Les origines coloniales de la crise constitutionnelle d’Israël

Yousef Munayyer, 24 février 2023. Des dizaines de milliers d’Israéliens ont envahi les rues des grandes villes ces dernières semaines pour protester contre les réformes judiciaires importantes que le nouveau gouvernement israélien d’extrême-droite, élu à la fin de l’année dernière, cherche à faire passer à la Knesset avec un majorité étroite.

La démocratie à l’Israélienne : démolition d’une maison appartenant à des Palestiniens le 26 août 2019 à Umm al-Fahm, en Palestine 48 [Wisam Hashlamoun/Agence Anadolu]

Ces développements ont été présentés comme une crise constitutionnelle majeure et ont fait parler d’une « guerre civile » israélienne et ont attiré l’attention d’étrangers inquiets. Cette crise, cependant, ne consiste pas à s’écarter de l’essence du système politique israélien, mais plutôt à le poursuivre. Pour comprendre pourquoi, il faut regarder les origines de la crise constitutionnelle d’Israël, qui a été et continue d’être façonnée par la volonté de l’État de donner la priorité au colonialisme de peuplement par rapport à la gouvernance libérale.

Un pays sans constitution

La délimitation des pouvoirs entre les sections du gouvernement, comme la Knesset législative israélienne et le système judiciaire, est, dans d’autres contextes, une question réglée par la loi suprême, comme une constitution. Israël, cependant, n’a pas de constitution. Cette absence a créé un terrain favorable à un remodelage de l’étendue des pouvoirs de ces sections dans le système. Ce fut le cas de la Cour suprême israélienne dans les années 1990, qui a pris des mesures pour interpréter une hiérarchie dans les lois, élargir le contrôle judiciaire et déterminer les normes de violation des droits par le gouvernement. Cet épisode des années 1990 est connu sous le nom de révolution constitutionnelle ; mais le nouveau gouvernement de droite cherche aujourd’hui à revenir sur ces changements et à limiter davantage les pouvoirs de la Cour en donnant l’autorité ultime à la Knesset. Au centre de la crise actuelle se trouve une réforme juridique qui permettrait à la Knesset d’annuler une décision de justice avec une majorité d’une voix. L’absence de constitution signifie que la seule chose qui déterminera l’issue de cette bataille est le pouvoir politique.

Mais pourquoi Israël n’a-t-il pas de constitution ? La réponse à cette question est longue, mais la version la plus courte se résume à un élément, ou plutôt à un homme : David Ben Gourion, le premier Premier ministre d’Israël, qui a également été son Premier ministre au mandat le plus long – jusqu’à ce que Benjamin Netanyahu le dépasse ces dernières années -, et qui a joué un rôle crucial dans la fondation de l’État dans ses premières années. Lorsqu’Israël a déclaré son indépendance en mai 1948, il l’a fait au milieu de la Nakba et alors qu’une crise internationale se développait à cause de l’échec de la communauté internationale à gérer la question de Palestine. Des centaines de milliers de réfugiés palestiniens ont été chassés de chez eux et ont cherché refuge dans les États voisins à la fin de la guerre en 1949. Mais la Déclaration d’indépendance d’Israël – un document que de nombreux libéraux israéliens désignent comme une preuve de l’éthique libérale de l’État – déclare que Israël adoptera une constitution en octobre 1948. Trois quarts de siècle plus tard, cela n’a pas encore été fait.

Le contexte important ici est la relation précaire de l’État nouvellement fondé avec la communauté internationale. La légitimité internationale de l’idée d’un État juif en Palestine reposait sur la large acceptation de la résolution 181 de l’ONU, le plan de partition de 1947 qui appelait à la scission de la Palestine en États juifs et arabes séparés dans le cadre d’une union économique. Le plan de 1947 n’est pas exempt de problèmes, dont beaucoup ont conduit les États-Unis à retirer finalement leur soutien à la résolution en mars 1948. Un élément important du plan, cependant, était l’obligation pour les nouveaux États d’adopter une constitution. « garantissant à toutes les personnes des droits égaux et non discriminatoires en matière civile, politique, économique et religieuse ainsi que la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales, y compris la liberté de religion, de langue, d’expression et de publication, d’éducation, de réunion et d’association ». L’un des premiers objectifs d’Israël pour établir sa légitimité, après avoir déclaré son indépendance, était de se faire accepter aux Nations Unies en tant qu’État membre. L’engagement d’adopter une constitution, comme l’avait demandé la résolution 181, a été inclus dans la déclaration dans cet esprit.

