Un nouvel état d’esprit dans le monde mettra fin à la doctrine Monroe globale

Vijay Prashad, 23 novembre 2023. Chers amis, Salutations du bureau du Tricontinental : Institut de recherche sociale.

Tagreed Darghouth (Liban), de la série The Tree Within, a Palestinian Olive Tree, 2018.

Depuis le 7 octobre, chaque jour ressemble à une Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien. Des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées à Istanbul, un million à Jakarta, et encore un million en Afrique et Amérique latine pour exiger la fin de l’offensive brutale menée par Israël (avec la collusion des États-Unis). Il est impossible de suivre l’ampleur et la fréquence des manifestations, qui poussent à leur tour les partis politiques et les gouvernements à clarifier leur position sur l’attaque israélienne contre la Palestine.

Ces manifestations de masse ont conduit à des résultats de trois types :

– Elles ont attiré une nouvelle génération non seulement dans des engagements pro-palestiniens, mais aussi dans la conscience anti-guerre – voire anti-impérialiste.

– Elles ont attiré d’autres secteurs militants, en particulier des syndicalistes, qui ont été incités à stopper l’envoi de marchandises à destination et en provenance d’Israël (y compris en Europe et en Inde, où les gouvernements ont soutenu l’offensice israélienne).

– Elles ont généré un processus politique visant à contester l’hypocrisie de « l’ ordre international fondé sur des règles » dirigé par l’Occident, et à exiger que la Cour Pénale Internationale inculpe le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et d’autres hauts responsables du gouvernement israélien.

Aucune guerre de ces dernières années – pas même la campagne « choc et effroi » menée par les États-Unis contre l’Irak en 2003 – n’a été aussi impitoyable dans son recours à la force. Le plus horrible, c’est que les civils, confinés par l’occupation israélienne, ne peuvent pas échapper aux bombardements intenses. Près de la moitié (au moins 5.800) des plus de 14.000 civils assassinés sont des enfants. La propagande israélienne n’a pas réussi à convaincre des milliards de personnes à travers le monde que cette violence est une juste réplique à l’attaque du 7 octobre. Les images de Gaza montrent la nature disproportionnée et asymétrique de la violence israélienne au cours des soixante-quinze dernières années.

Un nouvel état d’esprit s’est emparé des milliards de personnes dans les pays du Sud, repris par des millions de personnes dans les pays du Nord, qui ne prennent plus pour argent comptant l’attitude des dirigeants étasuniens et de leurs alliés occidentaux. Une nouvelle étude du Conseil européen des relations étrangères montre qu’« une grande partie du reste du monde souhaite que la guerre en Ukraine cesse le plus tôt possible, même si cela signifie que Kiev perd des territoires. Et très peu de gens – même en Europe – prendraient le parti de Washington si une guerre éclatait entre les États-Unis et la Chine sur la question de Taïwan ». Le Conseil suggère que cela est dû à « la perte de confiance dans la capacité de l’Occident à ordonner le monde ». Plus précisément, la majeure partie du monde n’est plus disposée à se laisser intimider par l’Occident (comme l’a dit le ministre sud-africain des Affaires étrangères, Naledi Pandor). Au cours des 200 dernières années, la doctrine Monroe du gouvernement étasunien a contribué à justifier ce type d’intimidation. Pour mieux comprendre l’importance de cette politique clé dans le maintien de la domination étasunienne sur l’ordre mondial, la suite de ce bulletin présente le briefing n° 1.11 du site No Cold War, Il est temps d’enterrer la doctrine Monroe.

En 1823, James Monroe, alors président des États-Unis, déclara au Congrès étasunien que son gouvernement s’opposerait à l’ingérence européenne dans les Amériques. Ce que Monroe voulait dire, c’est que Washington traiterait désormais l’Amérique latine et les Caraïbes comme son « arrière-cour », conformément à une politique désormais connue sous le nom de doctrine Monroe.

Au cours des 200 dernières années, les États-Unis ont agi sur le continent américain selon cette doctrine, comme en témoignent plus de 100 interventions militaires contre les pays de la région. Depuis la chute de l’Union soviétique en 1991, les États-Unis et leurs alliés du Nord ont tenté d’étendre cette politique vers une doctrine Monroe globale, dont les effets les plus destructeurs ont été observés en Asie occidentale.

La violence de la doctrine Monroe

Deux décennies avant la proclamation de Monroe, la première révolution anti-coloniale au monde a eu lieu en Haïti. La révolution haïtienne de 1804 représentait une menace sérieuse pour les économies de plantation des Amériques, qui dépendaient de la main-d’œuvre asservie venant d’Afrique. Les États-Unis ont donc mené un processus visant à l’étouffer et à l’empêcher de se propager. Grâce aux interventions militaires étasuniennes en Amérique latine et dans les Caraïbes, la doctrine Monroe a empêché l’émergence de l’autodétermination nationale et a défendu l’esclavage des plantations et le pouvoir des oligarchies.

Néanmoins, l’esprit et les promesses de la révolution haïtienne n’ont pas pu être éteints et, en 1959, ils ont été ravivés par la révolution cubaine qui, à son tour, a inspiré des luttes révolutionnaires à travers le monde et, fait plus important, dans ce qu’on appelle l’arrière-cour des États-Unis. Une fois encore, les États-Unis ont lancé un cycle de violence pour détruire l’exemple révolutionnaire de Cuba et l’empêcher d’en inspirer d’autres ,et pour renverser tout gouvernement de la région tenté d’exercer sa souveraineté.

