« L’apartheid en action » : Le danger des nouvelles restrictions de voyage israéliennes en Cisjordanie

Michael Arria & Yumna Patel, 3 juin 2022. Les nouvelles restrictions israéliennes sur les Palestiniens détenteurs de passeports étrangers sont condamnées par les experts juridiques, tandis que l’administration Biden fait peu pour défendre les droits des citoyens américains.

Si un Américain d’origine palestinienne souhaite se rendre en Cisjordanie occupée pour rendre visite à sa famille, il devra bientôt demander une autorisation préalable au gouvernement israélien, en révélant des informations personnelles sur les membres de sa famille auxquels il compte rendre visite, ainsi que les données relatives à toute terre qu’il possède ou dont il pourrait hériter dans le territoire. 

Et même dans ce cas, l’entrée pourra lui être refusée pour « toute considération pertinente », selon l’appréciation des autorités israéliennes. 

Ce ne sont là que quelques-unes des restrictions invasives auxquelles les Palestiniens détenteurs de passeports étrangers seraient soumis selon une nouvelle ordonnance publiée par la Coordination des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), l’agence gouvernementale israélienne chargée de faire appliquer la politique israélienne dans le territoire occupé.

La nouvelle réglementation doit entrer en vigueur le 5 juillet. Publiées par le COGAT au début de l’année, les restrictions devaient initialement entrer en vigueur le 22 mai, mais ont été temporairement interrompues par une requête adressée à la Haute Cour d’Israël par le groupe de défense des droits de l’homme HaMoked.

Les révisions du COGAT ont été vivement critiquées par des groupes de défense des droits de l’homme et des experts juridiques, qui estiment qu’elles rendront la vie des Palestiniens encore plus difficile. La Cisjordanie ne fait pas partie d’Israël, mais le pays contrôle l’entrée et la circulation dans la région depuis des décennies, imposant des restrictions draconiennes à la population.

Les quatre-vingt-dix-sept pages de procédure constituent la politique du COGAT, qui ne s’applique pas aux personnes visitant l’une des nombreuses colonies juives de Cisjordanie. La politique fait référence à la région en tant que « Judée et Samarie », un nom biblique préféré par le gouvernement israélien.

« C’est l’apartheid en action », a déclaré à Mondoweiss Ahmed Abofoul, avocat de l’organisation palestinienne de défense des droits de l’homme Al-Haq, à propos de cette nouvelle politique. 

« Disons par exemple qu’un Américain palestinien et un Américain juif viennent [en Cisjordanie] ensemble. Le Palestinien serait traité différemment du juif », a-t-il déclaré.

« Tout cela fait partie du système d’apartheid. Ce que nous voyons est représentatif de la façon dont Israël applique ses lois d’apartheid aux Palestiniens partout, dans le territoire occupé et à l’étranger. Israël prend pour cible les Palestiniens simplement parce qu’ils sont Palestiniens. »

Annexion de facto

Selon les experts en droits de l’homme, les nouvelles restrictions établies par le COGAT sont particulièrement dangereuses car elles supposent la souveraineté et la juridiction israéliennes sur la totalité de la Cisjordanie occupée. 

Depuis des années, Israël cherche à annexer de jure le territoire occupé, mais s’est heurté à d’importants obstacles politiques. Les groupes de défense des droits affirment que le gouvernement pratique une annexion de facto en Cisjordanie depuis des décennies, puisque des millions de Palestiniens sont soumis aux lois et politiques israéliennes, mais ne jouissent d’aucun droit en vertu de la loi. 

L’utilisation de termes tels que « Judée et Samarie », par exemple, vise à brouiller les frontières et à traiter le territoire occupé comme une partie d’Israël. Et si Israël a toujours contrôlé les frontières entre la Cisjordanie et le monde extérieur, en promulguant ces nouvelles restrictions exhaustives, l’État officialise ce qu’il considère comme sa souveraineté sur le territoire.

