Témoignages de Gazaouis : La survie qui s’organise au jour le jour dans l’enfer de Gaza – partie 35 / 5 mars

Brigitte Challande, 7 mars 2024. 1ère partie des témoignages : du 20.11 au 15.12. 2ème partie : du 18 au 27.12. 3ème partie : du 30.12.2023 au 01.01.2024. 4ème partie : les 3 et 4 janvier. 5ème partie : les 7 et 8.01. 6ème partie : les 9 et 10 janvier. 7ème partie : du 11 au 15 janvier. 8ème partie : du 16 au 18 janvier. 9ème partie : nouveaux récits, du 16 au 18 janvier. 10ème partie : les 18 et 19 janvier. 11ème partie : les 19 et 20 janvier. 12ème partie : les 21 et 22 janvier. 13ème partie : 22 janvier. 14ème partie : 23-24 janvier. 15ème partie : 25 et 26 janvier. 16ème partie : 25 au 27 janvier. 17ème partie : 28 janvier. 18ème partie : 29 et 30 janvier. 19ème partie : 30.1 et 2.2. 20ème partie : 3 au 6 février. 21ème partie : 7 et 8 février. 22ème partie : 8 février. 23ème partie : 10 au 12 février. 24ème partie : 13 et 14 février. 25ème partie : 16 février. 26ème partie : du 17 au 19 février. 27ème partie : 20-21 février. 28ème partie : 23 février. 29ème partie : 24-26 février. 30ème partie : 26-29 février. 31ème partie : 29 février/1er mars. 32ème partie : 1-2 mars. 33ème partie : 3-4 mars. 34ème partie : 4 mars.

Dans la journée du 5 mars, Marsel nous écrit :

« 19 martyrs jusqu’à présent à la suite du bombardement sioniste d’une maison dans la zone nord de la ville de Rafah à Gaza. »

Marsel poste la vidéo d’un jeune garçon qui raconte :

L’enfant Samer Al-Turk parle depuis le nord de Gaza, du bombardement de leur maison par Israël, de ses sentiments alors qu’il était sous les décombres en attendant que lui et sa famille soient évacués, et de la faim due à la famine que subissent les habitants du nord de la bande de Gaza.

Une autre vidéo sur le retour d’une famille à Khan Younis : c’est une ville fantôme

Ashraf Al Majaida partage un voyage à travers l’objectif de son frère Aboud, alors qu’ils reviennent pour assister à la profonde dévastation à Khan Yunis suite au retrait temporaire des chars. Ils retrouvent leur maison, tout comme une grande partie de la ville, en ruines, transformant des quartiers autrefois animés en zones fantômatiques. Il ne s’agit là que d’un témoignage de première main qui capture de manière frappante le choc et le chagrin de découvrir l’ampleur de la destruction dans un lieu riche en histoire et en souvenirs personnels.

Le 5 et le 6 mars, Marsel nous envoie ce texte assorti de photos d’enfants cherchant à se nourrir : son écriture s’ancre dans ses souvenirs de vie et d’actions réalisées ces deux dernières années et jettent une lumière crue sur la réalité d’aujourd’hui…

Les tourments d’hier sont les rêves d’aujourd’hui

Leur réalité était la douleur et la perte de leur enfance, et la guerre a transformé leur présent en un rêve de retour à leur passé et à ses formes de vie. Entre la guerre de mai 2021 et celle d’octobre 2023, qui a également connu de multiples escalades, le corps de Gaza était comme la condition de ses enfants, fragile et faible, essayant de se guérir et de panser ses blessures. Au cours de cette période, nous avons déployé d’énormes efforts pour tenter d’atténuer les effets psychologiques négatifs résultant du traumatisme, en nous concentrant et en déployant tous nos efforts vers cet objectif. Une nation qui perd la santé mentale de ses enfants perd son dynamisme actuel et ses perspectives d’avenir. C’est comme si les jours se répétaient, comme une série écrite par un auteur rejouant les événements à l’infini.

