Le danger de traiter Smotrich comme une anomalie

Edo Konrad, 9 mars 2023. Deux semaines après avoir appelé à un acte génocidaire contre les Palestiniens, l’un des ministres les plus puissants du gouvernement israélien va débarquer aux États-Unis, où il devrait être confronté à de grandes manifestations et à ce qui sera probablement un évitement sans précédent de la part des responsables américains. Bezalel Smotrich, ministre des Finances israélien et contrôleur de facto des territoires occupés, a publiquement exprimé sa conviction qu’il fallait « anéantir » la ville cisjordanienne de Huwara après que deux colons ont été abattus alors qu’ils conduisaient sur sa route principale. Smotrich a fait ces commentaires quelques jours seulement après que plus de 400 colons, soutenus par des soldats israéliens, ont perpétré un pogrom sur Huwara et le village voisin de Za’atara, où ils ont incendié des maisons, des entreprises et des véhicules palestiniens, et tué Sameh Aqtesh, 37 ans.

10 mars 2023. Rassemblement à Kafr Ni’ma, à l’ouest de Ramallah, pour exiger la restitution du corps de Tariq Ma’ali, 42 ans, assassiné par un colon israélien début janvier, et de tous ceux que l’occupation détient, depuis des années pour certains.

La déclaration de Smotrich a été largement condamnée par les dirigeants israéliens de l’opposition, les journalistes et même le département d’État américain, qui a qualifié les remarques d’ « irresponsables » et de « répugnantes ». Sentant la fureur croissante, et après avoir été publiquement réprimandé par le Premier ministre Benjamin Netanyahu, Smotrich a tenté sans vergogne de revenir sur ses commentaires à deux reprises, affirmant que lorsqu’il a explicitement insisté pour que Huwara soit anéanti, il n’avait, d’une manière ou d’une autre, pas vraiment appelé à l’anéantir.

Avec l’annonce de son arrivée le 12 mars pour la conférence annuelle d’Israel Bonds [investissements israéliens, ndt] à Washington D.C., les organisations de l’establishment juif américain, ainsi que d’éminents groupes sionistes libéraux, sont passés à l’action, exigeant que le ministre des Finances israélien soit traité comme persona non grata. Plus de 120 dirigeants juifs américains ont signé une pétition appelant les communautés juives à boycotter la visite de Smotrich. Le groupe de pression J Street a demandé à l’administration Biden « de s’assurer qu’aucun responsable du gouvernement américain ne légitime l’extrémisme [de Smotrich] en le rencontrant », et que ces remarques devaient être interprétés comme « un motif de réexamen d’un visa d’entrée aux États-Unis ». ” Des groupes tels que T’ruah et Americans for Peace Now ont ouvertement demandé l’annulation du visa de Smotrich.

Pendant ce temps, des organisations dominantes telles que la Ligue anti-diffamation ont déclaré : « il est inexcusable pour [Smotrich] d’inciter à la violence de masse contre les Palestiniens en tant que forme de punition collective ». William Daroff, PDG de la Conférence des présidents des principales organisations juives américaines, a fait écho aux propos du Département d’État en qualifiant les commentaires de Smotrich de « irresponsables, répugnants et dégoûtants ». Malgré l’indignation, Smotrich doit toujours prendre la parole lors de la conférence.

Il va sans dire que Smotrich – un homme qui s’identifie comme un « homophobe fasciste » et qui a un passif bien documenté de commentaires explicitement haineux à l’encontre des Palestiniens, de la communauté LGBTQ et d’autres groupes – devrait être rondement condamné et se voir refuser l’entrée aux États Unis.

Cela est vrai non seulement en raison du pur sadisme génocidaire de ses commentaires sur Huwara, ou du fait que Smotrich est officiellement devenu ce que le juriste Eliav Leiblich a surnommé le « seigneur de la Cisjordanie ». C’est aussi parce qu’à un moment où l’incitation au meurtre contre les Palestiniens continue de porter ses fruits meurtriers, de telles positions des Juifs américains montrent qu’il y a de réelles mesures qui peuvent être prises contre un gouvernement qui semble investi de façon obscène à brûler tout ce qui l’entoure pour reconfigurer le pays à son image.

