Partager la publication "À une heure de Gaza, des Israéliens sirotent un café tandis que le génocide fait rage"
Lubna Masarwa, 7 avril 2025. Je suis assise dans un café à Jaffa. L’une des plus anciennes villes du monde, Jaffa – Yafa en arabe – était autrefois une métropole palestinienne florissante au bord de la mer Méditerranée, avec sa propre vie culturelle, ses journaux, ses maisons d’édition, ses cinémas et ses théâtres.

Lever su soleil ce matin à Gaza où malgré le génocide, il y a plus de beauté et d’espoir que dans l’Etat d’occupation que l’inhumanité ronge. (photo Ahmed in Gaza)
Aujourd’hui, cependant, elle est réduite à une banlieue de Tel Aviv.
Les israéliens vivent dans des quartiers résidentiels sécurisés, tandis que les Palestiniens sont chassés par des prix que seuls les Ashkénazes aisés peuvent se permettre.
Ailleurs, on parlerait de gentrification, mais en Israël, ce transfert de population a une connotation ethnique.
Le café où je me trouve grouille de clients. C’est juste un jour comme les autres dans la vie trépidante de l’Israël laïc.
Des vies parallèles
Une femme près de moi sirote son café, un tapis de yoga à la main. Un couple à proximité discute d’une pièce de théâtre vue la veille. Ils planifient également leur dîner de Pessah, car la fête approche à grands pas.
On pourrait croire à une scène digne de n’importe quelle capitale occidentale. Mais ici, l’ordinaire se déroule à seulement une heure de route de Gaza, où l’inimaginable est devenu la routine.
À ce moment-là, je jette un coup d’œil à mon iPhone.
Chaque matin depuis plus de 18 mois, Ahmed m’envoie un message de Khan Younis.
« Ce soir, 19 personnes ont été tuées dans le bombardement de tentes et de maisons ici. J’ai réalisé trois interviews et rassemblé des photos et des vidéos », écrit Ahmed.
« Ça vous intéresse ? » demande-t-il, sa question empreinte d’une émotion poignante.
Comme tout le monde à Gaza, Ahmed sait que le monde s’est habitué à ce carnage nocturne. Bébés décapités, familles brûlées vives sous leurs tentes : c’est la nouvelle normalité.
Alors, est-ce que quelqu’un s’intéresse vraiment à ce qui se passe chaque nuit à Gaza ? C’est une bonne question. J’aimerais bien répondre oui. Mais honnêtement, je ne peux pas.
Ahmed est grièvement blessé, et pourtant il ne manque jamais une journée pour témoigner des horreurs quotidiennes.
Pendant que je regarde la vidéo d’Ahmed – des petits corps recouverts de tissu blanc, de nombreux visages d’enfants exposés –, le couple israélien à proximité se demande s’il organisera le dîner de fête avec sa famille ou la sienne.
Dans une autre vidéo prise sur mon téléphone, une petite fille figure parmi les survivants. Au moins 39.384 enfants de Gaza ont perdu un ou leurs deux parents depuis le début de l’offensive israélienne. Une femme s’adresse à la caméra : « Qu’a-t-elle fait à Israël ? Quelqu’un écoute ? »
Là où je suis assise, nous sommes entourés d’hôpitaux. Pourquoi les médecins ne se précipitent-ils pas pour sauver les habitants de Gaza ? Ce n’est qu’à une heure de route.
Au lieu de cela, l’armée israélienne s’occupe d’assassiner des ambulanciers, puis de dissimuler l’incident.
Le journal israélien de référence, Haaretz, rapporte que c’est « une pratique habituelle » pour l’armée d’enterrer ses victimes, comme elle l’a fait lorsqu’elle a tiré sur un convoi d’ambulances avec ses gyrophares allumés.
« Quant aux témoignages selon lesquels les soldats ont enterré les corps et les véhicules dans le sable, l’armée affirme qu’il s’agit d’une pratique courante visant à empêcher les chiens errants de s’en prendre aux corps », peut-on lire dans le rapport.
Combien d’autres corps l’armée a-t-elle tués et enterrés ? La terreur de tuer des gens puis de les enterrer est devenue normale – une simple ligne de plus dans ce journal prétendument libéral.
Un flot d’horreur
Les nouvelles de Gaza ne s’arrêtent jamais.
À 4 heures du matin, j’ai reçu un message de Ruwaida, une jeune Palestinienne qui enseignait les sciences dans une école primaire : « La situation est très, très effrayante. Les bombardements intensifs ne cessent pas. Je n’arrive pas à dormir la nuit à cause de leur intensité. »
« J’ai peur que mon cœur ne s’arrête de battre à cause de la peur et de la panique, car la zone dangereuse sur laquelle ils travaillent pour créer un nouvel axe est adjacente à ma zone. S’il m’arrive quelque chose, ne m’oubliez pas et parlez beaucoup de moi. Je ne suis pas un numéro ; je suis une grande histoire. »
Ali, originaire du nord de Gaza, raconte que sa famille s’est couchée le ventre vide. Il n’y avait ni nourriture, ni blé, ni bois pour faire du feu.
« C’est dur avec les petits », dit-il. « C’est dur de les voir affamés. J’ai passé toute la journée à errer pour trouver quelque chose à acheter – un kilo de sucre coûtait 50 shekels, si tant est qu’on puisse en trouver. »
Muhammad, originaire d’une autre zone de Gaza, m’a demandé si tous les enfants tués jusqu’à présent ne suffisaient pas à faire cesser les massacres. Que faut-il encore pour que le monde brise le silence et mette fin à cette horreur ?
La semaine dernière, Walid Khalid Abdullah Ahmad, 17 ans, est mort en détention israélienne de ce qui était probablement des signes de « famine, de déshydratation due à une diarrhée due à une colite et de complications infectieuses – le tout aggravé par une malnutrition prolongée et le refus d’une intervention médicale vitale », selon Defence for Children International-Palestine.
Son père a confié à Middle East Eye que Walid rêvait de devenir footballeur. Il espérait également terminer ses études à l’étranger, se spécialisant dans la finance et la banque. Il voulait rentrer pour aider son pays. Il avait de nombreuses ambitions, mais l’occupation israélienne les a toutes enterrées, a déclaré son père.
Complicité juridique
Le mois dernier, la Cour suprême israélienne a rejeté une requête déposée par des organisations de défense des droits humains exigeant que l’État soit tenu de fournir une aide humanitaire adéquate et constante à Gaza.
La Cour a ignoré la décision du gouvernement israélien, début mars, de bloquer totalement l’entrée de l’aide et de relancer la guerre
Ce sont les décisions prises chaque jour par le système judiciaire que des milliers d’Israéliens se battent pour protéger au nom de la démocratie.
Les Israéliens progressistes descendent dans la rue pour défendre la Haute Cour – la même qui a rejeté un recours visant à autoriser l’entrée de l’aide à Gaza, légitimant ainsi la famine de masse.
Je consulte à nouveau mon iPhone, devenu la Grande Faucheuse des nouvelles de Gaza.
Un homme du nord de Gaza m’envoie un message : « Nous sommes très faibles, nous ne mangeons pas et notre système immunitaire est affaibli. »
« J’ai payé 10 dollars pour un œuf. » « Ma fille a trois ans et a besoin de lait et d’aliments essentiels », ajoute-t-il.
Le monde, cependant, choisit d’ignorer ces appels. Au lieu de cela, tout comme les Israéliens, il a décidé d’observer en silence et de poursuivre sa vie comme si de rien n’était.
Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR