Palestine.
Frustrations
Saeed, qui passera l’année prochaine les épreuves stressantes du tawjihi (lycée), se sent frustré de devoir passer de nouvelles vacances d’été à la maison.
« Plus je vieillis, plus il m’est difficile de voyager en raison des mesures restrictives imposées aux frontières », a-t-il déclaré. « Je dis toujours à mon père que je dois voyager avant de commencer le tawjihi. Ca m’oppresse de rester au même endroit pendant toutes ces années. »
Un récent rapport de Save the Children, qui traite des conséquences du blocus israélien depuis 15 ans, a révélé que quatre enfants sur cinq à Gaza vivaient dans la dépression, le chagrin ou la peur, tandis que plus de la moitié avaient envisagé le suicide.
Selon le rapport, le blocus a déclenché une crise de santé mentale chez les enfants, faisant passer le pourcentage de ceux qui ont déclaré se sentir anxieux à 84 % en 2022, contre 50 % en 2018.
Maimana al-Naouq, 15 ans, de Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, dit qu’elle rêve de rencontrer de nouvelles personnes et de connaître différentes cultures en dehors de Gaza.
Elle n’a jamais fait l’expérience du voyage.
« Les circonstances économiques et les difficultés liées aux restrictions et au blocus ont fait du voyage un souhait qui a peu de chances de se réaliser », a expliqué Naouq à MEE.
” »Une fois que les élèves ont terminé le lycée, ils choisissent généralement entre des universités dans leur pays ou à l’étranger. Il se peut qu’ils finissent par étudier dans leur propre pays, mais au moins ils ont le choix.
Naouq a déclaré qu’elle souhaitait devenir journaliste afin de pouvoir visiter de nouveaux endroits et rencontrer des gens différents.
« Toutes ces circonstances qui nous ont isolés du monde extérieur sont dues à l’occupation », a-t-elle déclaré. « Nous sommes conscients que d’autres personnes de notre âge vivent différemment en dehors de Gaza ; elles doivent se sentir libres et optimistes quant à leur avenir.
« Ici, j’ai grandi avec le siège et je ne connais pas grand-chose du monde extérieur. J’aimerais pouvoir voyager dans les villes que je vois [sur internet] et qui semblent beaucoup plus grandes et plus développées que Gaza. »
Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR
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