Mais alors même que l’État israélien s’est établi par la conquête guerrière de territoires, le processus d’adoption d’une constitution est au point mort – et personne n’y a joué un plus grand rôle que David Ben Gourion, qui a rejeté les initiatives du comité de rédaction de la constitution et, finalement, a lancé une campagne contre une constitution pour Israël au début de 1949. Pour Ben Gourion, qui dirigeait un État à ses débuts et faisait face à des défis majeurs, l’idée d’une loi suprême qui limiterait le pouvoir de l’État était la dernière chose dont l’État avait besoin. L’un des principaux défis auxquels le nouvel État était confronté concernait la question de la citoyenneté. A l’époque, l’État s’est acharné à réorganiser démographiquement le pays à la fois en dépeuplant les villes et villages palestiniens et en empêchant par la force le retour des réfugiés d’une part, et en facilitant un afflux massif d’immigrants juifs de l’extérieur de la Palestine d’autre part. Comment l’État pourrait-il définir un concept de citoyenneté qui soit à la fois conforme aux principes d’égalité et de non-discrimination stipulés par la résolution de l’ONU tout en privilégiant les Juifs hors de Palestine et en refusant aux Palestiniens vivant en refuge le droit au retour ?

Ce dilemme fondamental a conduit Ben Gourion à rejeter quelque 18 projets de loi initiale sur la citoyenneté, et son opposition à de tels principes juridiques d’égalité imposés de l’extérieur l’a conduit à refuser catégoriquement une constitution. Dans un discours majeur à la Knesset en 1949, il a affirmé son opposition à une constitution, à un contrôle judiciaire et à une hiérarchie des lois et a défendu l’idée que l’État devait avoir une flexibilité maximale pour résoudre les problèmes du jour et que la génération actuelle de législateurs n’avait pas le droit de lier les futurs législateurs qui pourraient être confrontés à un ensemble de problèmes différents. Si Israël devait être entraîné dans un débat sur la constitution, a soutenu Ben Gourion, cela « nuirait aux besoins essentiels de l’État : préparation de l’aliyah [immigration juive], implantation, élévation du niveau de vie ». Il a ensuite ajouté : « Ce sont, à mon avis, les questions les plus urgentes pour la Knesset et pour l’État. La question d’une constitution nous déviera complètement vers une autre voie. »

En fin de compte, le dilemme auquel Israël était confronté dans ces premières années, qui était né de la contradiction inhérente à l’idée d’une démocratie juive en Palestine, a été « résolu » par un compromis connu sous le nom de décision Harari. Le compromis, du nom de Yizhar Harari, le membre de la Knesset qui l’a proposé, a fait consensus autour de l’idée d’adopter des lois fondamentales au coup par coup au lieu de rédiger une constitution entière. Cela donnerait à l’État la flexibilité dont il avait besoin pour mener à bien sa vision colonialiste sans avoir à faire face aux contraintes d’une loi suprême. Et avec le temps, selon la résolution Harari, les lois fondamentales adoptées par la Knesset pourraient se rassembler pour former une constitution. Cela ne s’est toujours pas produit.

Ben Gourion a fait valoir en 1949 que les lois devraient être adoptées à la majorité d’une voix et que les tribunaux ne devraient pas pouvoir limiter le pouvoir législatif à cet égard. Ses arguments sont tout à fait en phase avec ceux du gouvernement israélien d’extrême-droite qui poursuit aujourd’hui la réforme judiciaire, indiquant clairement que son programme n’est pas une initiative pour changer les origines de l’État, mais pour rester en ligne avec elles.

Les exigences modernes du colonialisme de peuplement

Parmi les éléments soutenant la « réforme judiciaire » dans le système politique israélien d’aujourd’hui, on trouve les forces les plus à droite de la politique israélienne. Alors que des partis politiques comme le Likud et certains de ses alliés nationalistes religieux ne considèrent pas Ben Gourion comme leur ancêtre politique (leur lignée politique passe par le parti Herut de Menachem Begin, alors rival de Ben Gourion), ils avancent néanmoins des arguments similaires à ceux avancés par premier Premier ministre d’Israël, et le font pour des raisons similaires.