Et pourtant, il faut faire une pause et s’émerveiller devant l’occasion étrangement rare où de grandes organisations américaines, de la gauche à la droite, s’unissent pour condamner et remettre en question la légitimité d’un haut responsable politique israélien. Il n’est pas nécessaire de chercher bien loin pour trouver d’autres responsables israéliens qui ont de la même manière appelé ou justifié rétroactivement une violence de masse contre les Palestiniens. Et c’est en partie parce que contrairement à Smotrich – l’enfant emblématique de l’extrême-droite juive fondamentaliste – beaucoup de ces politiciens viennent en fait du centre israélien et de la gauche sioniste.

Prenez Benny Gantz, l’ancien chef d’état-major de Tsahal et plus tard ministre de la Défense, qui a lancé sa campagne électorale de 2019 comme un défi centriste à Netanyahu en se vantant du nombre de Palestiniens qu’il a tués et de la façon dont il a renvoyé Gaza « à l’âge de pierre ». Ou prenez Matan Vilnai, ancien vice-ministre de la Défense du Parti travailliste, qui a averti au début de 2008 que les Palestiniens de Gaza feraient face à un « holocauste », moins d’un an avant qu’Israël ne lance “l’opération Plomb durci”, qui a tué près de 1.400 palestiniens en trois semaines.

Il y a aussi Mordechai Gur, le chef d’état-major de Tsahal devenu ministre de la Défense, également travailliste, qui a déclaré au quotidien israélien Al HaMishmar en 1978 qu’il avait fait bombarder par ses forces quatre villages du sud du Liban « sans autorisation » et sans faire de distinction entre les civils et les combattants ; Gur a en outre déclaré qu’il « n’avait jamais douté » que les civils palestiniens de ces zones devaient être punis, déclarant au journal « Je savais exactement ce que je faisais ». Ou prenez David Ben Gourion, premier Premier ministre d’Israël et architecte de la Nakba, qui, lorsqu’on lui a demandé en 1948 quoi faire avec les Palestiniens de Lydd et de Ramle, après que les milices sionistes se soient emparées des villes, a fait tristement signe de la main pour ordonner leur expulsion (des décennies plus tard, Smotrich regrettera publiquement que Ben Gourion n’ait pas « fini le boulot »).

10 mars : Marche à Beit Lahiya, au nord de la bande de Gaza, en soutien à Al-Aqsa, à la Cisjordanie et aux prisonniers.

Comment ne pas éradiquer le fléau

Il n’y a pas de grande révélation ici. La gauche sioniste (et ce qui est devenu une grande partie du centre) a toujours invoqué ses références militaristes contre la droite sioniste. Il ne s’agit donc pas de faire honte aux organisations jusqu’à ce qu’elles prennent des positions rétroactives sur des actes passés, mais plutôt de comprendre que l’indignation sélective envers Smotrich, bien que justifiée, risque de masquer le fait qu’il est le produit d’un système plus large de dépossession et la soumission. Comme Meir Kahane, dont le fascisme décomplexé a été considéré comme dépassant les bornes par la société israélienne et une grande partie de la communauté juive, Smotrich est en train d’être transformé en paria, mais avec pour effet de légitimer l’appareil d’apartheid qu’il a hérité de ses prédécesseurs.

En qualifiant un ou deux politiciens extrémistes d’inacceptables, les communautés juives peuvent éviter la nécessité de tenir compte de la manière dont Smotrich et Kahane actualisent les impulsions les plus profondes du projet sioniste. Ce même évitement se produit dans des endroits comme le Royaume-Uni, où le Conseil des députés des Juifs britanniques, l’un des principaux organes de l’establishment de la communauté, a ouvertement rejeté Smotrich, mais continue de rencontrer d’autres extrémistes d’extrême-droite tels que l’ambassadeur Tzipi Hotovely et Amichai Chikly, ministre des Affaires de la diaspora.

