Israël : Oubliez la démocratie. C’est l’ « État démographique juif »

Lily Galili, 22 mars 2022. Quelques minutes après que le Parlement israélien a adopté à une majorité écrasante la nouvelle « loi sur la citoyenneté », qui interdit la naturalisation des Palestiniens des territoires occupés mariés à des citoyens israéliens, la ministre de l’Intérieur Ayelet Shaked a tweeté ce qui suit : « État juif et démocratique – 1 ; État de tous ses citoyens – 0 ». Par « tous les citoyens », elle entendait les citoyens non juifs. 

Des réfugiés israéliens et ukrainiens arrivent par un vol de secours à l’aéroport international Ben Gurion, près de Tel Aviv, le 3 mars 2022. (Crédit : Avshalom Sassoni/Flash90)

La décision de la politicienne d’extrême droite de présenter sa victoire politique par une métaphore footballistique était cyniquement irrespectueuse. Pour les personnes concernées, il ne s’agit pas d’un jeu : il s’agit de leur vie. 

De même, la politique israélienne a transformé en un bras de fer qui peut se résumer en une courte phrase : Ukrainiens juifs – plus que bienvenus ; Ukrainiens partiellement juifs – bienvenus. Réfugiés ukrainiens non juifs – mieux vaut rester dehors. 

La semaine dernière, Israël a officiellement renoncé à sa définition d’ « État démocratique juif » pour se transformer ouvertement en un État démographique juif, obsédé par les chiffres de la population et la préservation de la fibre juive d’Israël avant tout.

« La démographie à cent pour cent »

Le phénomène n’est, bien sûr, pas entièrement nouveau. Au cours des 20 dernières années, une frénésie démographique a dominé Israël et toutes ses décisions. Un rappel : en 2002, le gouvernement israélien a gelé le processus de naturalisation de tous les Palestiniens de Cisjordanie occupée mariés à des Israéliens pour des « raisons de sécurité » .  

Cette année-là, un comité spécial multidisciplinaire d’experts a été nommé pour concevoir plusieurs options de séparation des Palestiniens. 

À l’époque, un haut fonctionnaire du département d’État américain a posé une question à Arnon Soffer, démographe israélien renommé qui faisait partie du comité.

Quel pourcentage des projets de séparation était basé sur des questions de sécurité et quel pourcentage était basé sur la démographie, a demandé le fonctionnaire. « Cent pour cent de démographie », a répondu Soffer.

Pour 2002, c’était une réponse exceptionnellement honnête et privée. Vingt ans plus tard, la loi sur la citoyenneté adoptée la semaine dernière fait ouvertement référence à la nature d’Israël en tant qu’État juif. 

Cette obsession démographique vieille de plusieurs années a été bien déguisée en considérations de sécurité. Faisant référence aux réfugiés syriens il y a quelques années, le Premier ministre de l’époque, Benjamin Netanyahu, a déclaré qu’Israël n’avait pas la « profondeur démographique » pour les accueillir.

Aujourd’hui, en mars 2022, tout est dit. 1:0 pour l’État juif. Les libéraux en Israël choisissent de dépeindre Ayelet Shaked comme l’incarnation de tous les maux derrière la loi sur la citoyenneté et la farce tragique des restrictions imposées aux réfugiés ukrainiens. C’est une manière inélégante d’éviter la véritable confrontation avec les questions fondamentales de ce qu’est réellement Israël – ou de ce qu’il veut être.

Dans un sondage de Channel 12 publié la semaine dernière, 42 % des Israéliens se sont déclarés favorables à la restriction du nombre de réfugiés ukrainiens pouvant entrer en Israël, tandis que 16 % étaient contre l’entrée de tous les réfugiés. Ce n’est pas seulement Shaked. C’est nous.

Faire face aux faits

Lors d’une conférence universitaire organisée en 2002, en pleine Deuxième Intifada, feu le général Shlomo Gazit, autrefois chef de la direction des renseignements militaires israéliens, a déclaré : « La démocratie doit être subordonnée à la démographie ». Sa déclaration a provoqué un tollé général. En 2022, cette subordination est la réalité israélienne. Peu la remettent en question. 

La gauche israélienne, enfermée dans une étrange coalition dominée par la droite, pousse un faible cri d’alarme. La peur de démanteler ce gouvernement et, surtout, la peur de voir Netanyahou revenir au pouvoir, ont un impact paralysant qui dépasse toute considération morale. 

Le seul argument qui a été avancé contre la politique raciste intégrée à la fois dans la loi sur la citoyenneté et dans la controverse sur les réfugiés est l’histoire juive et l’Holocauste en particulier. C’est faux. C’est juste une déformation de la conduite humaine décente de base, qu’elle soit juive ou non. Utiliser la religion pour justifier le mal est aussi mauvais que de l’utiliser pour promouvoir les droits humains fondamentaux ou la compassion. De plus, ce n’est même pas constructif. 

Au contraire, il existe des faits qui peuvent réfuter ce qui se présente comme une justification rationnelle de ces deux méfaits : l’un des principaux arguments présentés pour légitimer la loi sur la citoyenneté est l’information fournie par des sources de sécurité concernant l’implication de Palestiniens antérieurement naturalisés dans des activités terroristes.

En réalité, selon les données fournies par le Shabak, les services secrets israéliens, 35 Palestiniens ayant obtenu la citoyenneté par mariage avec des citoyens israéliens ont été impliqués dans ce type d’activité. On sait que la participation des femmes aux activités terroristes est mineure, mais la loi sur la citoyenneté s’applique également aux femmes. 

Sur la base de ce fait, Oded Feller, un avocat de l’Association pour les droits civils en Israël, basée à Tel Aviv, a déclaré au Yedioth Ahronoth que l’argument de la sécurité « semble n’être qu’une excuse pour une loi raciste qui affecte la vie d’un grand groupe de personnes ». 

Les faits réfutent les craintes d’un afflux de réfugiés ukrainiens qui mineraient la fibre juive de l’État d’Israël. Trois semaines après le début de la guerre, seuls 10.000 réfugiés ont réussi à traverser le labyrinthe de la bureaucratie israélienne et restent ici pour l’instant. La plupart d’entre eux ont des amis ou des parents éloignés ici, même si la loi du retour ne s’applique pas à eux. 

La simple logique suggère que les réfugiés sans affinité ou lien ne choisiraient pas Israël plutôt que de rester dans les pays européens qui sont plus proches et désormais largement ouverts pour les accueillir. Même la Pologne xénophobe s’est révélée conviviale pour ses semblables ukrainiens.

« Rien à voir avec la compassion »

Mais ces faits n’apportent aucune réconfort à la folie anti-réfugiés d’Israël, représentée avec le plus de véhémence par la Chaîne 14, dominée par des experts qui sont d’ardents partisans de Netanyahu. L’éventail des questions qu’ils soulèvent est douloureux.

Entre autres, une discussion récente a porté sur la question de savoir s’il y avait un lien entre l’arrivée de réfugiés d’Ukraine et une épidémie de polio en Israël. Oui, cela s’est produit. Cette discussion, menée par Shimon Riklin, le principal animateur de la chaîne et partisan de Netanyahou, a eu lieu, en direct, le 3 mars.

Il existe en fait une épidémie de polio à très petite échelle parmi les enfants non vaccinés de la communauté orthodoxe de Jérusalem, qui est le seul endroit où l’on ne trouve pas un seul réfugié. Et alors ? Faire le lien entre les réfugiés et l’épidémie est un récit classique de fausse accusation, le genre que les juifs connaissent bien dans l’histoire. Et le lien est établi pour une bonne raison : le même Riklin a tweeté le 10 mars : « La raison pour laquelle la gauche veut autant de réfugiés d’Ukraine que possible n’a rien à voir avec la compassion ; la vraie raison est qu’ils ne veulent pas qu’Israël soit un État juif. »

Riklin n’est certainement pas le seul. Même le chef de l’Autorité israélienne de la population et de l’immigration, officiellement en charge des portes d’Israël, a eu recours à la stigmatisation raciste lorsqu’il a affirmé, lors d’une réunion du parlement, que certains des réfugiés ukrainiens qui ont été expulsés d’Israël à leur entrée, « sont venus ici pour pratiquer la prostitution ». Oui, directement après avoir subi un bombardement.  

L’association ultra-nationaliste Im Tirzu, basée à Jérusalem, a fourni un argument plus scientifique : « Sur la base des données de toutes les autorités compétentes, nous sommes confrontés à un afflux de 30.000 personnes par mois de ceux qui ne sont pas éligibles par la loi du retour », a posté le groupe sur Instagram et a appelé [sur Facebook] à une manifestation urgente pour protester contre ce danger imminent. Étrangement, les mêmes personnes et l’organisation en charge de la fibre juive d’Israël sont les mêmes qui sont favorables à l’annexion de 3,5 millions de Palestiniens non juifs. 

Au milieu de ce mal, il est tout simplement triste de lire les messages d’imploration sur Facebook de membres de la famille et d’amis israéliens désireux d’obtenir de l’aide pour sauver leurs proches en Ukraine. Pour obtenir les bons conseils, ils précisent le sexe et le lieu de résidence de leur parent, mais doivent souvent ajouter : « Ils ne sont pas juifs. » C’est, après tout, le seul facteur qui fait la différence. 

Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR

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