Jamal al-Atassi, théoricien du nationalisme arabe et traducteur de Frantz Fanon

Youssef Girard, 23 décembre 2021. L’année 2021 marque le soixantième anniversaire de la disparition de Frantz Fanon. Depuis plusieurs années, ce grand théoricien des luttes de libération nationale des peuples colonisés est revenu sur le devant de la scène intellectuelle par le truchement du mouvement décolonial et plus largement antiraciste.

Louai al-Atassi (à gauche) et Jamal al-Atassi (source Wikipedia)

Toutefois, cet heureux et salutaire retour de Frantz Fanon sur le devant de la scène ne devrait-il pas nous inciter à découvrir ou à redécouvrir les femmes et les hommes qui, aux côtés de l’auteur des Damnés de la terre, ont participé à théoriser la décolonisation ?

Cette question nous semble d’autant plus légitime pour les théoriciens arabes et musulmans qui restent souvent occultés en France. Qu’en est-il des penseurs arabes et musulmans ayant pensé la décolonisation et la renaissance civilisationnelle de leur peuple ?

Si le traducteur en persan de Frantz Fanon, Ali Shariati, commence à être traduit et étudié, son traducteur arabe reste relativement anonyme pour le public francophone. Pourtant, Jamal al-Atassi fut un acteur important de la scène intellectuelle et politique arabe pendant plus de quarante ans.

En effet, Jamal al-Atassi fut le traducteur en arabe, avec Sami al-Droubi, du grand livre de Frantz Fanon Les damnés de la terre. Mais au-delà de cette traduction importante pour le passage des idées révolutionnaires du psychiatre martiniquais dans l’univers arabophone, Jamal al-Atassi fut un théoricien du nationalisme arabe révolutionnaire.

Né en avril 1922 à Homs en Syrie sous protectorat français, Jamal al-Atassi appartenait à une famille particulièrement impliquée dans le vie politique syrienne, notamment dans le combat anticolonialiste contre la puissance coloniale. Plusieurs membres de la famille al-Atassi occupèrent des responsabilités politiques en Syrie. Après être sorti diplômé de la faculté de médecine de Damas en 1947, il partit poursuivre ses études à Paris où il obtint un doctorat en psychiatrie en 1950. De retour en Syrie, Jamal al-Atassi exerça son métier de médecin psychiatre auprès du ministère syrien de la Santé et dans différents hôpitaux.

Parallèlement à ses études et à sa vie professionnelle, il s’engagea en politique pour défendre l’unité arabe et la résistance au colonialisme et au néocolonialisme. À Homs, il fut en contact avec le Bloc national fondé en octobre 1927 par Hachem al-Atassi, un membre de sa famille, ainsi qu’avec la Ligue d’action nationaliste créée en 1932-1933 par Abderrazak al-Dandashi, un avocat de Homs.

Parti à Damas poursuivre ses études, Jamal al-Atassi participa à la fondation d’une Ligue arabe pour les étudiants arabes. En 1943, il fit la connaissance de Michel Aflaq et de Salah ad-Dine al-Bitar dont il partageait les convictions nationalistes. Jamal al-Atassi fut un membre fondateur du Parti Baath Arabe Socialiste – officiellement créé le 7 avril 1947 à Damas – et il contribua à définir l’idéologie baathiste. Il participa à la rédaction de la Constitution du Baath et il formula sa devise : « Une nation arabe unie au message éternel ». Il fut membre de la direction du Parti Baath. Néanmoins, son départ pour la France en raison de ses études l’éloigna un temps de la vie politique syrienne et de la direction du Baath.

En 1955, il intégra le bureau politique du Parti Baath Arabe Socialiste. Il fut également contributeur régulier du journal du parti, al-Baath, entre 1954 et 1958. Au sein de la direction baathiste, Jamal al-Atassi devint chef du comité préparatoire de la conférence exceptionnelle tenue par le Parti en 1956. Lors de cette conférence, Jamal al-Atassi fut élu comme membre de la direction régionale syrienne provisoire et du bureau politique du Baath jusqu’au 1ier février 1958, car, dans le cadre de la formation de la République arabe unie (RAU) unissant l’Égypte et la Syrie, l’ensemble des partis politiques furent dissous. Nationaliste arabe, Jamal al-Atassi, comme le Baath, soutint activement la constitution de la République arabe unie (RAU).

