Partager la publication "Face à toute une vie de terreur, un Palestinien demande combien il faudra de morts…"
Refaat Alareer, 12 août 2022. En 1985, alors que j’étais en première année de primaire, j’ai été réveillé par du bruit et de l’agitation en bas. Il faisait nuit noire. Je pouvais entendre ma mère sangloter. Il y avait des femmes qui la réconfortaient. Je n’avais jamais entendu maman pleurer auparavant.
Lorsque je me suis faufilé en bas pour voir ce qui se passait, j’ai découvert que les pare-brise avant et arrière de la vieille Peugeot 404 acajou de mon père étaient brisés, que la porte du passager était grande ouverte et qu’il y avait du sang partout. Ce soir-là, mon père rentrait du travail et c’était au tour de son associé de conduire. Alors qu’ils passaient le point de passage militaire de Nahal Oz entre Israël et la bande de Gaza, surgie de nulle part, une grêle de balles a frappé leur voiture. C’est au milieu de ce bavardage que j’ai entendu pour la première fois les mots « l’armée », « Israël », « les juifs » et « tir ».
Le doigt d’un soldat endormi a-t-il glissé et appuyé sur la gâchette ? Nous n’avons jamais su. A-t-il tiré sur la voiture pour s’amuser ? Nous n’avons jamais su. Il n’y a pas eu d’enquête. Et personne n’a été tenu pour responsable.
Mon père a été blessé lors de l’attaque et a dû faire avec les éclats de la balle qui a ricoché et touché son épaule. Pendant des décennies, surtout par temps froid, il a souffert d’une sorte de douleur fantôme. En un instant, notre père et soutien de famille a failli être tué. Je continue à aller vérifier comment vont les membres de ma famille dès que j’entends des bruits de balles à l’extérieur. Chaque fois que je dois me remémorer ces souvenirs, je me souviens des paroles réconfortantes des femmes dans ma maison : « Ça passera. »
Un sourire style Cheshire
Quatre ans plus tard, je m’occupais de mes affaires (je cassais les pieds à un de mes camarades de classe) dans la cour de l’école, lorsqu’un gros caillou m’a frappé à la tête. Je me suis évanoui pendant un moment. Puis, saignant abondamment, j’ai appuyé ma main gauche sur ma tête pour arrêter l’hémorragie. Les enfants se sont agglutinés autour de moi, pointant tous vers la maison adjacente de quatre étages dont le toit avait été transformé par des soldats israéliens en poste militaire.
Le soldat israélien qui avait lancé la pierre souriait d’une oreille à l’autre, un sourire qui rappelait celui du chat du Cheshire d’Alice au pays des merveilles. Le médecin qui a pansé la blessure n’a cessé de me réconforter : « Ce n’est rien. Ça passera. »
Très tôt dans ma vie, j’ai appris une chose essentielle sur l’occupation israélienne : le meilleur plan d’action, que vous jetiez ou non des pierres, est de fuir lorsque vous voyez des soldats, parce que le choix de leur cible est parfaitement arbitraire – même si vous vacquez tranquillement à vos occupations, si les soldats vous attrapent, ils vous battront ou (pire) vous arrêteront – c’est pourquoi Israël a tué beaucoup plus de civils que de combattants de la liberté.
Je n’ai jamais été pris dans ma vie. On m’a tiré trois fois dessus avec des balles en métal recouvertes de caoutchouc et je n’ai été frappé que lorsque les soldats ont pris d’assaut notre maison. Ils nous ont giflés, mes frères, mes cousins et moi, des dizaines de fois parce que, lorsqu’ils nous contrôlaient, nos cœurs s’emballaient, signe que nous courions et que peut-être nous lancions des pierres. Nous avions entre 8 et 11 ans à l’époque. Nos cœurs s’emballaient toujours.
A 12 ans, alors que je devenais un fier lanceur de pierres, la chose que je craignais le plus était la colère de mon père. Il travaillait en Israël comme ouvrier, et s’il m’avait surpris en train de jeter des pierres, il m’aurait réprimandé. Mon père n’était ni sans cœur ni violent. Il savait simplement que si les forces israéliennes m’avaient attrapé, il aurait perdu son permis de travail. J’ai survécu à la première Intifada (1987-1993), au cours de laquelle Israël a tué plus de 1.300 Palestiniens et en a blessé des milliers. J’ai eu la chance d’échapper aux balles d’Israël et à la politique des « os brisés » d’Yitzhak Rabin.
