Sous surveillance israélienne : Vivre dans la dystopie, en Palestine

Jalal Abukhater, 13 avril 2022. Cela fait plus de cinq mois que les États-Unis ont sanctionné la société israélienne de logiciels d’espionnage NSO Group, et les histoires sur l’utilisation et l’abus de son produit Pegasus continuent d’éclater. Alors que diverses organisations tentent de faire pression pour que de nouvelles mesures soient prises à l’encontre d’Israël, qui fournit cet outil aux auteurs de violations des droits humains, il est important de rappeler que la technologie militaire et de surveillance israélienne est d’abord développée et testée sur des Palestiniens, avant d’être exportée.

Mur de la vieille ville de Jérusalem et contrôle de caméra de sécurité- Israël (Source photo)

Sans surprise, Pegasus a déjà été trouvé sur les téléphones de six militants palestiniens des droits de l’homme, dont l’un poursuit actuellement NSO en France. Une autre cible s’est avérée être mon ami et collègue dont le domaine de travail est directement lié à la relation entre la Palestine et la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye.

L’idée que les Israéliens aient eu un accès total à nos conversations personnelles et à nos échanges dans les chats de groupe a été pour le moins troublante. Cependant, ce n’est pas la première fois qu’Israël viole ma vie privée et ce ne sera pas la dernière.

En tant que Palestinien et Jérusalémite, je vis dans une société de surveillance, qui n’est pas si différente des livres et des films de science-fiction dystopiques qui sont populaires de nos jours.

Jérusalem et la Cisjordanie sont parmi les endroits les plus surveillés du monde. Il ne se passe pas un instant sans que nous prenions conscience de l’ampleur de la surveillance intrusive qui nous suit en permanence : caméras sophistiquées de reconnaissance faciale, lecteurs de plaques d’immatriculation, logiciels espions sur nos ordinateurs et nos téléphones mobiles, ainsi que les technologies qui permettent aux autorités israéliennes d’écouter n’importe lequel – et tous – de nos appels téléphoniques.

Laissez-moi vous expliquer la surveillance de routine à laquelle je suis soumis en tant que Palestinien lambda. La surveillance commence chez moi ; elle commence sur mon téléphone et mon ordinateur.

Un rapport récent de Middle East Eye citait un ancien membre de l’unité d’élite de renseignement 8200 de l’armée israélienne, qui a dit qu’Israël peut écouter n’importe quelle conversation téléphonique qui a lieu en Cisjordanie occupée et à Gaza sur les deux seuls réseaux mobiles qui nous desservent, Jawwal et Wataniya.

Selon ce vétéran de l’armée, les Israéliens écoutent les Palestiniens politiquement actifs et les Palestiniens ordinaires pour trouver des « points de pression » ; un exemple de ces derniers « pourrait être de trouver des gays sur lesquels on pourrait faire pression pour qu’ils dénoncent leurs proches, ou de trouver un homme qui trompe sa femme ».

Toute ma vie, j’ai travaillé dur pour naviguer dans ces systèmes de surveillance. De l’autocensure au choix minutieux des lieux où je m’exprime, j’ai développé de nombreuses méthodes pour m’assurer que je peux dire ce que je pense sans risquer la persécution, le chantage ou l’emprisonnement. Je connais des personnes qui purgent une peine dans les prisons israéliennes simplement en raison de leur activité sur les réseaux sociaux. Les comportements d’expression et de socialisation qui sont considérés comme normaux et protégés dans le monde démocratique sont criminalisés dans l’Israël de l’apartheid pour maintenir le contrôle de la population.

La surveillance israélienne se poursuit dès que je sors dans la rue. Dans le centre de Jérusalem-Est et dans la vieille ville, des centaines de caméras équipées d’une technologie de reconnaissance faciale suivent nos mouvements. En 2014, il y avait une caméra de sécurité pour 100 Palestiniens dans la ville, selon un rapport publié par Who Profits, un centre de recherche axé sur les entreprises qui profitent de l’occupation israélienne.

En 2017, le gouvernement israélien a annoncé son projet d’installer 765 autres caméras dotées de logiciels avancés avec des capacités de reconnaissance faciale, fournissant un retour en direct des profils des individus lorsqu’ils se déplacent dans la ville.

Ainsi, une promenade dans la ville de Jérusalem n’est jamais de tout repos pour nous, Palestiniens. Sachant que je suis surveillé en permanence, j’ai constamment peur de faire quelque chose qui pourrait être mal interprété par les autorités et faire de moi une cible. Je deviens inutilement vigilant et je calcule chaque pas que je fais.

Chaque fois que je rencontre des amis en public, nous nous résignons tous à l’idée que notre comportement est surveillé et analysé en temps réel. En février, les autorités israéliennes ont ouvertement admis avoir utilisé un système de localisation cellulaire pour cibler et menacer les Palestiniens qui participaient ou se trouvaient à proximité des manifestations de Sheikh Jarrah et de Jérusalem en mai dernier.

