Après une année marquée par le genocide et le conflit, nous accueillons la nouvelle année avec combativité. Espérons qu’elle nous rapproche d’un monde socialiste où les rêves de l’humanité pourront enfin s’éveiller.
Vijay Prashad, 26 décembre 2024. Chers amis, Salutations du bureau de l’Institut Tricontinental de recherche sociale.
La douleur parcourt les artères de la société mondiale. Jour après jour, le génocide du peuple palestinien se poursuit et les conflits dans la région africaine des Grands Lacs et du Soudan s’intensifient. Un nombre croissant sombre dans la pauvreté absolue alors que les fabricants d’armes voient leurs bénéfices exploser. Ces réalités ont endurci la société, conduisant les gens à se voiler la face et à ignorer les horreurs se produisant à travers le monde. Le mépris féroce de la douleur d’autrui est devenu un moyen de se prémunir contre cette inflation de souffrances. Que peut-on faire face à la misère qui a fini par définir la vie sur la planète ? Que puis-je faire ? Que pouvez-vous faire ?
En 2015, la poétesse palestinienne Dareen Tatour a écrit Qawim ya sha’abi, qawimhum (Résiste, mon peuple, résiste-leur), pour lequel elle a été arrêtée et emprisonnée par l’État israélien. Un poème qui peut vous envoyer en prison est un poème puissant. Un État menacé par un poème est un État immoral.
- Résiste, mon peuple, résiste-leur.
À Jérusalem, j’ai pansé mes blessures
et j’ai confié mes soucis à Dieu.
J’ai porté l’âme sur mes paumes
pour une Palestine arabe.
Je ne succomberai pas à la « solution pacifique »,
je ne baisserai jamais mes drapeaux
jusqu’à les chasser de ma patrie
et les mettre à genoux dans un temps à venir.
Résiste, mon peuple, résiste-leur.
Résiste aux vols des colons
et suis le cortège des martyrs.
Déchire la constitution de la honte
qui a imposé une humiliation implacable
et nous a empêchés de restaurer nos droits.
Ils ont brûlé des enfants innocents.
Quant à Hadeel, ils l’ont abattue en public,
ils l’ont tuée en plein jour.
Résiste, mon peuple, résiste-leur.
Résiste à l’assaut colonialiste.
Ignore ses laquais parmi nous
qui nous enchaînent avec des illusions de paix.
Ne crains pas le feu des Merkava [tanks de l’armée israélienne],
la vérité dans ton cœur est plus forte,
tant que tu résistes sur une terre
qui a vécu des raids et des victoires.
Ali a appelé depuis sa tombe :
résiste, mon peuple rebelle,
écris-moi comme une prose sur le bois d’agar,
car tu es devenu la réponse à ma dépouille. - Résiste, mon peuple, résiste-leur.
Résiste, mon peuple, résiste-leur.
Dans ce poème, « Hadeel » fait référence à Hadeel al-Hashlamoun (18 ans), qui a été abattue par un soldat israélien le 22 septembre 2015. Ce meurtre a eu lieu parallèlement à une vague de tirs – souvent mortels – contre des Palestiniens par des soldats israéliens aux postes de contrôle en Cisjordanie. Ce jour-là, Hadeel s’est présentée au poste de contrôle 56 de la rue al-Shuhada à Hébron (territoire palestinien occupé). Le détecteur de métaux a émis un signal sonore et les soldats lui ont demandé d’ouvrir son sac, ce qu’elle a fait. À l’intérieur se trouvaient un téléphone, un stylo Pilot bleu, une trousse à crayons marron et d’autres effets personnels. Un soldat lui a crié dessus en hébreu, elle n’a pas compris. Fawaz Abu Aisheh, âgé de 34 ans, qui se trouvait à proximité, est intervenu et lui a expliqué ce qui se disait. D’autres soldats sont arrivés et ont pointé leurs armes sur Hadeel et Fawaz. Un soldat a tiré un coup de semonce, puis a tiré sur Hadeel à la jambe gauche.