Dans le cadre de la RAU, il devint rédacteur en chef des journaux unionistes al-Jamaheer et al-Jarida, qui eurent une influence sur les intellectuels arabes de l’époque, jusqu’à la fin de l’union, le 28 septembre 1961. A cette date, il s’opposa vigoureusement au coup d’État du lieutenant-colonel Haydar al-Kouzbari qui mit fin à l’expérience unitaire de la RAU au nom d’une spécificité syrienne. Nationaliste arabe, Jamal al-Atassi critiquait le nationalisme syrien qui s’opposait aux perspectives d’union arabe. Restant fermement attaché à l’idée unioniste arabe, il s’engagea, par la suite, de manière continue en faveur de l’union arabe en général et en faveur de la reconstitution de la RAU en particulier.

Après la sécession de septembre 1961, Jamal al-Atassi reprit son action politique au sein du Baath qui s’était reconstitué. Il s’opposa au nouveau gouvernement syrien de Nazim al-Koudsi. Avec Sami al-Droubi et Abdel-Karim Zouhour, il forma une tendance socialiste influencée par le nassérisme à l’intérieur du Baath.

Après la prise du pouvoir par le Parti Baath à Damas le 8 mars 1963, Jamal al-Atassi devint ministre de l’Information, sous le gouvernement de Salah al-Din al-Bitar, l’un des dirigeants historiques du Parti Baath Arabe Socialiste. Parallèlement, il fut également élu au Conseil de commandement révolutionnaire du Parti Baath Arabe Socialiste. Néanmoins, Jamal al-Atassi démissionna seulement quatre mois plus tard de son poste de ministre et de la direction du Baath car, à ses yeux, la reconstitution de la République arabe unie (RAU) n’était pas la priorité du gouvernement et du Parti.

En désaccord avec les orientations du Baath, Jamal al-Atassi passa officiellement au nassérisme à l’instar de l’ancien secrétaire général de la section irakienne du Parti Baath, Fouad al-Rikabi, qui devint président de la branche irakienne de l’Union Socialiste Arabe lors de sa fondation le 14 juillet 1964. Jamal al-Atassi participa ainsi à la fondation de la branche syrienne de l’Union socialiste arabe créée le 19 juillet 1964 à Beyrouth. Bâtie sur le modèle de l’Union existant en Égypte, l’Union socialiste arabe de Syrie était un mouvement nassérien qui défendait l’idée de la reconstitution de la RAU et plus généralement les idées unionistes arabes de Gamal Abdel-Nasser. L’Union socialiste arabe de Syrie était créée par la fusion de la section syrienne du Mouvement des nationalistes arabes, fondé par Georges Habache en 1952 au Liban, du Front arabe uni et de l’Union socialiste. La création de l’Union fut évidemment soutenue par l’Égypte, et Radio Grand Caire diffusa la déclaration de fondation prononcée par Nihad al-Qasim qui avait été élu secrétaire général et chef du bureau politique de l’organisation nassérienne.

Figure de la vie politique syrienne, Jamal al-Atassi fut élu membre du bureau politique de l’Union socialiste arabe de Syrie lors de sa fondation. En 1968, il devint secrétaire général de l’Union socialiste arabe de Syrie et fit des thématiques unitaires arabes le centre de gravité de l’organisation. En raison de son opposition au régime syrien, Jamal al-Atassi fut emprisonné. Il fut libéré au moment du coup d’État de Hafez al-Assad en mars 1970.