Smotrich, de cette manière, devient le méchant contre lequel les Juifs américains peuvent se rallier : messianique, raciste, sans vergogne. Des personnalités comme Ben Gourion et Gur, quant à elles, restent des héros plutôt que des hommes qui ont détruit un nombre incalculable de vies. Et tandis que les groupes juifs américains peuvent s’insurger contre la présence de Smotrich lors de la conférence Israel Bonds de ce mois-ci, pas un seul n’a demandé aux États-Unis de révoquer le visa de Benny Gantz lors de sa visite à la Maison Blanche l’année dernière, quelques mois seulement après qu’il ait interdit six principaux groupes de défense des droits de l’homme palestiniens comme « organisations terroristes ». Pour les institutions collectives juives, commencer à remettre en question qui représente le « bon Israël » risque de faire s’effondrer tout l’édifice psychologique de leur soutien à l’État.

Washington, pour sa part, a également intérêt à transformer Smotrich en aberration. Dans le cadre de sa politique de pacification vis-à-vis du nouveau gouvernement israélien, l’administration Biden tente d’exercer au moins une certaine pression sur Netanyahu pour maintenir sa coalition dans le droit chemin. Mais à une époque où Israël est englouti par l’instabilité – en raison d’une combinaison de tentative de coup d’État judiciaire, de raids de l’armée israélienne sur des villes palestiniennes, de violences incontrôlées des colons et d’attaques palestiniennes contre des soldats et des civils – le mieux que la Maison Blanche puisse espérer est d’éloigner Israël du bord de l’abîme où il semble vouloir sauter la tête la première.

Pour les responsables américains, cela signifie de s’engager avec des dirigeants israéliens tels que Netanyahu et le ministre de la Défense Yoav Galant, tout en évitant les « répugnants » comme Smotrich ou le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir, le tout dans l’intérêt de « stabiliser » la situation — une tâche que ce gouvernement rend chaque jour de plus en plus impossible.

En ce moment de grave crise pour l’État israélien, les Juifs américains et l’administration Biden espèrent que leur stratégie de contrôle des dégâts contre le ‘smotrichisme’ pourrait ramener Israël vers une version plus acceptable de l’apartheid israélien. Celui dans lequel l’armée a la légitimité pour piller et tuer des Palestiniens dans les camps de réfugiés dans lesquels Israël les a poussés, mais pas celui dans lequel les principaux ministres appellent activement des vigiles coloniaux à « prendre les choses en main ». Celui qui maintient la façade d’un système judiciaire indépendant, mais détourne le regard lorsque ses tribunaux approuvent presque toutes les lois ou politiques d’occupation discriminatoires. Celui dans lequel il y a toujours un individu aberrant à blâmer, mais pas le régime colonial lui-même.

Pourtant, la tentative myope qui consiste à compartimenter les extrémistes israéliens – de les traiter comme intrinsèquement plus répugnants que les faucons et les nationalistes « traditionnels » – n’est pas simplement vouée à l’échec. En fait, cela ne fera que permettre plus de violence. La société israélienne a refusé de reconnaître que le kahanisme puisait dans les fleuves du sionisme, plutôt que l’inverse, pour constater qu’il revient dominer la vie publique. Les organisations juives américaines font maintenant la même erreur. Ils espèrent que d’une manière ou d’une autre, avec juste assez de pétitions ou de condamnations fermes, ils vaincront le fléau Smotrich – sans s’attaquer à l’idéologie et aux structures étatiques qui à la fois encouragent son appel au génocide et lui donnent, ainsi qu’à ses successeurs, le pouvoir de l’accomplir. Ils se trompent dangereusement.

Article original en anglais sur +972mag / Traduction MR

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