Le programme du gouvernement actuel commence par une vision globale singulière qui a initialement réuni la coalition. Comme Netanyahu l’a dit dans un tweet à la fin de l’année dernière : « Le peuple juif a un droit exclusif et incontestable sur toutes les régions de la Terre d’Israël. Le gouvernement encouragera et développera la colonisation dans toutes les parties de la Terre d’Israël – en Galilée, dans le Néguev, le Golan, la Judée et la Samarie. »

Le plus ancien Premier ministre d’Israël, Netanyahu, et le second plus ancien, Ben Gourion, considéraient chacun les tribunaux, ainsi que les lois limitant le pouvoir de l’État, comme des obstacles majeurs à leur priorité absolue : le colonialisme de peuplement. Alors que le tweet de Netanyahu indique clairement que la portée du projet s’est élargie depuis l’époque de Ben Gourion, l’objectif du processus reste le même : s’assurer que la démographie juive ait la plus grande emprise possible sur la géographie palestinienne, sans tenir compte des droits humains et civils.

Le gouvernement de Netanyahu, et en particulier les ministres radicaux qu’il a nommés, veulent voir l’annexion de la Cisjordanie à Israël, l’accélération des démolitions de maisons dans la zone C, et des mesures punitives plus barbares visant à la fois les Palestiniens engagés dans la lutte armée contre l’occupation et leurs familles. Ils veulent également orienter leurs tirs au-delà de la Cisjordanie vers les citoyens palestiniens d’Israël, et c’est peut-être ici que les tribunaux sont un plus grand obstacle.

Comme l’a expliqué le directeur exécutif de l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem, Hagai El-Ad, le système judiciaire israélien a, au cours des dernières décennies, de plus en plus agi comme une chambre d’enregistrement des caprices de l’État israélien en Cisjordanie, mais les a quand même contenus – même de façon très limitée – lorsqu’il s’agissait de l’autre côté de la Ligne verte.

Alors que des dizaines de milliers d’Israéliens protestent contre les réformes que le gouvernement de Netanyahu cherche à imposer dans l’espoir de « sauver l’essence » de la démocratie israélienne, ils évitent en grande partie une confrontation avec le problème fondamental, à savoir que l’essence du système israélien est de mettre le colonialisme de peuplement avant tout principe libéral autour de la démocratie, de l’égalité ou des droits de l’homme. Bien sûr, pour les foules dans les rues, cela ressemble à une bataille pour sauver la démocratie. Mais c’est précisément parce que ce ne sont pas ces foules qui ont été la cible du colonialisme israélien ; ils en ont été les bénéficiaires. Comme Ahmad Tibi, un citoyen palestinien d’Israël qui est député, l’a dit un jour, Israël est en effet juif et démocratique : il est démocratique envers les juifs et juif envers les Arabes.

Opposition, mais à quoi exactement ?

L’opposition politique actuelle à Netanyahu, une équipe hétéroclite de personnalités politiques israéliennes qui sont largement dépourvues de toute idéologie cohérente et sont liées principalement par leur désir – et leur échec répété – de déloger Netanyahu du pouvoir, est confrontée à de gros problèmes alors qu’elle pilote l’opposition aux réformes juridiques qu’il cherche à présenter comme une crise sans précédent. Ce groupe disparate s’oppose-t-il au système colonial de peuplement, que ces réformes juridiques faciliteraient encore davantage, ou cherche-t-il simplement un retour au système colonial de peuplement, mais sans Netanyahu à sa tête ?

Jusqu’à présent, tout indique qu’ils préfèrent cette dernière voie, non seulement parce qu’ils pensent que c’est politiquement opportun, mais aussi parce que, idéologiquement, ils sont eux aussi attachés au système du privilège juif. Mais c’est l’engagement même envers ce privilège qui les a empêchés de construire de véritables partenariats avec les citoyens palestiniens d’Israël qui pourraient réellement apporter le soutien essentiel nécessaire pour un changement des priorités politiques. Pour tous les Palestiniens, y compris ceux qui ont la citoyenneté israélienne, il n’y a aucune urgence à essayer de « sauver » la démocratie israélienne, principalement parce que pour eux, elle n’a jamais existé. Non seulement un système politique construit pour être démocratique pour certains mais pas pour tous n’est pas une démocratie, mais de plus ceux qu’il désavantage ne vont pas voir l’utilité de le sauver.

Article original en anglais sur 972mag.com – Première parution sur Arab Center Washington DC / Traduction MR

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