Steven Salaita, 11 octobre 2021. Le symbolisme est irrésistible : six hommes – des prisonniers politiques selon l’opinion mondiale, des terroristes selon leurs ravisseurs – se sont échappés de la Gilboa israélienne, une forteresse coloniale lourdement gardée, puis ont disparu dans l’obscurité du petit matin dans une évasion si audacieuse et improbable qu’elle deviendrait sûrement une production à gros budget si Hollywood ne détestait pas les Palestiniens.
Le trou par lequel ils ont émergé au-delà du mur de la prison ne devait pas faire plus d’un cinquante centimètres de diamètre. Comment six hommes adultes ont-ils pu se faufiler dans une si petite cavité ? Comment ont-ils réussi cet exploit d’ingénierie première ? Comment ont-ils embobiné l’appareil de sécurité sioniste ? Nous ne le savons pas. Ils l’ont fait, tout simplement. Cette inconnaissabilité participe de la magie de leur évasion.
Ils ont émergé de la terre comme des ressources précieuses, comme des organismes natals, comme des graines déterminées à initier la vie. Les Arabes se sont réjouis sur deux continents tandis que les Israéliens et leurs sponsors impérialistes ont juré de réaffirmer le contrôle : plus de loi, plus d’ordre, plus d’espionnage, plus d’emprisonnement. Comme toujours lorsque les Palestiniens se montrent capables d’un comportement humain, les occupants se sont plaints de la sauvagerie et de l’anarchie, mais derrière l’indignation se cache l’angoisse habituelle que les autochtones aient à nouveau refusé leur pouvoir. Les occupants ont été humiliés, démystifiés, déjoués par des gens dont l’infériorité supposée est une composante essentielle de leur estime de soi. Les Israéliens ne peuvent plus être réconfortés par la croyance méprisante que les Palestiniens sont de simples bêtes rampant sur leur ventre. Les six évadés ont ouvert une brèche dans quelque chose de bien plus sérieux qu’une prison de haute sécurité ; ils se sont enfoncés dans le sous-sol granuleux de la fragile psyché du sionisme. D’abord, ce petit trou. Ensuite, le pays tout entier.
La joie que la plupart des observateurs ont ressentie lors de cette évasion témoigne des dégradations de la vie sous le capitalisme. Tant d’entre nous, anxieux et surmenés, aimeraient remonter à la surface par une petite ouverture vers un monde différent. Pourtant, nous pouvons reconnaître que les six hommes se sont échappés grâce à un effort et un dévouement incroyables, exactement ce qui sera nécessaire à une époque de pénurie et d’insécurité croissantes, d’écocide et d’entropie, dans laquelle des termes comme « ségrégation » et « verrouillage » font régulièrement partie de notre vocabulaire. Nous nous identifions aux opprimés qui s’en sont sortis, même si nous savons que le monde est encore bien plus dangereux pour eux. Ces opprimés nous invitent à lire, au moins inconsciemment, leur évasion comme un combat entre la rébellion et l’autorité, l’imagination et la contrainte, le primordialisme et la technologie.
Mais l’évasion n’était pas seulement un acte symbolique. C’était un miracle physique, avec des répercussions matérielles que nous n’avons pas encore totalement comprises. Un colonisateur humilié est une créature dangereuse, encline à la violence gratuite comme moyen de réaffirmer son sentiment de supériorité psychique. Le colonisateur veut capturer et rabaisser les fugitifs. La perception de soi du colonisateur dépend de ces grands gestes d’autorité.
Gilboa est à l’intérieur de la ligne verte, dans ce qu’on appelle improprement « Israël proprement dit ». Une fois sortis de terre, où sont allés les hommes ? Vraisemblablement en Cisjordanie, avec peut-être un vol ultérieur vers la Jordanie ou la Syrie, ce qui nécessiterait une autre escapade audacieuse. Encore une fois, la magie est dans l’inconnu.