« Israël cherche à bureaucratiser son contrôle de facto de toutes les terres palestiniennes en introduisant de nouvelles procédures de collecte de renseignements qui seront employées pour déposséder davantage les Palestiniens de leurs terres et de leur identité », a déclaré à Mondoweiss le Dr Osama Abuirshaid, directeur exécutif d’Americans for Justice in Palestine Action (AJP Action).

« Les autorités israéliennes comprennent que – selon le droit international – elles n’ont pas le droit légal à la souveraineté sur le territoire palestinien occupé. Par conséquent, elles visent à contourner cette réalité par des tactiques subversives qui traitent la terre palestinienne comme la leur. »

« Israël mise sur la complicité de la communauté internationale par son incapacité – depuis des décennies – à dissuader les violations de ses obligations légales en tant que puissance occupante », poursuit-il. « Il croit que cette nouvelle violation à l’encontre des Palestiniens passera après une tempête dans une tasse de thé, similaire à la tempête qui s’est ensuivie concernant la reconnaissance américaine de Jérusalem comme sa capitale. Les nouvelles règles du COGAT font partie des initiatives plus larges d’Israël pour judaïser les territoires palestiniens occupés et démanteler de l’intérieur, une à une, les résolutions internationales inactives et manifestement inefficaces. »

Les règles

Êtes-vous un Palestinien avec un passeport d’un pays étranger ? Vous devrez fournir les noms et les numéros d’identification nationaux de votre famille si vous voulez voyager. Vous envisagez d’emménager dans le même appartement que votre partenaire palestinien ? Vous aurez 30 jours pour en informer le gouvernement israélien. Vous cherchez à étudier dans une université de Cisjordanie ? Vos options seront limitées à certaines disciplines, pour autant qu’Israël n’ait pas déjà rempli son propre quota d’étudiants.

Les restrictions limitent le nombre d’étudiants et de professeurs autorisés à fréquenter et à enseigner dans les universités palestiniennes chaque année à 150 et 100, respectivement, et limitent le temps que les professeurs et les étudiants invités sont autorisés à passer en Cisjordanie. 

Les règles stipulent également que les responsables israéliens peuvent déterminer les sujets que les professeurs invités sont autorisés à enseigner ou non.

« Ils déterminent ce que les gens peuvent étudier, qui peut enseigner, et combien de personnes peuvent étudier », a déclaré Abofoul. « Et selon les règles, ces décisions sont prises ‘à la satisfaction du fonctionnaire autorisé du COGAT’ ».

« Donc, essentiellement, vous avez un officier militaire qui décide pour toute une nation de la nature de leur académie et de leurs institutions académiques. Ils vont décider des sujets que les Palestiniens peuvent étudier, des professeurs qui peuvent venir ou non, et des étudiants qui peuvent venir de l’étranger pour étudier. »

« C’est une forme très dangereuse et flagrante de domination », a déclaré Abofoul. 

Abofoul a souligné ce qu’il a décrit comme l’absurdité de certaines règles, notamment une règle qui exige que les ressortissants étrangers déclarent toute nouvelle relation avec un Palestinien au gouvernement israélien dans les 30 jours suivant le début de la relation, sous peine de ne pas pouvoir bénéficier du statut de résident dans le cas futur d’un mariage. 

« De telles règles sont très scandaleuses et intrusives », a déclaré Abofoul. « Il est ridicule qu’ils attendent de vous que vous sachiez ce que l’avenir vous réserve, quelle que soit la relation dans laquelle vous vous engagez, dans les 30 jours qui suivent le début de celle-ci. »

Abofoul a déclaré que, comme les autres restrictions, il ne s’agit pas de la relation elle-même, mais du contrôle de la vie des Palestiniens. 

« Il s’agit de cibler le Palestinien dans la relation, et la nature palestinienne de la relation. Nous l’avons vu à travers les interdictions de regroupement familial imposées aux conjoints étrangers de Palestiniens, mais cette mesure va encore plus loin », a-t-il déclaré. 

