Ghassan Abu Sitta : Génocide à Gaza

Saada Allaw/Nour Kelzi, 29 janvier 2024. Quand on rencontre le Dr Ghassan Abu Sitta, chirurgien plasticien et de reconstruction britannico-palestinien, on n’arrêterait pas de lui poser des questions. Ayant passé 43 jours à Gaza, au coeur de l’offensive israélienne, à réaliser 10 à 12 interventions chirurgicales quotidiennes, Abu Sitta est témoin du ciblage des civils et de la destruction systématique du secteur de la santé comme l’un des moyens par lesquels la guerre génocidaire et le nettoyage ethnique sont menés contre Gaza.

Au 100ème jour de guerre, une mère et son bébé de 3 mois attendent d’être enterrés.

Depuis 2008, Abu Sitta n’a pas abandonné Gaza et son peuple lors des différentes attaques israéliennes. Il est arrivé dans la bande de Gaza le 9 octobre, quelques heures seulement avant la fermeture du point de passage de Rafah et le renforcement du blocus. En plus de passer 18 heures par jour à son travail de médecin, il s’est consacré à documenter l’objectif systématique d’Israël de rendre Gaza inhabitable. Il parle non seulement des nouvelles armes mortelles, mais aussi de l’utilisation par l’occupation du corps palestinien comme outil de marketing, de la nouvelle expression « enfant blessé, pas de famille survivante », et de la radiation de familles entières des registres de l’état civil.

Après le bombardement de l’hôpital al-Ahli, alors même qu’il y pratiquait une intervention chirurgicale, il a témoigné devant le monde entier depuis la cour de l’hôpital, remplie de corps et de membres sectionnés. Son témoignage a contribué à contester l’adoption par les médias occidentaux du récit israélien selon lequel l’hôpital avait été touché par une roquette palestinienne, par ce qu’on appelle un tir ami. De plus, Abu Sitta a transformé son compte X, qui a plus de 112.000 abonnés, comme ses apparitions dans les médias arabes et internationaux, en une tribune pour Gaza, pour sa population et pour les collègues médecins, infirmières et infirmiers – dont 280 ont déjà été tués.

Abu Sitta replace les événements de Gaza dans le contexte plus large de la cause palestinienne. Il parle de l’expérience étonnante du personnel médical résistant, de son lien avec la lutte palestinienne depuis la Nakba [l’expulsion en 1948] et de la décision des hôpitaux de la bande de Gaza d’affronter le génocide israélien en ignorant les menaces visant à les forcer à évacuer. Il évoque aussi la solidarité, la cohésion et la résistance de la société gazaouie face à la machine de guerre et au monde de la mort que l’occupation impose. Il souligne l’effort d’Israël de mettre en scène la tuerie pour terroriser les Palestiniens et les chasser, ignorant que pour la mémoire collective palestinienne, l’humiliation de devenir des réfugiés est pire que d’être tués.

The Legal Agenda publie son entretien avec Abu Sitta comme un document important attestant de la guerre génocidaire contre Gaza.

En quoi cette guerre diffère-t-elle des précédentes ?

La première question que nous posons à Abu Sitta concerne la différence entre cette guerre et les guerres précédentes qu’il a vécues. Sa réponse est sans appel :

« La différence entre elles, en termes de dimension et de niveau de criminalité, est la même qu’entre une inondation et un tsunami. Il s’agissait de guerres militaires, alors que cette guerre est un génocide. Le but de cette guerre est de tuer. Le massacre se déroule en deux étapes : le massacre direct, puis le massacre par l’élimination de toutes les nécessités de la vie à Gaza. Par exemple, ils ont consacré une nuit à détruire les panneaux solaires de tous les hôpitaux. Une autre nuit, ils ont détruit les usines de dessalement dans toute la bande. Ils ont également ciblé des universités, des présidents d’universités et des médecins, en particulier des médecins dont les spécialités ne sont pas disponibles à Gaza, comme le Dr Hammam Alloh, chef du service de néphrologie de Gaza. »

Il réaffirme qu’ils « démantèlent délibérément et systématiquement ce qui est indispensable à la vie à Gaza – ressources humaines, maisons, routes et infrastructures – afin d’effacer toute possibilité de soins. Il s’agit d’un génocide. »

Selon Abu Sitta, la guerre a deux objectifs. D’une part, Israël poursuit le génocide du peuple palestinien afin de perpétuer son occupation de la Palestine. Par ailleurs, Israël se sert de Gaza pour développer de nouvelles armes, étudier leur impact et les commercialiser. Ces armes sont continuellement évaluées et exposées pour les vendre, les promouvoir et, bien sûr, les utiliser pour achever le génocide.

