Youssef Girard, 11 janvier 2022. Les 7 et 8 janvier, l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie ont organisé un colloque réunissant une cinquantaine d’universitaires, essayistes et éditorialistes pour dénoncer « les dégâts de l’idéologie » de la « déconstruction » et de la « cancel culture » qui régneraient sur l’université française. En soutien, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer a prononcé l’introduction du colloque.
Nous pourrions nous interroger longuement sur cette rhétorique incohérente et absurde consistant à dénoncer, au sein de la plus prestigieuse université de l’Hexagone, avec le soutien du gouvernement français, un soi-disant « ordre moral » antiraciste et décolonial qui empêcherait les participants à ce colloque d’exprimer leurs idées suprémacistes en toute liberté. Le début du commencement d’une analyse un minimum sérieuse reconnaîtrait l’évidence que si les idées antiracistes et décoloniales étaient réellement hégémoniques à l’université française, ce colloque n’aurait tout simplement pas lieu.
La réalité est que l’université française est un sanctuaire de l’hégémonie blanche et que les théories remettant en cause cette hégémonie, comme les théories post-coloniales, décoloniales ou critiques de la race, n’y sont pratiquement pas enseignées. Bien au contraire, elles sont combattues et celles et ceux qui les défendent dénoncés.
Ce colloque a donc été un moment de dénonciation de la « pensée décoloniale », de la « théorie du genre » et de la « cancel culture » regroupées sous le vocable fourre-tout de « wokisme ». Jean-Michel Blanquer a ainsi revendiqué d’adopter une posture « offensive sur le plan intellectuel » contre le « wokisme ». Après le ministre, les nouveaux inquisiteurs de l’université française y sont tous allés de leur dénonciation de l’antiracisme, de la déconstruction, de la pensée de mai 1968, des théories décoloniales ou intersectionnelles dans un florilège d’approximations plus stupides les unes que les autres.
Président du Collège de philosophie, Pierre-Henri Tavoillot, attaquant la pensée issue de mai 1968, a dénoncé « la déconstruction intersectionnelle », fondée sur l’idée que tout est domination, et que la colonisation occidentale en représente « l’apothéose ». Le politologue Pascal Perrineau a ciblé la pensée déconstructiviste qui dénonce « une obscure oppression généralisée légitimée par le pouvoir dominant qu’il soit hétérosexuel, du genre masculin, de la race blanche ». Pour Pierre-André Taguieff, le « wokisme » aurait pour objectif de « détruire la civilisation occidentale en commençant par criminaliser son passé tout entier ». Nathalie Heinich a réclamé « un meilleur contrôle scientifique des productions fortement politisées pour qu’un enseignant ne puisse proférer que la Terre est plate ou qu’il existe un racisme d’État »1. L’historien spécialiste du Maghreb, Pierre Vermeren a défendu l’idée que la « décadence » française ne remonterait pas à mai 1968, mais à la fin de la colonisation de l’Algérie.
En réalité, ce colloque n’a strictement aucun intérêt intellectuel. Néanmoins, il doit être compris pour ce qu’il est objectivement : un élément d’une vaste contre-offensive blanche qui cible particulièrement l’enseignement et la recherche.
Aux États-Unis, certains États dirigés par les Républicains ont voté des lois pour faire interdire l’enseignement de la « Théorie critique de la race », c’est-à-dire des théories d’analyses antiracistes2. Cette interdiction est justifiée au nom de la lutte contre un soi-disant « racisme anti-Blanc » qui n’est qu’un élément rhétorique visant à délégitimer toutes les remises en cause de l’hégémonie blanche sur la société états-unienne. Au Brésil, le président Jair Bolsonaro s’est déclaré favorable à ce que les étudiants puissent filmer les enseignants qui utiliseraient le même type de méthodologie antiraciste dans leurs cours, pour les dénoncer.
En France, il y a ce genre de colloque et plus globalement la chasse à l’antiracisme dans la recherche organisée par le gouvernement Macron au nom de la lutte contre un soi-disant « islamo-gauchisme » ou « wokisme ». Car, si les suprémacistes français se plaisent à dénoncer l’importation d’outre-atlantique des théories antiracistes, ils oublient de préciser qu’ils importent également les obsessions et la rhétorique de leurs camarades suprémacistes des Amériques.
En fait, partout dans le monde occidental, les suprémacistes blancs cherchent à censurer, à interdire ou à stigmatiser les méthodologies d’analyse antiracistes afin de préserver l’hégémonie blanche sur leurs sociétés. La préservation de l’hégémonie blanche est le socle sur lequel repose leurs privilèges raciaux dans une société racialement hiérarchisée. La simple possibilité d’une société égalitaire post-raciale ne saurait être tolérée par les tenants de l’hégémonie blanche.
Toutefois, ce colloque soutenu par le ministre de l’Éducation nationale possède une vertu indéniable. Il permet d’évaluer ce qu’est véritablement le « macronisme » sur l’échiquier politique mondial : une expression du suprémacisme blanc le plus agressif à l’instar d’un Donald Trump aux États-Unis ou d’un Jair Bolsonaro au Brésil. La différence est que les Trump ou les Bolsonaro sont identifiés pour ce qu’ils sont réellement dans leur pays respectif : une expression du suprémacisme blanc.
En France, la situation s’avère différente car ce pays est tellement imbibé de suprémacisme lié à son passé colonial qu’Emmanuel Macron apparaît comme un « centriste », un suprémaciste soft, mainstream.
Ainsi, dans le champ politique français, Emmanuel Macron se retrouve entouré de suprémacistes encore plus agressifs et plus violemment suprémacistes que lui : les Zemmour, les Le Pen et autres Pécresse. Ceux-ci peuvent ouvertement rivaliser de propos et de propositions suprémacistes contre tous les non-Blancs avec l’approbation des médias dominants et d’une large partie de l’opinion publique blanche soucieuse de préserver intacte son hégémonie garantissant ses privilèges raciaux.
De plus, Emmanuel Macron n’a pas véritablement de contradicteurs antiracistes dans les grands médias et sur la scène politique car la défense de postions antiracistes et multiculturelles est quasiment devenue impossible dans l’espace public français. Ces positions seront toutes dénoncées au nom d’un national-républicanisme hégémonique et pratiquement incontesté à droite mais également à gauche. En effet, la gauche française a toujours été dans ses courants dominants une gauche coloniale défendant comme la droite la domination coloniale et la suprématie blanche. Le droit des « races supérieures » sur les « races inférieures » aurait dit le très républicain Jules Ferry3.
La France apparaît ainsi comme la première protectrice de l’hégémonie blanche dans le monde4.
1) Cf. Soazig Le Nevé, « Le « wokisme » sur le banc des accusés lors d’un colloque à la Sorbonne », Le Monde, 8/01/2022, et Thibaut Sardier, « Sorbonne: ministre et intellectuels déconstruisent le «woke» lors d’un premier jour de colloque univoque », Libération, 7/01/2022
2) Sébastien Seibt, « États-Unis : la théorie critique de la race, nouvel épouvantail des trumpistes », 1/07/2021
3) Jules Ferry, « Les fondements de la politique coloniale », 28 juillet 1885
4) Pour aller plus loin, cf. notre ouvrage, Réflexions sur le racisme systémique et l’exception coloniale, Paris, Ed. Héritage, 2021
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