Deux d’entre eux (*) ont depuis été capturés dans la ville biblique de Nazareth, apparemment dénoncés par un habitant. Si cela est vrai, car on ne peut jamais exclure la désinformation, le résultat est en gros ce que la plupart d’entre nous attendaient en cas de nouvelle arrestation. Mais même ici, il y a des raisons d’être optimiste. L’occupant est pratiquement inutile sans la lâcheté et la mendicité de quelques informateurs autochtones. La lie de la société palestinienne représente l’apogée du sionisme. Maintenant, nous attendons des nouvelles des quatre autres évadés.
Ces quatre-là doivent se méfier d’une collaboration de haut niveau, en plus des mouchards habituels. L’Autorité palestinienne s’est déjà engagée à contribuer au retour des hommes en détention israélienne. S’ils parviennent à passer en Jordanie, ils ne peuvent s’attendre à aucun soulagement de la part du roi Abdallah, quatrième génération de Hachémites à collaborer avec l’entité sioniste. Ils ont émergé des profondeurs de la prison pour reprendre une vie dans la clandestinité. Ils doivent trouver des endroits où la dévotion à la cause est absolue et incontestée. Avec moins de fanfare, nous pourrions suivre leur exemple.
Quoi qu’il advienne de ces six hommes, ils peuvent déjà crier victoire. Nous les célébrons parce que, pour les opprimés, la vie est incarnée par la résistance et que rien, dans les environnements bouffis et narcissiques de la presse en ligne, ne peut égaler le frisson d’une contre-attaque bien exécutée.
Comme des milliers de fugitifs, d’exilés et de marrons à travers les siècles, ils ont montré que la notion de sécurité de l’oppresseur est ténue. Elle ne peut être construite d’acier et de cendres. S’il est suffisamment motivé, l’autochtone peut échapper aux bases de données et aux capteurs infrarouges ; il peut creuser un tunnel sous les barrières de béton ou s’élever au-dessus ; il peut disparaître dans des espaces secrets auxquels l’occupant n’a pas accès. Les sociétés qui s’appuient sur une surveillance et un maintien de l’ordre massifs pour avoir une vision de la sécurité présentent une faiblesse fondamentale. La tranquillité d’esprit est une illusion proportionnelle aux avantages ou aux difficultés de la position de classe d’une personne. À maintes reprises, des êtres humains disposant d’un faible capital social ou d’une faible influence législative se sont révélés capables de saper les mesures destinées à réconforter l’élite économique et politique à leurs dépens. Malgré quelques mois difficiles, rien ne laisse penser que nous allons cesser de faire appel à ces capacités. Les prisons et les postes de contrôle qui promettent la sécurité (au bon citoyen) constituent en fin de compte une architecture d’illusions.
L’illusion fait partie intégrante du sionisme depuis ses débuts. Les Palestiniens n’existent pas ; les Palestiniens vont adhérer ; les Palestiniens vont émigrer ; les Palestiniens vont se soumettre ; les Palestiniens vont oublier. Nous voici, plus d’un siècle plus tard, et les mêmes Palestiniens qui étaient censés avoir disparu il y a longtemps sont incrustés dans le cœur des gens honorables à travers le monde.
En fin de compte, la fuite et les réponses qui s’ensuivent élucident la nature du sionisme et le type d’avenir qu’il veut créer : destructeur, inégalitaire, militarisé, catastrophique. Nous ne résistons pas simplement au sionisme, mais à l’ensemble des valeurs qu’il représente sur une planète en voie de détérioration. Le sioniste est généralement conscient de ses affiliations macabres, qu’il les choisisse ou non. D’où l’appareil sécuritaire délirant du sioniste. Tous les prisonniers palestiniens sont politiques et toutes les prisons israéliennes expriment une politique anti-palestinienne. Il faut tout miser sur les Palestiniens. Aucune structure coloniale ne peut étouffer l’ingéniosité et la résilience des autochtones.
(*) Deux autres héros ont été capturés par les forces d’occupation depuis l’écriture de cet article (ndt).
Article original en anglais sur le blog de Steven Salaita / Traduction MR pour ISM
[writers slug=steven-salaita]