« Ces règles ne s’appliquent pas si vous êtes un étranger et que vous souhaitez entamer une relation avec un juif israélien. Vous n’auriez pas à remplir ces formulaires spéciaux, ni à demander des permis, ni à subir des procédures supplémentaires. »

Surveillance et censure

Depuis la publication de la nouvelle ordonnance, les Palestiniens ont également exprimé leurs inquiétudes quant au fait que les nouvelles procédures font partie de la dernière tentative du gouvernement israélien de renforcer la surveillance de leurs communautés. 

Ces dernières années, Israël a intensifié sa surveillance des Palestiniens. En novembre 2021, le Washington Post a fait état de Blue Wolf, un système de reconnaissance faciale qui utilise la technologie des smartphones pour capturer des images de Palestiniens et tenter de les faire correspondre dans une base de données compilée par l’armée israélienne.

Le gouvernement a également été accusé de procéder à des écoutes sur les militants palestiniens des droits de l’homme. 

« Ils ont non seulement le pouvoir de refuser la visite de personnes, mais ils collectent également des informations sur ces personnes et sur celles qu’elles veulent visiter », a déclaré Abofoul à Mondoweiss, mettant en garde contre les implications sinistres qui pourraient découler de l’obligation pour les Palestiniens de déclarer les biens qu’ils possèdent ou dont ils pourraient hériter. 

Selon lui, les groupes de défense des droits craignent que les informations collectées sur les terres ne soient utilisées par le gouvernement israélien pour confisquer des terres palestiniennes privées et les transformer en terres publiques destinées à des colonies ou à des zones militaires. 

« Informer sur sa propre propriété et son héritage fait partie de l’entreprise expansionniste et de colonisation d’Israël », a déclaré Abofoul. « Israël n’a aucune intention d’arrêter ses confiscations de terres et ses vols de propriétés privées palestiniennes ».

« C’est ce qui s’est passé après 1948 avec la loi sur la propriété des absents, lorsque les Palestiniens qui avaient des biens mais qui étaient hors du pays ont vu leurs terres confisquées. Ce sont ces terres qui sont devenues Israël », a-t-il déclaré. 

« Maintenant, la même chose pourrait se produire en Cisjordanie ».

Selon M. Abofoul, les nouvelles restrictions ont également des répercussions sur le militantisme palestinien et la solidarité internationale. 

« Israël se rend compte que les visites des étrangers dans les territoires occupés révèlent les politiques d’apartheid d’Israël, et cette solidarité avec les Palestiniens affecte Israël sur la scène internationale, et ils ne veulent pas que cela se produise », a-t-il déclaré. 

« Avec ces règles, ils peuvent surveiller et collecter des données sur les personnes qui viennent rendre visite aux Palestiniens ou celles qui font du travail de solidarité en Cisjordanie, qu’ils pourront utiliser à l’avenir pour empêcher les gens de revenir et de participer à ce genre d’activités », a déclaré Abofoul. 

« C’est une façon de censurer les Palestiniens et leurs partisans dans le monde entier. Il deviendra plus difficile de montrer au monde ce qui se passe en Palestine », a-t-il poursuivi. « Vous pouvez faire des rapports pendant un million d’années sur ce qui se passe, mais ce n’est pas aussi efficace que lorsque vous venez et le voyez en personne ».

