Partager la publication "Du fleuve à la mer (Rouge) : pourquoi les États-Unis forment une nouvelle force opérationnelle navale"
Khalil Harb, 18 décembre 2023. Au lieu de faire pression sur Israël pour qu’il mette fin à son assaut brutal contre la bande de Gaza, l’administration Biden mobilise désormais les flottes arabes et occidentales – et peut-être aussi une flotte israélienne – pour sauvegarder les intérêts économiques, politiques et militaires de Tel Aviv.
Face à l’intensification des opérations navales menées contre les navires à destination d’Israël par les forces armées yéménites alignées sur Ansarallah, cette mobilisation américaine prétend défendre la liberté de navigation dans la mer Rouge et à Bab al-Mandab.
Officiellement, Washington affirme qu’il fait tout son possible pour empêcher la guerre israélienne de se transformer en une confrontation régionale, et a publiquement exhorté Tel-Aviv à modérer ses attaques aveugles contre les civils dans la bande assiégée.
En réalité, cependant, la Maison Blanche emploie une rhétorique vide de sens pour donner à Israël plus de temps pour remporter une victoire à Gaza et éliminer la résistance palestinienne.
La proposition américaine de constituer une force navale internationale pour protéger la navigation en mer Rouge ne peut être comprise que dans le contexte du soutien inconditionnel des États-Unis à Israël. Lorsque le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan a annoncé le 4 décembre des discussions sur la création d’une force opérationnelle navale, Tel Aviv a immédiatement accru ses menaces de représailles militaires contre le Yémen pour avoir entraver les navires israéliens et ceux associés aux intérêts israéliens à Bab al-Mandab.
Les États-Unis cherchent à jouer un rôle plus important en mer Rouge
Plutôt que de tenir compte des avertissements répétés du leader d’Ansarallah, Abdulmalik al-Houthi, demandant à Washington de cesser son soutien à la guerre israélienne contre Gaza à la suite de l’opération Déluge d’Al-Aqsa menée de la résistance palestinienne le 7 octobre, l’administration Biden semble avoir fermé les yeux.
Au lieu de faire pression sur Tel Aviv pour empêcher une escalade régionale, Washington a ouvert un pont aérien d’armes vers Israël qui dépasse de loin ses livraisons d’armes à l’Ukraine au cours d’une période similaire. Les États-Unis ont même étendu leur déploiement militaire dans la région et affronté directement les missiles et drones yéménites cqui visaient la ville d’Umm al-Rashrash (Eilat), dans le sud d’Israël.
Malgré deux mois de carnage sans précédent contre les civils de Gaza qui ont fait basculer l’opinion mondiale contre Tel Aviv, les États-Unis ne semblent pas disposés à s’opposer à la décision d’Israël de mener une guerre prolongée. L’attention de la Maison Blanche s’est plutôt tournée vers la protection des intérêts commerciaux d’Israël dans la mer Rouge et a entraîné les États-Unis dans la formation d’une force navale profondément controversée en Asie occidentale.
La semaine dernière, après que la campagne militaire du Yémen visant à arrêter les transports maritimes liés à Israël ait pris de l’ampleur, le chef du Conseil de sécurité nationale israélien, Tzachi Hanegbi, a déclaré que « si le monde ne s’en occupe pas, nous agirons ». Cela faisait suite à la discussion du secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin avec son homologue saoudien Khalid bin Salman sur les « menaces des Houthis à la liberté de navigation dans la mer Rouge », plus tôt dans le mois.
Sullivan a clarifié les choses lorsqu’il a annoncé des pourparlers en cours pour former « une sorte » de force opérationnelle maritime pour assurer le passage en toute sécurité des navires sur la voie navigable.
L’expression « une sorte » de force indique que Washington n’a pas l’intention de se limiter à ce qu’on appelle la « Joint Task Force 153 », créée il y a deux ans pour « lutter contre les activités terroristes et de contrebande » dans la mer Rouge et le Golfe d’Aden. Cette force comprend 15 pays, dont les États-Unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Jordanie, mais n’inclut pas Israël.
En fait, la nouvelle « task force » ressemble de plus en plus à une initiative américaine visant à affronter plus directement le Yémen, après une guerre de huit ans que ses alliés saoudiens et émiratis n’ont pas réussi à gagner. C’est également l’occasion d’imposer l’intégration régionale d’Israël aux États d’Asie occidentale, en impliquant Tel-Aviv dans une mission militaire dotée de pouvoirs plus larges, d’armements plus importants et de nature multinationale.
Défi Ansarallah pour la CTF 153
Les intentions de Washington sont claires depuis au moins février 2022, lorsque les États-Unis ont supervisé des exercices militaires navals auxquels 60 pays ont participé, dont Israël – la première fois que l’État d’occupation a participé à des exercices aux côtés de pays arabes avec lesquels il n’a pas de relations diplomatiques formelles.
La CTF 153 est la quatrième force de ce type dans le cadre de la « Force maritime combinée » (CMF), une alliance de forces multinationales de 39 pays créée en 2002 sous le commandement de la Cinquième flotte à Bahreïn, apparemment pour lutter contre les activités de acteurs illégaux et terrorisme international dans les mers.
Le CMF comprend trois autres groupes de travail (150, 151 et 152). Parmi les pays participants figurent l’Australie, la Belgique, le Brésil, la France, l’Allemagne, la Grèce, l’Inde, l’Irak, l’Italie, le Japon, la Corée du Sud, la Norvège, le Koweït, le Portugal, le Qatar, Singapour, l’Espagne, la Thaïlande, la Turquie et la Grande-Bretagne.