C’est en cela que la Palestine diffère de l’Afrique du Sud. Alors que la colonisation sud-africaine avait besoin de main-d’œuvre africaine pour exploiter le capital des mines, le capital colonial sioniste n’a pas besoin de la main-d’œuvre palestinienne, mais du corps palestinien pour fabriquer, tester et commercialiser des armes. Le corps palestinien est la mine d’où il tire de la valeur ajoutée. Israël fait son profit en tuant des Palestiniens et en vendant les armes qu’il utilise pour le faire à d’autres régimes qui commettent les mêmes crimes. Les cadavres deviennent le laboratoire de fabrication d’armes, et le vol de cadavres fait partie du processus de test des armes pour observer leurs effets sur le corps des victimes.

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Voici pourquoi l’hôpital Al-Ahli a été pris pour cible

Lorsque nous interrogeons Abu Sitta sur les différents récits de l’attaque contre l’hôpital al-Ahli, il s’empresse de répondre :

« Le secteur de la santé étant l’un des piliers de la survie, il a été l’une des cibles militaires d’Israël dès le début de la guerre. Aujourd’hui, 75 jours après le début de l’offensive, seuls neuf des 36 établissements médicaux de la bande de Gaza restent partiellement opérationnels. Ils sont tous dans le sud de la bande de Gaza ».

Il ajoute :

« Quiconque aurait demandé, avant l’offensive israélienne actuelle, quel l’hôpital de la bande de Gaza était le plus sûr, se serait vu répondre ‘l’hôpital al-Ahli’, que ce soit par quelqu’un se trouvant dans la bande ou à l’extérieur. »

 

L’Église anglicane de Grande-Bretagne « est chargée de la gestion de cet hôpital, et le responsable est un évêque de Grande-Bretagne ». « Tout le monde pensait que si Israël devait éviter de nuire à un hôpital, ce serait celui-ci », explique-t-il. Par conséquent, dit-il, « d’après moi, la décision des Israéliens de frapper l’hôpital al-Ahli a été un test de la réceptivité et de la réaction de la communauté internationale à leur décision de cibler systématiquement le secteur de la santé ». Il ajoute qu’après le massacre d’al-Ahli, et « l’adoption par l’opinion publique occidentale du narratif de l’occupation sur les roquettes palestiniennes, sans aucune preuve tangible ou logique ni tentative de recueillir les déclarations des blessés ou des médecins, les Israéliens ont compris qu’ils pouvaient continuer leur offensive systématique contre le secteur de la santé ». Suite au bombardement d’al-Ahli et le massacre de 480 Palestiniens, « Israël a ciblé quatre hôpitaux pour enfants » afin de souligner que « même un enfant palestinien ne bénéficie d’aucune forme de protection ou d’humanisation. ».

Abu Sitta explique qu’il a informé Human Rights Watch de son mécontentement concernant le rapport publié par l’organisation sur le bombardement d’al-Ahli, en particulier parce qu’il n’était pas basé sur des entretiens avec des médecins, des survivants ou des patients blessés qui se trouvaient à l’hôpital, ni sur une inspection sur le terrain. Le rapport ne contient pas non plus le témoignage des médecins qui ont examiné les blessés pour déterminer le type de munitions utilisées. Abu Sitta explique aussi que l’organisation n’a même pas contacté le directeur de l’hôpital ou le médecin-chef que l’armée israélienne avait menacés avant l’attaque. Il déplore qu’à ce jour, l’organisation n’ait pas modifié ou retiré le rapport.

Tuer des enfants pour faire un exemple

Abu Sitta dit qu’après les hôpitaux pour enfants, l’hôpital de cancérologie a été bombardé. « Cela non plus n’a pas été fait sans raison », car ces attaques contre des établissements de santé sont « un test permanent de la réaction de l’opinion publique internationale face à la destruction continue, systématique et délibérée ». S’attardant sur le mécanisme de la criminalité d’Israël, il revient sur le moment où l’hôpital al-Shifa a été encerclé : 

« Les enfants les plus vulnérables – à savoir les prématurés, qui, dans le système social et la conception intellectuelle de l’enfance, se trouvent au sommet de la pyramide en raison de la fragilité d’un organisme qui a besoin d’oxygène, d’eau et de nourriture – ont été utilisés pour faire un exemple. Le premier char israélien qui est entré dans l’hôpital s’est tourné vers les tuyaux d’oxygène et les a débranchés de la maternité pour tuer les enfants lentement et d’une manière horrible ».

Il estime que cet acte agressif a été commis pour la forme et qu’il reflète un aspect essentiel de la violence israélienne : « l’effusion excessive de sang » destinée à « semer la terreur chez les Palestiniens ». Il estime donc que l’abandon manifeste des corps d’enfants prématurés à l’hôpital al-Nasr « n’était pas une erreur mais un acte délibéré qui se trouve au cœur même de la démonstration de violence ».

Abu Sitta précise qu’ « à partir du quatrième ou cinquième jour de l’offensive, nous avons constaté que la moitié des opérations chirurgicales programmées – environ 10 ou 11 par jour à l’hôpital – concernaient des enfants ». À l’heure où nous écrivons ces lignes, 8 200 enfants et 6 200 femmes sont déjà tombés en martyrs. Ils représentent plus de 70 % des 20 000 personnes tuées par Israël, sans compter le nombre de personnes disparues et laissées sous les décombres.

En parlant des enfants, Abu Sitta s’arrête un instant. Avec difficulté, le « réparateur de gueules cassées du Proche Orient» – comme l’a qualifié le journal français Le Monde – explique qu’une nuit, à l’hôpital al-Ahli, il a procédé à l’amputation de six enfants. Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait « 1 000 à 1 500 enfants qui ont été amputés d’un membre, parfois de plusieurs. Cela nécessite en soi un effort colossal pour reconstruire les corps ». Comme les bombardements d’Israël ont principalement visé des maisons, « nous recevions des blessés de différentes générations d’une même famille après chaque bombardement aérien, sans parler des familles entièrement rayées des registres de l’état civil et des enfants séparés de leur familles. Cette guerre nous a imposé de définir une nouvelle catégorie spéciale : l’enfant sans famille ».

Lorsqu’une famille doit choisir entre ses enfants : qui va être opéré ?

Lorsque le secteur de la santé a commencé à s’effondrer, le tri des patients est devenu « chaque jour plus difficile et plus criminel ». Abu Sitta raconte :

« Au début, le tri était basé sur l’état des blessés : nous décidions d’opérer cette personne aujourd’hui ou de la repousser de trois ou quatre jours. »

Au fur et à mesure que les ressources diminuaient, le nombre de blessés augmentait et les hôpitaux et les salles d’opération se faisaient plus rares. « Le tri est devenu une sorte de choix diabolique entre qui va vivre et qui va mourir », dit-il tristement. Lorsque l’hôpital al-Shifa a été encerclé, al-Ahli, qui ne disposait que de deux salles d’opération, est devenu le seul hôpital admettant les blessés.

« Nous n’étions que deux chirurgiens – le Dr Fadel Naim, spécialiste des os, et moi-même – jusqu’à ce que nous soyons rejoints par un chirurgien généraliste. La décision a été prise de choisir parmi 500 blessés qui attendaient à l’hôpital : qui décidez-vous d’opérer au cours de la journée ? C’était difficile, et cela a atteint son paroxysme lorsque la mosquée Doghmush dans le quartier de Sabra a été bombardée ».

Ce jour-là, toute la famille Doghmush, ainsi que ses proches, ont été amenés :  « La famille elle-même a commencé à participer au tri : prenez celui-ci, ne prenez pas celui-là, celui-là a 17 enfants, celui-ci n’en a que deux ». Il qualifie d’« horrible » l’écart entre la capacité de traitement et le nombre de blessés, ajoutant être « certain que la situation est bien pire aujourd’hui, même si, déjà à l’époque, nous ne pouvions pas opérer les personnes souffrant de brûlures de plus de 40 % ou 50 % en raison du manque des ressources nécessaires à de telles opérations ».

À l’hôpital al-Ahli, où Abu Sitta a poursuivi son travail après avoir quitté al-Shifa, « toute personne souffrant d’une lésion cérébrale a été abandonnée à la mort à cause de la destruction d’al-Shifa et de l’absence de neurochirurgiens, et la tragédie est encore plus criante lorsque la mort est due à un défaut de traitement ». Lorsqu’il a été contraint de quitter l’hôpital al-Ahli en raison de l’absence d’anesthésiques et de la fermeture du bloc opératoire, 400 blessés étaient encore à l’hôpital : 

« C’est comme si vous commettiez une sorte de crime, parce que les plaies vont développer des infections bactériennes, et que vous êtes obligé de les nettoyer sans anesthésie. C’est très douloureux. Lorsque les enfants commencent à montrer les premiers signes de septicémie et d’infections bactériennes, vous êtes confronté au choix d’intervenir pour nettoyer la plaie sans analgésique ni kétamine, ou de laisser l’enfant mourir à la fin de la journée. »

Lorsqu’Abu Sitta a quitté le nord de la bande de Gaza pour se rendre au sud, il a découvert que « les médecins étaient contraints d’effectuer le même tri en raison de la grave pénurie d’équipements et de médicaments. Quatre-vingt-dix pour cent de la difficulté du travail consiste à choisir les patients dont on va panser les plaies ou qu’on va pouvoir opérer, et dans les deux cas, le choix est douloureux ». Le plus grand drame est celui des blessures qui ne sont pas soignées, « une blessure dont le traitement sauverait la vie de la personne devient mortelle, et une blessure qui normalement n’est pas cause d’incapacité en devient une ». Les maladies chroniques sont aussi à l’origine de décès, notamment d’enfants soignés dans les hôpitaux d’al-Rantisi et d’al-Nasr avant que ceux-ci ne soient pris pour cibles. Les enfants diabétiques n’ont plus accès à l’insuline, de même les patients asthmatiques ou dialysés n’ont plus accès à leurs soins. « Toutes ces maladies traitables sont devenues mortelles en raison de l’interruption des traitements ». Lorsque l’approvisionnement en antiseptiques a été coupé à l’hôpital al-Shifa, puis à l’hôpital al-Ahli, Abu Sitta a commencé à « acheter du vinaigre et du savon pour la vaisselle et à nettoyer les plaies avec ».

Les corps des blessés révèlent les types d’armes utilisées

Les types de blessures qu’Abu Sitta a constatées au cours de ses 43 jours de travail dans la bande de Gaza révèlent de nombreux détails sur la guerre et l’utilisation massive des armes. Il parle de « bombes de 200 livres, de 1 500 kilogrammes et d’une tonne larguées sur des immeubles résidentiels », qui ont contribué à « l’éradication totale de familles entières – trois générations d’une même famille ont été anéanties ».

Plusieurs jours après le début de l’offensive,

« des gens sont venus nous voir avec des brûlures très graves couvrant plus de 50 % de leur corps, mais sans éclats d’obus ni fractures. Il s’agit de bombes incendiaires et de bombes avec des matériaux inflammables qui explosent et créent une boule de feu qui brûle les gens. Lorsque l’hôpital al-Shifa s’est effondré, il y avait 100 personnes qui avaient été blessées par ce type de bombe ».

Puis le phosphore blanc a réapparu : 

« Ses brûlures sont distinctes à cause de [leur source], une substance chimique pâteuse qui explose dans le ciel et crée un grand parapluie de boules de feu de phosphore brûlant. La brûlure ne s’arrête que lorsque l’oxygène est coupé, de sorte que les brûlures continuent à pénétrer dans le corps du blessé jusqu’à ce qu’elles atteignent les organes internes ou les os ».

Selon Abu Sitta, le phosphore a été utilisé « au début de l’entrée des forces terrestres dans le nord de la bande de Gaza et sur les bâtiments du quartier de Karama, ainsi que plus largement dans le camp d’al-Shati ». Comme il avait soigné des brûlures au phosphore blanc dans la bande de Gaza en 2009, il connait bien les types de blessures et de brûlures qu’il provoque, et il les a vues sur les corps des blessés.

Les blessures causées lors de l’attaque de l’hôpital al-Ahli témoignent d’une nouvelle génération de Hellfire, un missile lancé par drone qui se désintègre en éclats de métal et démembre les corps. Ce démembrement, explique Abu Sitta, se produit dans des endroits inhabituels. « Les explosions, par exemple, provoquent des démembrements dans les zones les plus faibles – les articulations – et dans le corps des enfants. Mais cette arme démembre à mi-cuisse, par exemple, qui est la zone la plus solide du corps. » Il a été témoin de l’utilisation de cette arme lorsqu’il a soigné les blessés de l’hôpital al-Ahli et de la mosquée Doghmush. Par la suite, Israël a commencé à l’utiliser fréquemment car elle permet de faire un maximum de victimes.

« Quand j’ai quitté la salle d’opération après l’explosion d’al-Ahli et que je me rendais aux urgences, j’ai vu la cour de l’hôpital par laquelle j’étais entré ce matin-là, où des gens s’étaient réfugiés. Elle était en feu, éclairée par les incendies provoqués par les bombardements. La cour était remplie de corps et de membres sectionnés. Dans la salle d’urgence, j’ai vu le premier blessé : un homme dont la jambe avait été sectionnée au niveau de la cuisse. Le démembrement avait l’air d’avoir été fait par une guillotine, ce qui est différent de toute autre blessure. Il perdait beaucoup de sang et j’ai dû lui faire un garrot à la cuisse avec une ceinture pour arrêter l’hémorragie. Le deuxième blessé avait été touché par un fragment dans le cou et le sang coulait. Tous les blessés avaient été touchés par des éclats de métal ».

Une roquette ordinaire crée un trou dans le sol et explose. La plupart des fragments sont constitués de pierres et de terre, et les blessures qu’ils causent sont différentes. « Les blessures dues aux Hellfire sont causées par le métal du missile fragmenté », explique Abu Sitta, « le nombre de blessés comme une inspection du site de l’explosion le démontrent ».

Les personnes blessées à proximité de l’hôpital de campagne jordanien – qu’Israël ne peut justifier de cibler sans provoquer une crise diplomatique car il est géré par l’armée jordanienne – ont rapporté qu’un drone équipé d’un fusil de sniper a rejoint la gamme des nouvelles armes. Les tirs de drones ont blessé 20 personnes à proximité des hôpitaux baptistes jordanien et al-Ahli en une journée. Des drones ont également été utilisés pour « chasser les gens lorsqu’ils sortent pour acheter de l’eau et de la nourriture sur les marchés et dans la vieille ville de Gaza ». Les corps fragmentés ont également révélé la nouvelle technologie du missile à fléchettes « qui a été utilisé au Sud-Liban. À l’époque, il était fabriqué à partir de petites flèches. Aujourd’hui, il se fragmente en longs éclats métalliques tranchants qui atteignent les personnes ciblées. »

Résistance au « monde de la mort » d’Israël : le personnel médical et la population

Face à ce qu’il appelle le « monde de la mort » qu’Israël tente, par ses crimes, d’imposer à Gaza et à sa population, Abu Sitta détaille la « résistance quotidienne » de Gaza : 

« En dépit de la criminalité, la résistance à la mort et au meurtre persiste, tout comme la solidarité et la cohésion. Des familles qui ne se connaissent pas se réfugient dans la même maison, des familles hébergent des étrangers, des familles accueillent des blessés et leurs familles, et des familles accueillent des enfants qui n’ont plus de famille parce qu’ils sont les seuls survivants ».

Il affirme que le personnel médical de Gaza a stupéfié le monde alors qu’Israël détruisait l’ensemble du secteur médical.

« Il est surprenant que lorsque les Israéliens ont libéré les médecins, infirmières et infirmiers qui avaient été bloqués à l’hôpital al-Shifa pendant 10 jours sans nourriture ni eau, ceux-ci ont immédiatement cherché à rejoindre un autre hôpital. Mes collègues d’al-Shifa ont maintenant rejoint l’hôpital al-Awda dans le nord ou l’hôpital al-Ahli ».

Même les médecins qui sont partis avec leurs familles dans le sud de Gaza, « la première chose qu’ils ont faite, une fois installés, a été de chercher un hôpital et commencer à y travailler. Il en va de même pour les infirmières et autre personnel médical. Malgré la destruction systématique du secteur de la santé, la résistance persiste à l’intérieur de celui-ci, tout comme dans les autres secteurs de la société palestinienne ».

Entre-temps, plus de 280 médecins, infirmiers et infirmières ont été systématiquement tués.

