Partager la publication "Témoignages de Gazaouis : La survie qui s’organise au jour le jour dans l’enfer de Gaza – partie 556 / 22.10 – La ligne jaune"
Brigitte Challande, 22 octobre 2025.- Un texte d’ Abu Amir aujourd’hui qui décrit comment Gaza est redessinée par des lignes temporaires qui pourraient devenir permanentes.

L’armée israélienne annonce avoir commencé à installer de hauts blocs de béton peints en jaune tous les 200 mètres pour marquer physiquement la « Ligne jaune » à l’intérieur de Gaza, la frontière où ses troupes se sont retirées en vertu du cessez-le-feu. Chaque balise mesurera environ 3 mètres de haut et sera surmontée d’un panneau métallique jaune, a indiqué l’armée. La ligne s’étend sur plus de 53 % du territoire de Gaza, divisant de nombreuses zones urbaines densément peuplées. L’armée israélienne indique que l’installation a commencé dimanche et se poursuivra « prochainement ». (source Drop Site News)
« Depuis la fin de la guerre sur Gaza, le territoire vit dans un état de flou, mêlant inquiétude et attente, comme si le calme qui règne sur les ruines de la destruction cachait derrière lui une tempête plus grande encore, prête à éclater. Le paysage, à la fois militaire et politique, révèle jour après jour des fils entremêlés d’un plan caché qui semble dépasser le simple cessez-le-feu pour viser à redessiner la géographie même du conflit et les frontières de Gaza. Tandis que les regards se tournent vers le passage de Rafah toujours fermé, quelque chose se trame silencieusement sur le terrain, une opération de démarcation du territoire par des marques jaunes éclatantes, des lignes qui dessinent l’avenir de Gaza comme le chirurgien trace d’une main tremblante la cicatrice sur un corps blessé.
L’histoire commence avec ces marques jaunes posées par l’armée d’occupation aux abords de la bande, comme des lignes visibles non seulement à l’œil, mais par le message qu’elles portent. Ces marques, que des témoins décrivent comme soigneusement disposées, ne se trouvent pas très loin des anciennes zones de contact, mais cette fois leur signification est bien plus grave. Elles ne sont pas de simples signaux d’avertissement, mais la matérialisation de nouvelles frontières censées être temporaires — à en croire les déclarations — jusqu’à ce que l’on sache quelle entité administrera Gaza dans la deuxième phase de l’accord dont toutes les clauses n’ont pas encore été révélées. Mais à Gaza, tout le monde sait que ce qui est « temporaire » devient souvent « permanent », et que la ligne jaune d’aujourd’hui pourrait devenir demain un mur ou une frontière officielle de facto.
La particularité de ces frontières « virtuelles » est qu’elles ne sont pas gardées par des soldats, mais surveillées par des caméras suspendues à de hautes grues, observant chaque mouvement, enregistrant chaque pas. Ce sont des frontières d’yeux, non de fer, mais leur dureté n’en est pas moindre. Ces caméras, connectées à des réseaux de surveillance intelligents, forment une sorte d’œil artificiel qui contrôle la vie des Palestiniens sous observation constante. Chaque geste, chaque tentative d’approche de ces marques jaunes est filmée et transmise instantanément aux centres de commandement. Ce type de contrôle technologique permet à l’occupation d’imposer des frontières sans tirer une seule balle, des frontières gérées depuis les écrans, non depuis les tranchées.
La situation se complexifie davantage lorsqu’on apprend que cette démarcation a commencé au moment même où une délégation américaine de haut niveau visitait la région, comprenant Witkoff et Kushner, dans le cadre de ce qui a été présenté comme une mission de « supervision du cessez-le-feu ». Mais les observateurs savent que l’objectif est bien plus profond : il s’agit d’une pièce du plan politique plus large connu médiatiquement sous le nom de « plan Trump », visant à réorganiser la situation à Gaza et dans la région en général. Ce plan, dont les détails n’ont pas été entièrement rendus publics, évoque une redistribution du contrôle selon un partage du pouvoir à 50 % – 50 % : la moitié pour le système sécuritaire israélien et l’autre pour une administration civile ou humanitaire chargée de gérer les affaires du territoire durant une phase transitoire. Mais la vraie question que se posent aujourd’hui les habitants de Gaza est la suivante : qui détiendra cette seconde moitié ? Et qui gouvernera réellement Gaza après ce calme trompeur ?
Au même moment, alors que ces divisions étaient discutées, les écrans du monde diffusaient une autre scène : des véhicules du Croissant-Rouge se dirigeant vers Gaza pour récupérer le corps d’un Israélien des mains du Hamas, dans un geste humanitaire censé faire partie des arrangements ayant permis le cessez-le-feu. Mais ce qui étonne, c’est que l’armée israélienne a profité de ce moment précis pour tracer ces lignes jaunes, une coïncidence qui ne peut être fortuite. Comme si l’événement humanitaire servait de couverture à une manœuvre politique et sécuritaire majeure, fixant de nouveaux faits sur le terrain pendant que l’attention mondiale se concentre sur l’échange de dépouilles.