Mais selon Defense News, les États-Unis « n’ont pas besoin de créer une nouvelle force opérationnelle ; il existe une force opérationnelle au sein des Forces maritimes combinées, à savoir la CTF 153, qui peut démarrer. »
En effet, la mission actuelle de la CTF 153 est de « se concentrer sur les efforts de sécurité maritime internationale et de renforcement des capacités dans la mer Rouge, à Bab al-Mandeb et dans le golfe d’Aden ».
En effet, les forces américaines et françaises ont affronté ces derniers jours des drones et des missiles lancés par les Yéménites.
Cependant, une potentielle escalade du ciblage des navires associés à Israël par Ansarallah pourrait constituer un défi important pour la CTF 153. En raison du volume important de navires traversant les eaux proches du Yémen, du golfe d’Aden à Bab al-Mandab et à la mer Rouge, la force navale devrait composer avec environ 21.000 navires.
Objectifs géopolitiques et sécurité énergétique
Bab al-Mandab, en particulier, est identifiée comme un point vulnérable par lequel transite chaque année 12 pour cent du commerce maritime mondial total. Cela soulève quelques considérations importantes pour les parties désireuses de contrecarrer les capacités d’Ansarallah :
Les États-Unis, par exemple, seront obligés de fournir un grand nombre de navires militaires multi-missions sur de vastes étendues d’eau. Le rapport de Defense News a souligné la nécessité de la présence d’Israël aux côtés de l’Égypte, de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de Bahreïn dans la force navale proposée, en plus des pays du G7 qui comprennent le Canada, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Japon et la Grande-Bretagne.
Washington devra inclure un grand nombre de pays de la région – et même lointains – dans cette force, ce qui conduira effectivement à la militarisation de zones maritimes entières, de la mer Méditerranée au canal de Suez, en passant par le golfe d’Aqaba, la mer Rouge, le golfe d’Aden, la mer d’Oman, jusqu’au golfe Persique.
Alors que les États-Unis sont en concurrence avec la Chine et la Russie, leur objectif primordial est d’affirmer leur domination sur les corridors internationaux, de renforcer la sécurité énergétique et de gérer les conflits géopolitiques en Asie occidentale. Cependant, l’escalade américaine visant à sauvegarder les intérêts d’Israël soulève le spectre du déclenchement d’une guerre régionale, contredisant les affirmations de Washington selon lesquelles il chercherait à éviter un tel scénario.
Cette tension accrue suscite des inquiétudes quant à d’éventuelles attaques américaines contre le Yémen, mettant en péril la trêve fragile qui a mis fin à la guerre de sept ans menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Cela risque également de saper les efforts déployés par l’ONU pour consolider le cessez-le-feu.
Selon les médias, les États-Unis exercent déjà des pressions sur Riyad pour qu’il retarde la signature d’un accord de paix avec le Yémen. Washington exhorte plutôt les Saoudiens à reprendre leur confrontation avec le Yémen en rejoignant la force opérationnelle élargie de protection maritime.
Une telle implication implique des actions militaires américaines, occidentales, arabes ou israéliennes dans l’agression contre le Yémen, amplifiant le ressentiment régional contre la partialité perçue des États-Unis en faveur d’Israël.
« Containment coalition »
En réponse au défi posé par le Yémen à l’alliance américano-arabe-israélienne, diverses idées et propositions émergent, notamment :
*Cibler les sites de lancement de missiles et de drones et les installations radar au Yémen ;
*Reclasser Ansarallah comme organisation terroriste et imposer des sanctions, notamment un embargo sur les armes ;
*Renforcer l’armement de la « Garde côtière » affiliée au Conseil de transition du Sud (STC) soutenu par les Émirats arabes unis ;
*Surveiller les mouvements des forces navales iraniennes et établir un réseau de défense aérienne et antimissile dans la région ;
*Explorer l’utilisation des capacités d’Israël et de l’Arabie Saoudite pour former une « Containment coalition » [opération Prosperity Guardian, Gardien de la Prospérité ; NdT], comme le suggère le Washington Institute.
Les mesures envisagées par l’administration Biden, présentées comme des initiatives de sauvegarde des intérêts internationaux, amènent à s’interroger sur les véritables motivations de la création d’une nouvelle force opérationnelle navale et sur leur impact possible sur la paix et la stabilité en Asie occidentale.
Alors que les États-Unis poursuivent leurs objectifs stratégiques, on craint réellement qu’ils ne déstabilisent une situation géopolitique déjà instable en faisant entrer d’autres grandes puissances dans l’équation.
Il est important de rappeler la maxime selon laquelle aucune action ne va sans réaction. Quels que soient les plans américains et israéliens pour affronter Ansarallah, ils devront faire face à une réponse. Si l’on en juge par l’histoire, les aventures de Washington à l’étranger sont pleines de conséquences inattendues qui renforcent ses ennemis.
Si le plan consiste à détruire les capacités militaires du Yémen, Sanaa réagira durement et pourrait bien « fermer la mer Rouge pendant des années », affirment des sources officielles yéménites à The Cradle. Les sources affirment qu’Ansarallah a envoyé ses « menaces défensives » à Washington en réponse aux menaces américaines reçues par des intermédiaires. Les options de Washington et de Tel Aviv semblent donc très limitées face au Yémen.
Article original en anglais sur The Cradle / Traduction MR
Khalil Harb est un journaliste basé à Beyrouth et ancien rédacteur en chef du quotidien libanais Al-Safir. Il a également travaillé pour Associated Press et le journal libanais An-Nahar. Il est diplômé de l’Université américaine du Caire.