Ensemble, les oligarchies étasuniennes et latino-américaines ont lancé plusieurs campagnes, telles que l’Opération Condor, pour réprimer violemment la gauche par le biais d’assassinats, d’incarcérations, de tortures et de changements de régime. Ces efforts ont abouti à une série de coups d’État contre les forces de gauche en République dominicaine (1965), au Chili (1973), en Uruguay (1973), en Argentine (1976) et au Salvador (1980). Les gouvernements militaires mis en place ont annulé l’agenda de la souveraineté et lui ont substitué un projet néolibéral. L’Amérique latine et les Caraïbes sont devenues un terrain fertile pour des politiques économiques profitant aux monopoles transnationaux dirigés par les États-Unis. Washington a coopté de larges pans de la bourgeoisie de la région, leur vendant l’illusion que le développement national irait de pair avec la croissance de la puissance étasunienne.

Vagues progressives

Malgré cette répression, des vagues de mouvements populaires ont continué à façonner la culture politique de la région. Au cours des années 1980 et 1990, ces mouvements ont renversé les dictatures militaires mises en place par l’Opération Condor, puis ont inauguré un cycle de gouvernements progressistes inspirés par les révolutions cubaine et nicaraguayenne et propulsés par la victoire électorale d’Hugo Chávez au Venezuela en 1998. La réponse à cette poussée progressiste s’est de nouveau appuyée sur la doctrine Monroe en cherchant à faire passer les intérêts de la propriété privée au-dessus des besoins des masses. Cette contre-révolution a essentiellement utilisé trois instruments :

Coups d’État. Depuis 2000, les États-Unis ont tenté de mener des coups d’État militaires « traditionnels » au moins à vingt-sept reprises. Certaines de ces tentatives ont réussi, comme au Honduras (2009), tandis que beaucoup d’autres ont échoué, comme au Venezuela (2002).

Guerres hybrides. Outre les coups d’état militaires, les États-Unis ont aussi développé une série de tactiques pour accabler les pays qui tentent de construire leur souveraineté, comme la guerre de l’information, la guerre juridique, la guerre diplomatique et l’ingérence électorale. Cette stratégie de guerre hybride comprend la fabrication de scandales conduisant à des destitutions (par exemple, contre Fernando Lugo au Paraguay en 2012) et des mesures « anti-corruption » (comme contre Cristina Kirchner en Argentine en 2021). Au Brésil, les États-Unis ont collaboré avec la droite brésilienne pour manipuler une plateforme anti-corruption afin de destituer la présidente de l’époque, Dilma Rousseff, en 2016, et d’emprisonner l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva en 2018, ce qui a conduit à l’élection, en 2018, du candidat d’extrême-droite Jair Bolsonaro.

Sanctions économiques. Le recours à des mesures coercitives illégales et unilatérales – y compris les sanctions économiques et les blocus – est un instrument clé de la doctrine Monroe. Les États-Unis utilisent de tels instruments depuis des décennies (depuis 1960 dans le cas de Cuba) et ont étendu leur utilisation au XXIe siècle contre des pays comme le Venezuela. Le Centre latino-américain de géopolitique stratégique (CELAG) a montré que les sanctions étasuniennes contre le Venezuela ont entraîné la perte de plus de trois millions d’emplois entre 2013 et 2017, tandis que le Centre de recherche économique et politique a constaté que les sanctions ont réduit l’apport calorique de la population et augmenté les maladies et la mortalité, tuant 40 000 personnes en une seule année et mettant en danger la vie de 300 000 autres.

Mettre fin à la doctrine Monroe

Les tentatives étasuniennes de saper la politique progressiste en Amérique latine, étayées par la doctrine Monroe, n’ont pas été entièrement couronnées de succès. Le retour au pouvoir de gouvernements de gauche en Bolivie, au Brésil et au Honduras, après des régimes de droite soutenus par les États-Unis, illustre cet échec. La résistance des révolutions cubaine et vénézuélienne en est un autre signe. Jusqu’à présent, si les efforts visant à étendre la doctrine Monroe à travers le monde ont provoqué d’immenses destructions, ils n’ont pas permis d’instaurer des régimes clients stables, comme nous l’avons vu avec l’échec des projets étasuniens en Afghanistan et en Irak. Néanmoins, Washington ne se laisse pas décourager et a déplacé son attention vers l’Asie-Pacifique pour affronter la Chine.

Il y a 200 ans, les forces de Simón Bolívar ont vaincu l’Empire espagnol lors de la bataille de Carabobo en 1821, ouvrant ainsi une période d’indépendance pour l’Amérique latine. Deux ans plus tard, en 1823, le gouvernement étasunien annonçait sa doctrine Monroe. La dialectique entre Carabobo et Monroe continue de façonner notre monde, la mémoire de Bolívar insufflant l’espoir et la lutte pour une société plus juste.

Aujourd’hui, la laideur de la guerre contre Gaza étouffe notre conscience. Em Berry, poète d’Aotearoa, en Nouvelle-Zélande, a écrit un magnifique poème sur le nom de Gaza et les atrocités infligées à sa population par l’apartheid israélien :

Ce matin j’ai appris que

Le mot anglais gauze

(tissu médical finement tissé)

vient du mot arabe غزة  ou Ghazza

parce que les Gazaouis sont d’habiles tisserands depuis des siècles

Je me suis demandée alors

combien de nos blessures

ont été pansées

grâce à eux

et combien de leurs blessures

sont restées ouvertes

à cause de nous

Chaleureusement,

Vijay

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Article original en anglais sur Tricontinental – Quarante-septième lettre d’information (2023) / Traduction Chris & Dine

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