Ce ne fut pas le cas de mon ami Lewa Bakroun, alors âgé de 13 ans, qui a été poursuivi par un colon israélien qui l’a abattu à bout portant devant ses camarades de classe. Le colon israélien ne voulait pas punir Lewa pour avoir jeté des pierres, car Lewa ne jetait pas de pierres. Le colon voulait donner une leçon à ceux qui jetaient des pierres, en tuant un enfant, sous les yeux de dizaines d’enfants effrayés qui rentraient de l’école. Et à quelques mètres de la maison de Lewa.
Les cris de sa mère résonnent encore dans mes oreilles.
Pendant que j’écrivais ces lignes, j’ai appelé mon ami d’enfance, l’âme sœur et le cousin de Lewa, Fady, pour vérifier la date du meurtre de Lewa. Fady était à l’hôpital Shifa. Il m’a informé que Haniya, la mère de Lewa, avait une tumeur cancéreuse et ne pouvait pas voyager pour se faire soigner à cause du siège israélien sur Gaza.
« Ça passera », ai-je dit à Fady pour le réconforter.
« Ça passera », m’a-t-il répondu nonchalamment.
La deuxième Intifada
Je me souviens de la première fois où j’ai entendu cette question : « Combien de Palestiniens doivent encore être massacrés pour que le monde se soucie de nos vies ? » Je pensais, naïvement, que répéter la question changerait les gens. Je l’ai postée partout sur les forums dont je faisais partie à l’époque. Mais Israël a continué à nous tuer. Et je me suis trompé sur la réaction du monde !
En 2001, les forces d’occupation israéliennes ont ouvert le feu sur des agriculteurs palestiniens dans le quartier de Shuja’iyya, à Gaza, tuant un cousin éloigné, Tayseer Alareer, alors qu’il cultivait sa terre. Tayseer a été abattu par les troupes israéliennes à Nahal Oz, un kibboutz qui abritait également un poste de surveillance militaire. C’est dans ce même poste militaire que mon père a été abattu en 1985.
Tayseer était un fermier. Il n’était pas un combattant. Il n’était pas un lanceur de pierres. Mais cela ne l’a pas protégé des tirs israéliens. Ironiquement, les troupes israéliennes s’arrêtaient parfois à la ferme de Tayseer pour lui demander des pois chiches ou un épi de maïs. Le soldat qui a tué Tayseer faisait-il partie de ceux qui appréciaient les pois chiches ou le maïs gratuits ? Nous ne savons pas. Parce que la vie de Tayseer ne comptait pas, et donc il n’y a pas eu d’enquête sur la fusillade.
Tayseer a laissé derrière lui trois petits enfants, une veuve désemparée, et une ferme sans fermier. Aux funérailles, les gens ont réconforté les enfants qui ne savaient pas. Tout le monde insistait : « Ça va passer. Ça passera. »
Avec l’escalade de la seconde Intifada, Israël a massacré de plus en plus de Palestiniens, dont certains étaient des parents, des amis et des voisins.
Histoires de Gaza
Après l’opération israélienne Plomb durci (2008 – 2009), qui a coûté la vie à près de 1.400 Palestiniens en 22 jours, la vie à Gaza est devenue insupportable au fur et à mesure qu’Israël resserrait son étau. Israël a littéralement compté les calories qui entraient dans la bande de Gaza. Le plan consistait à affamer les Palestiniens, mais pas à les faire mourir de faim. Le courrier, les livres, le bois, le chocolat et la plupart des matières premières ont tous été interdits. La guerre a fait des dizaines de milliers de sans-abri.
J’étais un jeune universitaire, titulaire d’une maîtrise en littérature comparée de l’University College de Londres, qui enseignait la littérature mondiale et la création littéraire à l’Université islamique de Gaza (UIG). Je me souviens que, pendant l’assaut, j’ai passé 22 jours à raconter à mes enfants, Shymaa, Omar et Ahmed, de nombreuses histoires pour les distraire. Certaines étaient des histoires que ma mère me racontait quand j’étais enfant ou des variations sur ses histoires, mettant en scène mes enfants comme héros et sauveurs de temps en temps. Même si on entendait les bombes et les missiles en arrière-plan, mes enfants étaient fascinés et écoutaient mes histoires comme jamais auparavant. J’ai passé la plupart du temps à m’assurer que je tenais ces séances de contes dans la pièce la moins susceptible d’être touchée par des missiles israéliens perdus. En tant que Palestinien, j’ai été élevé dans les histoires et les contes. Il est à la fois égoïste et traître de garder une histoire pour soi – les histoires sont faites pour être racontées et redécrites. Si je gardais une histoire pour moi, je trahirais mon héritage, ma mère, ma grand-mère et ma patrie.
Pendant les attaques de 2008 et 2009 sur Gaza, plus Israël faisait exploser de bombes, plus je racontais d’histoires. Lorsque les bombes interrompaient les histoires, je calmais mes petits.