La réponse des États-Unis

Lorsque le porte-parole du département d’État, Ned Price, a été interrogé sur la position de l’administration Biden sur la nouvelle politique le 2 mai, il n’avait pas grand-chose à dire. « Nous sommes au courant des nouvelles procédures d’entrée et de résidence des étrangers en Cisjordanie qui ont été récemment publiées par le COGAT d’Israël et qui doivent entrer en vigueur, d’après ce que nous avons compris », a-t-il déclaré aux journalistes. « Nous continuons à les étudier. Nous nous engageons avec nos homologues israéliens pour comprendre leurs applications et leurs éventuelles implications. »

Le 27 mai, douze démocrates de la Chambre des représentants ont envoyé une lettre au secrétaire d’État Antony Blinken, au secrétaire à la Sécurité intérieure Alejandro Mayorkas et au secrétaire à l’Education Miguel Cardona, exprimant leur inquiétude quant à l’impact potentiel des nouvelles règles de voyage sur la liberté académique. « Nous restons préoccupés par le fait que le gouvernement d’Israël maintient des politiques d’entrée discriminatoires à l’égard des citoyens américains en raison de leur appartenance ethnique, de leur origine nationale, de leur religion et/ou de leurs opinions politiques », peut-on lire dans la lettre, dirigée par le représentant Jamaal Bowman (D-NY). « Nous sommes conscients, comme cela est partagé sur le site Web du Département d’État, que ces politiques ont un impact disproportionné sur les Américains d’origine palestinienne qui sont fréquemment soumis à des inspections et des interrogatoires humiliants et obstructifs par les autorités israéliennes et se voient fréquemment refuser la possibilité de visiter la terre de leurs ancêtres. »

La lettre de M. Bowman n’est qu’un exemple de l’inquiétude croissante des démocrates concernant la politique de M. Biden à l’égard d’Israël et de la Palestine. En mai, l’administration a reçu deux lettres lui demandant d’agir dans les villages de Masafer Yatta en Cisjordanie, où environ 1.000 Palestiniens sont sur le point d’être expulsés de force de leurs maisons afin que les terres puissent être utilisées par l’armée israélienne. La plus modérée des deux lettres a été promue par le groupe sioniste libéral J Street et a reçu 83 signatures. La seconde lettre émanait de la représentante Cori Bush (D-MO) et était signée par 15 membres progressistes de la Chambre. Contrairement à l’initiative de J Street, elle qualifie le déplacement forcé de « crime de guerre » et demande au gouvernement des États-Unis de conditionner l’aide militaire d’Israël.

Biden a également subi des pressions pour lancer une enquête indépendante sur la mort de la journaliste américano-palestinienne Shireen Abu Akleh, qui a été tuée par les forces israéliennes au début du mois de mai. Les Reps. Andre Carson (D-IN) et Lou Correa (D-CA) ont récemment pris la tête d’une lettre, signée par près de 60 démocrates de la Chambre, demandant au département d’État et au FBI d’agir.  « En tant que membres du Congrès, nous sommes profondément préoccupés par la mort de Mme Abu Akleh », peut-on lire dans la lettre. « Les journalistes du monde entier doivent être protégés à tout prix ».

L’une des signataires, la représentante Alexandria Ocasio-Cortez (D-NY), a également abordé la politique de l’administration envers Israël lors d’un direct sur Instagram. « Nous ne pouvons même pas obtenir des soins de santé aux États-Unis. Et nous finançons cela », a-t-elle déclaré aux téléspectateurs. « Il doit y avoir une sorte de ligne que nous traçons, cela doit s’arrêter à un moment donné… Cela a toujours été cette zone de non-droit politique pour tous les partis depuis si longtemps que vous n’êtes pas autorisé à en parler. »

« Les nouvelles restrictions sévères d’Israël en matière de voyage sont ouvertement racistes et déshumanisantes, discriminant les voyageurs palestiniens dans une tentative de couper leur lien précieux avec leurs familles et leur patrie », a déclaré Iman Abid, directrice de l’organisation et du plaidoyer de la Campagne américaine pour les droits palestiniens, à Mondoweiss. « Alors que les membres du Congrès s’expriment, l’administration Biden doit prendre des mesures immédiates pour mettre fin à ces restrictions invasives et discriminatoires. Le peuple palestinien a le droit de visiter et de retourner dans sa patrie. »

Biden devrait se rendre en Israël plus tard dans le mois.

Article original en anglais sur Mondoweiss / Traduction MR

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