Toute cette surveillance me fait toujours penser que je vis dans un panoptique – un système de contrôle conçu par le théoricien social Jeremy Bentham qui permet aux autorités de contrôler au maximum la population avec un minimum d’efforts. Les Palestiniens vivent en effet dans un panoptique – nous sommes tous prisonniers du régime de surveillance d’Israël.

L’occupation israélienne fait payer un lourd tribut à notre bien-être physique et psychologique, et le fait de savoir que nous sommes constamment sous surveillance ajoute à notre souffrance. Non seulement nous devons faire face au harcèlement constant des soldats israéliens, aux abus des contrôles et des fouilles, aux arrestations arbitraires et aux exécutions extrajudiciaires, mais nous ne nous sentons pas non plus en sécurité dans nos propres maisons, lorsque nous surfons sur le web, lorsque nous parlons au téléphone, lorsque nous conversons avec nos amis.

La surveillance ne s’arrête pas lorsque je quitte Jérusalem. Lorsque je me rends en voiture à Ramallah pour le travail, par exemple, les autorités continuent de suivre ce que je fais à l’aide de technologies de surveillance de pointe. Tout au long de la route se trouvent des caméras de lecture de plaques d’immatriculation (surnommées Hawk Eyes), qui rendent les informations privées, y compris la localisation en temps réel, accessibles à la police d’un simple clic.

Chaque poste de contrôle et chaque intersection menant à un centre de population palestinien en Cisjordanie ou menant à Jérusalem est entièrement surveillé par ce système de surveillance généralisé.

Cette forme de surveillance ajoute à l’anxiété que ressentent les résidents palestiniens de Jérusalem. Nous vivons constamment sur le fil du rasoir, car l’État israélien exige que nous gardions Jérusalem comme « centre de vie » afin de conserver notre droit d’y vivre.

Ceux d’entre nous qui se rendent régulièrement en Cisjordanie pour l’école, le travail ou d’autres raisons, craignent constamment de voir leur résidence à Jérusalem révoquée par l’occupation. Nous craignons que les autorités israéliennes qui nous surveillent puissent décider arbitrairement que nous passons trop de temps à Ramallah, par exemple, et nous expulser définitivement de Jérusalem.

La surveillance dont je fais l’objet à Jérusalem et à Ramallah n’est toujours pas comparable à celle que subissent mes compatriotes palestiniens à Hébron, où un régime de surveillance beaucoup plus intrusif est en cours d’expérimentation. Là-bas, l’armée israélienne a installé des caméras à balayage facial aux postes de contrôle au cœur de la ville. Elles permettent aux soldats d’identifier les Palestiniens avant même de vérifier leur carte d’identité. Le programme “Hebron Smart City”, comme l’ont baptisé les autorités israéliennes, permet de surveiller en temps réel la population de la ville et peut parfois voir dans les maisons privées palestiniennes, selon les témoignages recueillis par le Washington Post. Les autorités israéliennes ont prévu de mettre en place des programmes similaires de « ville intelligente » dans toute la Cisjordanie.

Il existe en outre le programme “Blue Wolf“. S’il a été expérimenté à Hébron, il est désormais utilisé dans toute la Cisjordanie. Il s’agit d’une application téléphonique dotée d’un système avancé de reconnaissance faciale qui capture des photos de Palestiniens et compare les informations avec une base de données d’images si vaste qu’elle a été surnommée le « Facebook pour Palestiniens » secret de l’armée israélienne. Le journal israélien Haaretz a rapporté le 24 mars que les soldats israéliens avaient reçu des instructions de leurs commandants selon lesquelles, au cours d’une permanence à un poste de contrôle ou de garde, ils devaient entrer les coordonnées d’au moins 50 Palestiniens pris au hasard dans le système de localisation Blue Wolf.

À Hébron, la mise en œuvre du système Blue Wolf implique que des soldats fassent des descentes dans les maisons et tirent les enfants palestiniens de leur lit pour les photographier. Récemment, une vidéo a été publiée par B’Tselem montrant des soldats hurlant sur des enfants palestiniens endormis en pyjama et leur ordonnant de se laisser photographier. On entend même les soldats israéliens demander aux enfants de sourire et de « dire cheese » avant de les prendre en photo.

Aucun Israélien ne voudrait être exposé au même niveau de surveillance ; les propositions des responsables de l’application des lois visant à installer de telles caméras de reconnaissance faciale dans les espaces publics en Israël ont été farouchement rejetées par les hommes politiques. L’utilisation du logiciel Pegasus de NSO par la police israélienne contre des citoyens israéliens a également été largement débattue et condamnée. Mais dans le cadre de l’apartheid, une norme s’applique aux Israéliens et une autre aux Palestiniens.

Pour les entreprises israéliennes engagées dans le développement de technologies de surveillance et de logiciels espions, les territoires occupés sont un laboratoire où leurs produits peuvent être testés avant d’être commercialisés et exportés dans le monde entier à des fins lucratives. Pour le gouvernement israélien, ce régime de surveillance est à la fois un outil de contrôle et une entreprise lucrative.

Pour nous, Palestiniens, c’est une nouvelle violation systématique de nos droits dans le cadre de la répression en constant renforcement de l’État d’apartheid israélien.

Article publié en anglais sur Al-Jazeera / Traduction MR

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