Comment Beita est devenu un modèle de résistance palestinienne contre Israël

Shatha Hammad, 31 août 2021. Alaa Dweikat a grandi en jouant à cache-cache avec son père, Imad, et ses quatre frères et sœurs. La jeune Palestinienne de neuf ans ne s’attendait pas à ce que cela devienne une réalité. Imad, 38 ans, a disparu de leur vie pour toujours, tué par les forces israéliennes dans la ville de Beita, en Cisjordanie occupée.

Des Palestiniens enflamment des pneus pour protester contre la colonie israélienne illégale de Beita (MEE/Shatha Hammad)

Le 6 août, alors que la famille d’Imad l’attendait à la maison pour le déjeuner, les téléphones ont commencé à sonner. On leur a dit qu’Imad avait été tué, abattu par des soldats israéliens qui attaquaient les habitants de Beita qui manifestaient sur le mont Sbeih voisin, au sud de Naplouse.

Il est l’un des sept Palestiniens, dont deux adolescents, tués depuis le début de la campagne de protestation contre une colonie israélienne illégale située à la périphérie de la ville, en mai. Trois d’entre eux sont des pères de famille, laissant derrière eux 15 enfants.

Les Palestiniens de Beita manifestent contre l’expansion israélienne par des méthodes pacifiques. L’occupation leur répond par des tirs à balles réelles et des gaz lacrymogènes qui font des dizaines de blessés, dont plusieurs aux jambes.

Des arrestations massives ont vu plus de 30 Palestiniens de la ville être détenus dans les prisons israéliennes.

Ce village de Cisjordanie, autrefois endormi, est devenu un épicentre de la résistance palestinienne.

Sous les balles

Alaa, qui est la fille aînée d’Imad, dit qu’elle rêve d’être ambulancière pour pouvoir empêcher que des gens meurent, comme est mort son père.

« Chaque jour, je pense à demander à ma mère quand notre père rentrera du travail, puis je me rappelle qu’il est mort et qu’il ne reviendra jamais », raconte Alaa à Middle East Eye. « C’est très difficile. Il me manque tous les jours. »

Imad Dweikat

Comme la plupart des jeunes hommes de Beita, Imad rejoignait le mont Sbeih tous les vendredis pour participer aux activités populaires pacifiques de défense de leurs terres contre la mainmise des colons sur celles-ci.

Il a été touché par une « balle en pleine poitrine, et il est mort sur le coup », raconte son frère Bilal à MEE. « Imad participait, comme le reste de la population, à des activités pacifiques et non à une guerre. Rien ne justifie que les snipers israéliens tirent à balles réelles. »

Depuis qu’il a été tué, Fathiya, 77 ans, la mère d’Imad, n’arrive plus à dormir. Parfois, elle parvient à dormir quelques heures, avant de se réveiller en sursaut et de s’asseoir à la porte d’entrée en attendant l’impossible retour d’Imad.

« Où que je regarde, je vois Imad. Je ne peux m’empêcher d’attendre son retour, même si je lui ai fait mes adieux et que je sais qu’il est mort. Nous vivons dans une douleur qui durera toujours », a-t-elle déclaré à MEE, en berçant le fils d’Imad, âgé de trois mois.

Des familles qui vivent la même douleur

Said Dweikat est assis devant sa maison surplombant Beita, buvant son café. Des nuées d’oiseaux tourbillonnent dans le ciel.

La ville semble calme, mais ses habitants ont subi des violences quotidiennes. Chaque maison a un lien avec une personne tuée lors des manifestations. De nombreux résidents soignent également leurs blessures, et beaucoup de maisons ont fait l’objet de raids et d’arrestations.

« Chaque jour, il y a ici une famille qui s’attend à ce qu’un de ses fils soit tué, blessé ou arrêté par l’armée israélienne. Nous disons tous ‘c’est notre tour maintenant’ », raconte Said à MEE.

Habituellement, Said partage son café avec son frère Shadi. Mais Shadi a été abattu le 27 juillet, non pas parce qu’il protestait, mais parce qu’il aidait bénévolement la municipalité de Beita à ouvrir des pompes à eau à l’entrée de la ville. Les Israéliens ont prétendu qu’il était armé d’une tige métallique – en fait, il s’agissait de ses outils de plomberie.

Il laisse derrière lui cinq enfants.

« Ses enfants nous demandent où est leur père ; nous leur répondons qu’il est au ciel. Ils répondent : ‘Nous ne voulons pas du ciel, nous voulons un père’. Je ne peux plus répondre à leurs questions, c’est très douloureux », dit Saïd, des larmes coulant sur ses joues.

Toute la ville a été bouleversée par le meurtre de Shadi, dit Said. Par son métier de plombier, il s’était rendu dans presque toutes les maisons de Beita.

Et comme si sa mort n’était pas assez difficile, l’armée israélienne a retenu son corps pendant deux semaines après l’avoir tué, ajoutant la douleur et la colère à la détresse déjà ressentie.

« Toutes les heures, je pense à la façon dont je vais passer l’heure suivante sans Shadi, comment je vais vivre ma vie sans lui », dit Said.

Vol du mont Sbeih

L’histoire récente de la violence et de la résistance à Beita a commencé le 2 mai, lorsque les habitants ont aperçu des lumières scintillantes au sommet du mont Sbeih.

Des colons, accompagnés de l’armée, étaient en train de construire un avant-poste illégal sans que personne sache qu’ils s’étaient emparés de la terre.

Ce n’est pas la première fois qu’Israël tente de prendre la colline. En 1978, avec l’ouverture de la route 60 aux colons, l’armée israélienne y a construit un avant-poste militaire, obligeant les propriétaires palestiniens à aller devant les tribunaux israéliens pour récupérer leurs terres, ce qu’ils ont réussi à faire en 1994.

L’avant-poste militaire a été démoli, avant d’être reconstruit pendant la deuxième Intifada de 2000-2005, puis détruit à nouveau.

Huthayfa Budair, propriétaire d’un terrain sur la colline, explique qu’il y a quatre ans, les habitants ont commencé à remarquer les avancées des colons dans la zone, attirés par son emplacement stratégique.

« Un soulèvement populaire a eu lieu avec la participation de tous les résidents, et nous avons réussi à chasser les colons du secteur », dit Huthayfa.

Cette année, cependant, les colons sont revenus à Beita. En six jours seulement, ils ont installé 40 caravanes et pavé une rue menant à la colline, baptisant l’avant-poste “Givat Eviatar”.

Le 9 juin, l’armée israélienne a commencé à démanteler l’avant-poste, au motif qu’il avait été construit dans une situation sécuritaire tendue et sans légalisation préalable. Peu après, cependant, l’armée s’est emparée de l’avant-poste, déclarant le mont Sbeih zone militaire et empêchant les Palestiniens de revenir sur leurs terres.

Il s’est avéré que les colons avaient conclu un accord avec le gouvernement, selon lequel ils laisseraient leurs caravanes sur la colline pour que l’armée les surveille jusqu’à ce que le terrain soit déclaré propriété de l’État israélien et qu’ils puissent y revenir.

Huthayfa détient des documents attestant de la propriété de cinq dunams de terre sur le mont Sbeih. Cinq autres familles de Beita ont également été en mesure de fournir des documents légaux prouvant leur propriété des terres, ainsi que des familles des villages voisins de Qabalan et Yatma.

Malgré cela, la Cour suprême d’Israël a refusé, le 15 août, d’examiner le recours contre l’avant-poste déposé par les propriétaires fonciers, une décision jugée précipitée par le Centre d’aide juridique et des droits de l’homme de Jérusalem (JLAC), qui a déposé un recours au nom des Palestiniens.

La Cour suprême a reporté tout jugement définitif sur la légalité de l’avant-poste et de l’accord entre les colons et le gouvernement jusqu’à ce que la zone soit arpentée et qu’une décision finale soit prise quant à sa déclaration en tant que “terre d’État”.

Elle a argué que les propriétaires fonciers ont le droit de faire appel immédiatement si la zone est déclarée terre d’État, mais selon le JLAC, la pétition ne sera pas prise en compte tant qu’une décision n’aura pas été prise concernant le statut juridique du territoire.

En fait, selon le JLAC, la Cour suprême a déjà répondu aux appels avec une « négligence totale », et a ignoré les « abus flagrants commis par les colons sur des terres auxquelles ils n’ont aucun droit, ce qui indique que les tribunaux ne voient aucun problème juridique à contourner littéralement la loi ».

Résistance créative

Au cours des derniers mois, les jeunes de Beita ont développé des moyens créatifs pour résister aux balles des colons et de l’armée israélienne – dans une campagne qu’ils appellent un « état de confusion ».

Il s’agit d’une combinaison de méthodes de résistance traditionnelles, comme jeter des pierres et brûler des pneus, et de tactiques inédites comme l’utilisation de lasers, de haut-parleurs, d’alarmes et de faux bruits d’explosions.

Les manifestants et les autres personnes participant à la protection des terres contre l’expansion de la colonisation se sont organisés en groupes opérant en équipes de jour et de nuit, chacun ayant une mission particulière. La zone est constamment fréquentée, et les habitants de Beita s’y rendent régulièrement.

« Le vendredi, nous, les jeunes, sortons avec des lance-pierres, tandis que les personnes âgées sortent en portant des drapeaux palestiniens. Nous utilisons également des pneus en feu, des feux d’artifice et des ballons », a déclaré à MEE un manifestant de 25 ans, sous couvert d’anonymat.

« Nous surveillons les journaux israéliens sur les réseaux sociaux et voyons les réactions des colons. Nous avons constaté que nous avons réussi à faire pression sur eux et à les forcer à quitter la colonie – ils se sentaient également en danger à cause du rejet populaire incessant de leur présence. »

« Nous voulons préserver Beita et ses terres. Nous avons réussi à les faire partir de la montagne à plusieurs reprises. Cette fois-ci sera la dernière, ils ne reviendront jamais », ajoute-t-il.

Une fois que les familles auront récupéré leurs terres, dit-il, toute la ville fera la fête. « Ce sera comme un mariage national ».

Un autre militant, qui s’est également exprimé sous couvert d’anonymat par crainte des représailles israéliennes, déclare à MEE : « Nous sommes ici en permanence pour maintenir la stratégie de nos ancêtres en matière de préservation de nos terres et pour empêcher les attaques ou les confiscations à tout prix, même si cela nous coûte nos vies et nos libertés. »

Beita est connue pour sa résistance, et a été contrainte d’affronter l’armée israélienne à plusieurs reprises au fil des ans en raison de sa situation géographique, surplombant la route entre Naplouse et Jéricho.

« Beita se bat toujours pour soutenir Gaza et les prisonniers [palestiniens], et s’oppose à toute action entreprise par Israël en Cisjordanie. Nous sacrifions des martyrs, des blessés et des prisonniers, et cela ne nous effraie pas et ne nous empêche pas de continuer », affirme l’activiste.

« Le village de Beita ne connaît pas le calme. Il est toujours bouillonnant, et l’armée israélienne s’abstient d’y faire des raids car elle sait qu’elle paiera un lourd tribut à chaque raid militaire. »

Malgré le départ des colons du mont Sbeih, les affrontements continuent, bien qu’à un rythme plus lent.

Les résidents jurent qu’ils ne battront pas en retraite tant qu’ils n’auront pas récupéré la colline entière.

« Même si l’avant-poste est évacué et que nous récupérons Jabal Sbeih, Beita ne cessera sa lutte que lorsque toute la Palestine sera récupérée », a déclaré l’activiste.

« Nous espérons que l’expérience de Beita se transmettra à tous les villages palestiniens qui sont confrontés quotidiennement à la construction de colonies. »

Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction : MR pour ISM

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