« Ça passera », leur mentais-je.
Raconter des histoires était ma façon de résister. C’était tout ce que je pouvais faire. Et c’est alors que j’ai décidé que, si je vivais, je consacrerais une grande partie de ma vie à raconter les histoires de la Palestine, à renforcer les récits palestiniens et à encourager les jeunes voix.
Gaza a repris son cours normal alors que nous nous remettions de la douleur et de l’agonie les plus immédiates causées par les attaques israéliennes de Plomb durci. Il y avait de nouveaux tas de corps, de maisons, d’orphelins, de ruines et d’histoires à raconter. Je suis retourné dans mes salles de classe et auprès de mes étudiants du département d’anglais de l’IUG, dont le bâtiment de laboratoire le plus récent et le mieux équipé avait été bombardé par Israël. Les cicatrices étaient partout. Chaque habitant de Gaza avait dû faire le deuil d’un être cher. J’ai commencé à inviter mes amis et mes étudiants à écrire sur ce qu’ils avaient dû endurer et à témoigner de l’angoisse qu’Israël avait provoquée.
Et c’est ainsi que Gaza Writes Back est né. J’ai commencé à donner des cours à mes étudiants et à les former pour qu’ils écrivent des histoires courtes basées sur les réalités qu’eux-mêmes, leurs familles et leurs amis ont vécues. Gaza Writes Back est un livre de nouvelles écrites en anglais par de jeunes Palestiniens de Gaza, publié aux États-Unis en 2014. Mais une histoire ou un poème peuvent-ils changer l’esprit ou le cœur des occupants ? Un livre peut-il faire la différence ? Cette calamité, cette occupation, cet apartheid, passeront-ils ? Il semble que non. Quelques mois plus tard, en juillet 2014, Israël a mené sa campagne de terreur et de destruction la plus barbare depuis des décennies, tuant plus de 2.100 Palestiniens et détruisant plus de 20.000 maisons en 50 jours.
La guerre de 2014
Pendant la guerre de 2014, Israël a bombardé le bâtiment administratif de l’IUG. Les missiles ont détruit les bureaux du département d’anglais, y compris mon bureau où je stockais tant d’histoires, de devoirs, de copies d’examen et de projets de livres.
Lorsque j’ai commencé à enseigner à l’IUG, j’ai rencontré des étudiants dont la plupart n’étaient jamais sortis de Gaza. Cet isolement s’est encore aggravé lorsqu’Israël a renforcé son siège en 2006. Beaucoup d’entre eux ne pouvaient pas se rendre en Cisjordanie pour voir leur famille, ni à Jérusalem pour un simple rituel religieux, ni aux États-Unis ou au Royaume-Uni pour des recherches et des visites. Les livres, ainsi que des milliers d’autres marchandises, n’étaient généralement pas autorisés à entrer à Gaza. Les conséquences de la mise à l’écart de cette jeune génération, le monde doit le savoir, ont des ramifications bien pires que celles auxquelles on pourrait s’attendre.
Enseigner Le Marchand de Venise de Shakespeare a été délicat. Pour beaucoup de mes élèves, Shylock était irrécupérable. Même la fille de Shylock le détestait ! Cependant, j’ai travaillé avec ouverture d’esprit en étroite collaboration avec mes élèves pour surmonter les préjugés lors de l’analyse des textes littéraires.
Shylock est passé de l’idée simpliste d’un juif qui voulait une livre de chair juste pour satisfaire ses désirs primitifs de vengeance cannibale à un être humain totalement différent. Shylock était tout comme nous, les Palestiniens. Shylock a dû endurer de nombreux murs religieux et spirituels érigés par une société de type apartheid. Shylock était dans une position où il devait choisir entre vivre comme un sous-homme et résister à l’oppression par les moyens dont il disposait. Il a choisi de résister, tout comme les Palestiniens le font aujourd’hui.
Le discours de Shylock « Un juif n’a-t-il pas des yeux ? » n’était plus une tentative pathétique de justifier un meurtre, mais plutôt une intériorisation de longues années de douleur et d’injustices. Je n’ai pas été du tout surpris lorsqu’un de mes élèves a modifié le discours :
Un Palestinien n’a-t-il pas des yeux ? N’a-t-il pas des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions, nourri de la même nourriture, blessé avec les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, réchauffé et rafraîchi par le même hiver et le même été qu’un chrétien ou un juif ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? Et si vous nous faites du tort, ne nous vengerons-nous pas ?