A l’époque, avec le soutien du mouvement de solidarité français, nous avons lancé une réponse nécessaire et continue et déclaré l’état d’urgence, dans l’espoir de sauver ceux qui pouvaient l’être. Nous avons organisé des journées de divertissement pour les enfants dans les zones soumises à de violents bombardements, fourni des journées médicales gratuites avec des pédiatres et des médicaments, distribué des colis alimentaires de secours, organisé un soutien psychologique collectif et des événements de divertissement. Des spécialistes ont mené des enquêtes de terrain et rempli des questionnaires pour mesurer les troubles de stress post-traumatique, à partir desquels nous avons créé une clinique de soutien psychologique et une clinique de traitement des troubles de la parole, notamment ceux résultant d’un traumatisme. Nous avons organisé des camps d’été, une bibliothèque publique, des formations aux compétences de vie et une formation pour les personnes handicapées. Nous avons également abordé la question du décrochage scolaire chez de nombreux enfants. Tout cela s’est produit en environ un an alors que nous courions contre la montre, car plus nous retardions l’intervention pour traiter les troubles, plus cela devenait difficile, et chaque mesure que nous prenions pour aider nos enfants à s’épanouir mentalement, les forces d’occupation nous repoussaient, exacerbant les états mentaux négatifs.

L’escalade a repris en 2022, au cours de laquelle l’occupation a commis deux massacres visant directement des enfants dans le camp de Jabalia : le premier massacre a visé des enfants jouant dans la rue dans la zone de Yitranes, juste à l’est du centre du camp de Jabalia, et le deuxième massacre a visé des enfants jouant près du Cimetière de Falouja, non loin du premier site du massacre. Nous avons préparé un plan d’intervention soutenu par la solidarité et mis en œuvre l’initiative « Pensez aux autres » ciblant les enfants qui ont perdu leurs pairs et amis lors des massacres de Falouja et de Yitranes.

Nous avons mené plusieurs interventions d’urgence et, comme d’habitude, le pourcentage d’enfants ayant besoin de services de soutien psychologique a doublé. Notre travail s’est poursuivi avec la mise en place d’un camp d’été et le lancement de l’initiative « Créons l’espoir ensemble ». Les problématiques liées aux enfants m’ont profondément touché car j’imagine mes propres enfants dans la même situation ou le même scénario. Ayant été témoin d’années de massacres et de guerres, j’ai été très touché par les sujets liés aux enfants et à leur enfance menacée, à la mort psychologique, à la privation de santé physique due au siège et à l’effondrement économique total, ou à la privation de leur santé mentale dans la mesure où ils sont devenus des âmes sans corps, manquant de contrôle sur leurs corps faibles à cause de la malnutrition et des maladies. Après, leurs corps possédaient suffisamment de force, de motivation et d’amour pour le jeu, pour ramener la lumière dans le cœur de l’humanité. À tout le moins, je suis certain que la lumière et le rayonnement émanant de leur brillante enfance sont suffisants pour résoudre le problème de l’électricité que la communauté internationale n’a pas réussi à résoudre depuis des années, transformant les nuits sombres de Gaza en jours brillants. Leur santé mentale pépiait avec leurs rires d’enfance qui remplissaient le monde de joie et couvraient la terre de fleurs.

Le calme relatif continuait et les jours passaient, je terminais mon travail au Centre Ibn Sina et me rendais au bureau de mon frère dans la zone des Califes au camp de Jabalia pour discuter ensemble, en luttant avec le temps, des circonstances nécessaires pour garantir les exigences de la vie.

Un jour, je m’en souviens bien, j’étais debout devant la fenêtre en train de boire du café et de regarder les passants, mon attention a été alertée par 3 enfants dont l’aîné a 12 ans et le plus jeune 6 ans. L’un d’eux transportait un sac de farine vide portant le logo de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations Unies). Les enfants ont fait des pas connaissant leur destination vers les poubelles, ils ont fouillé et fouillé, finalement l’un d’eux a trouvé des morceaux de tuyau d’arrosage, l’autre a trouvé des canettes de cola vides. Les deux petits enfants sont partis et l’aîné a continué à creuser jusqu’à ce qu’il trouve quelque chose, ce « quelque chose » l’a poussé à jeter le sac de farine de l’UNRWA de son épaule et à crier à ses frères de venir. Au premier coup d’oeil, j’ai cru que c’était un trésor, c’est un trésor mais la mesure du trésor diffère selon les humains, le frère aîné a trouvé un sac avec des pâtisseries jetées à la poubelle. Il ne l’a pas inspecté, il ne l’a pas senti, il n’a pas vérifié sa validité ; il a amené ses frères et ils ont commencé à se gaver de leur trésor. Ce qui a attiré mon attention, c’est sa première réaction, il a crié fort pour appeler ses frères, sans doute leurs parents sont tombés en martyrs, alors ce frère aîné a commencé à assumer les tâches de père et mère.