Jamal al-Atassi espérait que Hafez al-Assad œuvrerait à la reconstitution de la RAU, comme projet unitaire arabe. Il fut invité par le nouveau régime syrien à participer au Front national progressiste au pouvoir. Acceptant, il fut l’un des rédacteurs de la charte du Front dont il devint membre de la direction centrale entre 1971-1973. Toutefois, comprenant que la reconstitution de la RAU et au-delà l’unité arabe n’étaient pas les priorités du nouveau régime syrien, Jamal al-Atassi quitta le Front national progressiste puis l’Union socialiste arabe qui, à l’instar du Parti Baath Arabe Socialiste, était passée sous la tutelle de Hafez al-Assad et de ses hommes.

Jamal al-Atassi créa alors un nouveau parti politique d’inspiration nassérienne, l’Union socialiste arabe démocratique dont il fut secrétaire général jusqu’à sa mort en 2000. En raison de son opposition au régime syrien, l’Union socialiste arabe démocratique fut interdite et Jamal al-Atassi écarté de la vie politique syrienne. Parallèlement, l’Union socialiste arabe démocratique prit ses distances avec la section égyptienne de l’Union socialiste arabe, en raison notamment de la politique de rapprochement avec Israël menée par Anouar as-Sadate qui déboucha sur les accords de camp David en 1978.

En janvier 1980, l’Union socialiste arabe démocratique participa à la constitution du Rassemblement national démocratique syrien, une coalition illégale d’opposants nationalistes arabes et de gauche au régime d’Hafez al-Assad. Le Rassemblement regroupait le Parti communiste syrien – Bureau politique, le Parti révolutionnaire arabe ouvrier, le Mouvement socialiste arabe et le Parti Baath Arabe Socialiste Démocratique. Jamal al-Atassi devint le porte-parole officiel du Rassemblement.

Le Rassemblement national démocratique syrien fut rapidement réprimé par le régime de Hafez al-Assad. Plusieurs de ses principaux dirigeants furent condamnés à de lourdes peines de prison, comme le dirigeant du Parti communiste syrien – Bureau politique, Riad al-Turk, qui fut emprisonné de 1980 à 1998.

Dans ce cadre, Jamal al-Atassi dénonça le « faux nationalisme » et le « sectarisme » du régime en place à Damas : « l’assadisme est un faux nationalisme. C’est la domination d’une minorité, et je ne parle pas juste des Alaouites, qui contrôlent le système nerveux de la société. J’inclus aussi l’armée et les mukhabarat. […] Et malgré ses slogans socialistes, l’État est dirigé par une classe qui a fait fortune […] – une nouvelle bourgeoisie parasitaire ».

Parallèlement à son opposition au régime de Hafez al-Assad, Jamal al-Atassi travailla jusqu’à sa mort en 2000 à promouvoir les idées de la libération et de l’unité arabe malgré les limites imposées par le régime syrien. Dans ce cadre, il fut membre du secrétariat général du Congrès national arabe entre 1993 et 1996. Il fut également élu membre du Comité de coordination du Congrès national islamique arabe.

Jamal al-Atassi fut également l’auteur de plusieurs ouvrages en arabe comme Gamal Abdel-Nasser : Expérience révolutionnaire publié en 1983 ou Le nouvel ordre mondial publié en 1991. Outre le célèbre ouvrage de Frantz Fanon, Jamal al-Atassi a traduit, parfois en collaboration avec Sami al-Droubi, plusieurs ouvrages en arabe comme La Pensée de Karl Marx du philosophe jésuite Jean-Yves Clavez, l’article de Jean-Paul Sartre intitulé « Matérialisme et révolution » ou L’histoire du socialisme européen d’Elie Halévy. Ces traductions montrent la diversité des centres d’intérêts et des influences du mouvement nationaliste arabe dont certains commentateurs occidentaux voudraient, non sans arrière-pensée intéressée, réduire les inspirations au romantisme allemand et à ses avatars les plus sombres. Les traductions de Jamal al-Atassi nous montrent au contraire un nationalisme arabe ouvert sur les discussions entourant la rénovation du marxisme et sur les théories révolutionnaires produites par la décolonisation.

Plus de vingt ans après sa mort, l’engagement et l’œuvre de  Jamal al-Atassi demeurent une source d’inspiration pour les mouvements décoloniaux et de renaissance civilisationnelle arabe.

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