Pourquoi Israël bombarderait-il une université ? Certains disent qu’Israël a attaqué l’IUG juste pour punir ses 20.000 étudiants ou pour pousser les Palestiniens au désespoir. Si cela est vrai, pour moi, le seul danger de l’IUG pour l’occupation israélienne et son régime d’apartheid est qu’il s’agit de l’endroit le plus important de Gaza pour développer l’esprit des étudiants en tant qu’arme indestructible. La connaissance est le pire ennemi d’Israël. La conscience est l’ennemi le plus haï et le plus craint d’Israël. C’est pourquoi Israël bombarde une université – il veut tuer l’ouverture d’esprit et la détermination à refuser de vivre sous l’injustice et le racisme.
Mais encore une fois, pourquoi Israël bombarde-t-il une école ? Ou un hôpital ? Ou une mosquée ? Ou un immeuble de 20 étages ? Serait-ce, comme le disait Shylock, « un sport joyeux » ?
Perte personnelle
Parmi les personnes qu’Israël a assassinées en 2014, il y eut mon frère Mohammed. Israël a rendu sa femme veuve et a rendu orphelins ses deux enfants, Raneem et Hamza. Israël a également tué quatre membres de ma famille élargie. Notre maison familiale a été détruite, ainsi que les maisons de mes oncles et de mes proches. Nusayba a perdu son frère, son grand-père et son cousin. Mais le massacre le plus horrible s’est produit lorsqu’Israël a pris pour cible la maison de la sœur de ma femme. Israël a tué la sœur de Nusayba, trois des enfants de sa sœur et le mari de sa sœur, laissant Amal et Abood blessés et orphelins. Les autres membres de la famille ont été blessés et ont dû être extirpés des décombres. La maison du père de Nusayba et celles de ses frères ont également été détruites.
Les blessures qu’Israël a infligées au cœur des Palestiniens ne sont pas irréparables. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous remettre, de nous relever et de continuer la lutte. Se soumettre à l’occupation est une trahison envers l’humanité et envers toutes les luttes dans le monde.
En fin de compte, rien de ce que font les Palestiniens (ou ceux qui soutiennent la Palestine) ne plaira à Israël ou au lobby sioniste. Et l’agression israélienne se poursuivra sans relâche. Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS). Lutte armée. Pourparlers de paix. Manifestations. Tweets. Réseaux sociaux. Poésie. Tous sont de la terreur dans les livres d’Israël. Même l’archevêque Desmond Tutu, salué par la plupart des gens comme un champion de la justice non seulement contre l’Afrique du Sud de l’apartheid, mais contre la ségrégation raciale partout, en particulier en Palestine, a été calomnié et traité de fanatique et d’antisémite. La célèbre actrice Emma Watson a été attaquée et accusée d’antisémitisme pour avoir osé poster en faveur de la solidarité avec la Palestine sur Instagram. Il n’est donc pas surprenant que Refaat Alareer ou Ali Abunimah ou Steven Salaita ou Susan Abulhawa ou Mohammed ou Muna El-Kurd ou Remi Kanazi soient constamment attaqués par des trolls sionistes qui utilisent de manière calomnieuse l’accusation d’antisémitisme pour tenter de nous faire taire. Quelle que soit la légèreté de la critique des crimes d’Israël ou du soutien aux droits des Palestiniens, le lobby sioniste mettra tout en oeuvre pour l’empêcher.
Je sais que de nombreux Palestiniens se demandent si l’on peut faire plus, si les personnes libres peuvent faire plus pour empêcher Israël de continuer à commettre des crimes horribles contre nous. La résistance populaire, ou la lutte armée, ou le BDS, ou les groupes pro-palestiniens comme Jewish Voice for Peace, ou les militants de Black Lives Matter ou les militants de la lutte indigène, peuvent-ils faire plus pour exercer une pression et empêcher de nouvelles agressions israéliennes, pour traduire en justice ces criminels de guerre israéliens et mettre fin à leur impunité ? Quand cela passera-t-il ? Combien faudra-t-il de Palestiniens morts ?
Au moment où j’écris ces lignes, je suis exposé, nu et vulnérable. Revivre les horreurs qu’Israël nous a fait subir est une chose, mais dévoiler sa vie et ses moments les plus intimes de peur et de terreur, où l’on s’épanche, en est une autre.
Lorsqu’on m’a demandé d’écrire pour ce livre, on m’a promis qu’il entraînerait des changements et que les politiques, notamment aux États-Unis, seraient améliorées. Mais, honnêtement, le feront-ils ?
Est-ce qu’une seule vie palestinienne compte ? Est-ce le cas ?
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Extrait adapté de Light in Gaza : Writings Born of Fire, disponible chez Haymarket Books. Plus d’informations sur l’anthologie sont disponibles sur gazaunlocked.org/anthology.
Article original en anglais sur In These Times / Traduction MR
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