J’ai voulu documenter l’affaire tout en préservant l’intimité de ses héros qui tentent d’extraire les calories qui les aident à survivre. Il n’a pas fallu longtemps pour que le propriétaire du magasin de fruits vienne jeter une quantité de pastèques endommagées et le choc a été que la situation s’est reproduite. Après avoir fait plusieurs pas devant la pastèque endommagée, l’un des enfants (celui qui portait le sac de farine vide) remarqua la présence de graines de pastèque, alors il revint rapidement et commença à manger avec voracité et avidité. Deux autres enfants ont participé et ont commencé à manger leur trésor avec beaucoup de gourmandise. S’imaginaient-ils même dans leurs plus beaux rêves innocents qu’ils goûtaient la saveur d’une pastèque endommagée ?

Les conteneurs à poubelle devenaient cette lanterne magique qui répondaient aux souhaits, toutes les tranches d’âge les visitaient. Ils collectent du plastique, des canettes de boissons gazeuses, n’importe quoi dans ces conteneurs et ensuite vont le vendre pour subvenir à leurs besoins quotidiens. Les bennes à ordures sont une destination qui n’annoncera pas son déficit budgétaire, ne s’excusera pas de ne pas pouvoir remplir sa mission ; les poubelles peuvent les aider.

Après m’être assuré qu’il s’agissait bien d’un phénomène et pas seulement d’un cas, j’ai communiqué et transmis le tableau de la situation. J’ai parlé des enfants, des canettes vides et des collecteurs de plastique, j’ai téléchargé des images en direct, et l’intérêt commun était intense et fort pour mener une intervention, même si cette intervention ne pourra contribuer à changer pour le mieux la vie et la réalité que d’un seul d’entre eux !

C’est pour moi une grande réussite, jusqu’à ce que la guerre d’Octobre éclate et cela continue jusqu’à présent. Ce qui m’a fait écrire, c’est que la situation empirait déjà avant la guerre. Les enfants mangeaient leur nourriture sur les tables dans des récipients et maintenant ils ne trouvent plus quoi manger dans les récipients, c’est pourquoi le commerce de la mendicité a commencé sous de multiples formes. Il n’y a aucun survivant au milieu de cette destruction, seulement les plus chanceux.

Certains d’entre eux peuvent encore marcher, se déplacer et transporter des affaires ou ramasser du bois et souhaitent acheter quelque chose de nécessaire pour leur famille car l’interdiction d’entrée du carburant et de produits primaires est toujours en vigueur. Depuis le début de la guerre, seuls 10 camions d’aide humanitaire sont admis par jour. Ce sont des gouttes dans l’océan des besoins. Le matériel médical est pour la plupart interdit comme les anesthésiques, les traitements contre le cancer, le matériel médical. Leurs rêves étaient destinés à être, dans le futur, des ingénieurs, des artistes, des enseignants ou tout autre petit rêve d’enfant rêvant d’être la prochaine génération qui construira l’avenir. Le rêve de nos enfants est devenu celui de survivre à la mort, à la faim.

Une personne affamée demande de la nourriture à un autre homme affamé, une personne désespérée demande de l’aide à un autre désespéré, un blessé aide à guérir un autre blessé, une mère embrasse un enfant orphelin. Nations, organisations, gouvernements, comités et innombrables lois et législations, tout cela n’a pas protégé un enfant de la famine, c’est pourquoi nous demandons à nos conteneurs qui n’ont jamais fait défaut à ceux qui y ont fait appel et nous appelons à l’aide.”