C’est alors qu’un soldat, affirmant avoir vu un couteau, a tiré plusieurs coups de feu en direction de la poitrine de Hadeel, qui avait été photographiée immobile quelques instants auparavant. Après avoir été laissée au sol pendant un certain temps, elle a été transportée à l’hôpital, où elle est décédée des suites de l’hémorragie et d’une défaillance systémique résultant des blessures par balles. Des organisations de défense des droits humains telles qu’Amnesty International et B’Tselem ont déclaré que la question du couteau n’était pas pertinente car Hadeel avait fait l’objet d’une « exécution extrajudiciaire » (sans compter que les témoignages concernant la présence du couteau étaient contradictoires). La description par Tatour de l’exécution de Hadeel en plein jour est un rappel puissant des vagues de violence qui structurent la vie quotidienne des Palestiniens.
Un mois après l’assassinat de Hadeel, j’ai rencontré un groupe d’adolescents dans un camp de réfugiés près de Ramallah. Ils m’ont dit ne voir aucun exutoire à leurs frustrations et leur colère. Par contre, ils voient l’humiliation quotidienne de leurs familles et de leurs amis par l’occupation, ce qui les pousse au désespoir. « Nous devons faire quelque chose », dit Nabil. Ses yeux sont fatigués. Il fait plus âgé que ses années adolescentes. Il a perdu des amis à cause de la violence israélienne. « L’an dernier, nous sommes allés à Qalandiya pour manifester pacifiquement », me raconte Nabil. « Ils nous ont tiré dessus. Mon ami est mort ». La violence coloniale pèse sur son esprit. Autour de lui, de jeunes enfants sont exécutés en toute impunité par l’armée israélienne. Le corps de Nabil se crispe d’anxiété et de peur.
J’ai souvent pensé à ces adolescents et surtout au cours de l’année écoulée, marquée par l’escalade du génocide américano-israélien contre les Palestiniens. Je pense à eux à cause de l’avalanche d’histoires sur des jeunes comme Hadeel et l’ami de Nabil qui sont tués par les troupes israéliennes non seulement à Gaza, mais aussi en Cisjordanie.
Le 3 novembre 2024, Naji al-Baba, 14 ans, originaire de Halhul, au nord d’Hébron, rentrait de l’école avec son père Nidal Abdel Moti al-Baba. Ils ont déjeuné de molokhia, son plat préféré, puis Naji a dit à son père qu’il allait jouer au football. Naji et ses amis ont joué à côté de la boutique de son grand-père. Des soldats israéliens sont arrivés et ont tiré sur les garçons, touchant Naji au bassin, au pied, au cœur et à l’épaule. Après les funérailles, Nasser Merib, directeur du club sportif de Halhul, où Naji s’entraînait, a déclaré qu’il avait un pied droit puissant. « Il était ambitieux et rêvait de devenir international comme Ronaldo ». Ce rêve a été détruit par l’occupation israélienne.
La mort d’un jeune est un acte impardonnable. La mort d’un enfant est particulièrement inconcevable. Naji aurait pu être le capitaine de l’équipe de football palestinienne. Hadeel aurait pu devenir une scientifique extraordinaire. Leurs familles regardent les photos qui restent, et pleurent. À Gaza, d’autres familles sont assises dans des tentes et n’ont aucun moyen de se souvenir de leurs enfants disparus, dont les corps ont été anéantis ou ont disparu et dont les photos ont été réduites en cendres dans les décombres. Tant de morts. Tant d’inhumanité.
Si le temps et la lutte nous le permettent, nous pourrons réveiller comme il se doit les rêves de l’humanité. Mais la nuit qui précède l’aube sera longue et difficile. Nous avons soif d’humanité, mais nous ne nous attendons pas à ce qu’elle arrive facilement. De petites voix réclament un monde nouveau, et de nombreux pieds marchent pour le construire. Pour y parvenir, il faudra mettre fin à la guerre et à l’occupation, ainsi qu’à la laideur du capitalisme et de l’impérialisme. Nous savons que nous vivons dans la préhistoire, dans l’ère qui précède le début de la véritable histoire humaine. Comme nous aspirons à ce monde socialiste, où Naji et Hadeel auront un avenir devant eux et pas seulement un bref interlude dans notre monde.
Heureuse nouvelle année. Qu’elle nous rapproche de l’humanité.
Chaleureusement, Vijay
The Tricontinental.org – Cinquante-deuxième lettre d’information (2024) / Traduction Chris & Dine