L’installation de blocs de béton jaune dans la bande de Gaza, pour délimiter les 58% dont Israël s’empare (vidéo des Forces israéliennes d’occupation)
Quant au passage de Rafah, unique lien vital de Gaza avec le monde extérieur, il demeure fermé, sans signe concret d’une réouverture prochaine, contrairement aux rumeurs. Son ouverture serait désormais conditionnée, selon des sources diplomatiques, à la restitution complète des corps des soldats israéliens, ce qui signifie que les négociations sont déjà entrées dans leur deuxième phase. Une nouvelle étape destinée à définir la forme de la gouvernance et le sort des habitants de Gaza, alors même qu’aucun représentant palestinien n’est véritablement impliqué dans ces décisions prises à leur sujet.
Ce qui se joue aujourd’hui dépasse une simple réorganisation militaire ou un redéploiement. C’est un projet de refonte totale de la réalité de Gaza. Le discours sur le « moitié-moitié » reflète clairement la vision de Washington et de Tel-Aviv : le territoire ne retrouvera pas son état d’avant, mais sera remodelé dans un format nouveau où la sécurité restera aux mains d’Israël, tandis que la gestion civile et la reconstruction seront confiées au monde arabe ou à la communauté internationale. Autrement dit, Gaza deviendra une zone « sous tutelle », où les habitants vivront dans un espace sous surveillance, régi par des caméras, des portails intelligents, et n’ouvrant ses portes économiques que dans la mesure où cela servira la stabilité et la sécurité d’Israël.
Ces développements, bien que techniques ou administratifs en apparence, portent des implications politiques profondes. Redessiner des frontières de cette manière, sans accord national palestinien ni supervision internationale réelle, signifie tout simplement qu’Israël impose un nouveau fait accompli par la force, transformant le conflit d’une confrontation militaire en une gestion sécuritaire numérisée. Israël ne se retire pas de Gaza : elle la redessine selon sa propre logique sécuritaire, laissant une « Gaza assiégée » sous une forme différente, encerclée non plus de barbelés, mais de surveillance permanente et de contraintes politiques.
Dans les rues de Gaza, une phrase revient sur toutes les lèvres : « Gaza est perdue ». Non pas au sens d’une défaite militaire, mais d’une perte symbolique et politique. Les habitants constatent que le territoire qui a résisté pendant des décennies est aujourd’hui redéfini depuis l’extérieur, sans qu’ils aient leur mot à dire sur son destin. Ils voient apparaître de nouvelles marques jaunes traçant les limites de leur ville, sans savoir qui la gouvernera demain. Ce sentiment de perte, à la fois psychologique et politique, fait de Gaza un laboratoire ouvert pour de nouvelles méthodes de gestion des conflits : des méthodes qui s’appuient plus sur la technologie que sur les armées, plus sur la surveillance que sur l’occupation directe.
En conclusion, ce qui se déroule à Gaza n’est pas une simple réorganisation post-guerre, mais le début d’une nouvelle phase intitulée « Redéfinir Gaza ». De nouvelles frontières dessinées avec des couleurs vives mais au sens sombre, des accords non déclarés négociés derrière des portes closes, et une réalité politique imposée au nom de la sécurité et de la paix. Certains diront que ces démarcations sont temporaires, que les proportions peuvent encore changer, mais à Gaza, chacun sait que tout ce qui commence comme temporaire finit par durer. Les lignes jaunes tracées aujourd’hui sur le sable pourraient bien devenir demain des murs de béton séparant le rêve de la réalité, la patrie de l’exil. Dans un tel moment, la question la plus cruciale n’est peut-être pas ce qu’il adviendra de Gaza, mais qui écrira son histoire à venir : ses habitants, témoins de toute cette souffrance, ou ceux qui redessinent son avenir d’un simple trait jaune sur le sable. »
Retrouvez l’ensemble des témoignages d’Abu Amir et Marsel :
*Abu Amir Mutasem Eleïwa est coordinateur des Projets paysans depuis 2016 au sud de la bande de Gaza et correspondant de l’Union Juive Française pour la Paix. *Marsel Alledawi est responsable du Centre Ibn Sina du nord de la bande de Gaza, centre qui se consacre au suivi éducatif et psychologique de l’enfance. Tous les deux sont soutenus par l’UJFP en France.
Partie 541 : 6 octobre. Partie 542 : 7 octobre. Partie 543 : 7 octobre (1). Partie 544 : 8 octobre. Partie 545 : 9 -10 octobre. Partie 546 : 9-10-11 octobre. Partie 547 : 11-12 octobre. Partie 548 : 13 octobre. Partie 549 : 14 octobre. Partie 550 : 15 octobre. Partie 551 : 16 octobre. Partie 552 : 17 octobre. Partie 553 : 18-19 octobre. Partie 554 : 19-20 octobre. Partie 555 : 21 octobre.
* Témoignages du 20 novembre 2023 au 5 janvier 2025 (partie 1 à 268) * Témoignages du 5 janvier au 9 mai 2025 (partie 269 à 392) * Témoignages du 10 mai au 5 octobre 2025 (partie 393 à 540)
Pour participer à la collecte "Urgence Guerre à Gaza" : HelloAsso.com Les témoignages sont publiés sur UJFP / Altermidi / Le Poing