« Israël les prenait pour cible au moment où ils rentraient chez eux afin de créer un désastre qui perpétuera le génocide et le nettoyage ethnique après la guerre. [Israël] tue plus de 20 000 personnes, en blesse plus de 50 000 et laisse les blessés mourir devant leurs familles ».

Il ajoute que « c’est une façon d’épuiser et tuer lentement les blessés et leur famille, même après le cessez-le-feu, afin de les pousser à quitter Gaza, même s’ils avaient choisi de rester ».

Des médecins ont été tués avec leur famille. D’autres ont vu leur famille ou des membres de leur famille tués et ils ont continué à travailler. « Quand les blessés et les morts arrivaient », raconte Abu Sitta, « les médecins couraient comme des fous pour vérifier si leurs enfants ou leurs proches se trouvaient parmi eux ».

Abu Sitta mentionne que l’hôpital al-Awda de Jabaliya a été le premier à recevoir un ordre d’expulsion (il y était à l’époque). Il a été décidé de ne pas céder à la menace en évacuant l’hôpital. Cette décision a ensuite fait boule de neige. Tout le personnel médical a senti qu’il serait menacé tôt ou tard, comme à l’hôpital al-Awda, et la décision de ne pas évacuer a été adoptée par l’ensemble du secteur médical de Gaza.

Cette détermination à affronter et à résister au monde de la mort n’est pas réservée au personnel médical, elle est aussi partagée par la population. Après la fermeture de la dernière salle d’opération de l’hôpital al Ahli, il y avait un enfant de 13 ans, dont la mère et les frères et sœurs avaient été tués, et qui avait survécu avec son père. Cependant, sa jambe droite avait été amputée et il avait besoin d’une chirurgie de reconstruction sur sa main écrasée. « J’ai dit au père de l’enfant que je pouvais être à l’hôpital de Nuseirat », raconte Abu Sitta. Le voyage du nord de Gaza au sud prend cinq heures, car les chars israéliens ont détruit l’asphalte. « Il était difficile pour une personne âgée de marcher et impossible de pousser un fauteuil roulant ou une valise. Pendant six heures, ce père a poussé son fils – la seule personne qui lui restait – et m’a rejoint à Rafah, où j’ai pratiqué l’opération. » C’est ce qu’Abu Sitta appelle « la résistance des familles et des blessés au monde de la mort ».

Abu Sitta revient sur le sujet des médecins, des infirmières et des infirmiers, et parle de l’effort extraordinaire qu’ils ont fait face à la guerre génocidaire et au nettoyage ethnique visant à dépeupler la bande de Gaza. Il estime que cette résistance découle du lien historique entre la lutte palestinienne et le travail médical. La vision palestinienne de la résistance du personnel médical est le prolongement d’un long chemin qui a commencé dans le sillage de la Nakba de 1948 : 

« Cette vision palestinienne unique de la santé comme élément fondamental de la lutte contre l’occupation israélienne et l’élimination par Israël du corps palestinien s’est manifestée, dans cette guerre, sous la forme d’un effort extraordinaire dans les hôpitaux du nord de Gaza. L’hôpital al-Awda, par exemple, a été bombardé à plusieurs reprises et continue de fonctionner. L’hôpital Al-Ahli a été frappé à plusieurs reprises et continue de fonctionner. Les hôpitaux du sud poursuivent tous leurs activités malgré le manque de ressources. Aucun hôpital n’a fermé tant qu’il a pu rester ouvert ».

Il conclut avec insistance : « Ma carrière s’inscrit dans le prolongement de cet héritage médical palestinien ».

C’est ce même héritage qui l’a amené à réaliser dans la nuit du 7 octobre qu’une guerre terrible contre Gaza se préparait. Il est donc arrivé dans la bande avant que le blocus ne soit renforcé et que les points de passage ne soient fermés. Aujourd’hui, fort de cet héritage, Abu Sitta attend que le secteur de la santé retrouve sa capacité de fonctionnement et que le premier couloir humanitaire soit ouvert pour pouvoir retourner à Gaza, même si l’offensive et les crimes israéliens sont toujours en cours.

Poursuivre les crimes documentés à Gaza

Abu Sitta révèle que dès son arrivée au Royaume-Uni, son avocat a été contacté par l’unité des crimes de guerre de Scotland Yard, dont le travail consiste à interroger tout citoyen ou résident britannique qui a été témoin ou victime de crimes de guerre. Pendant plusieurs heures, il a livré son témoignage sur toute l’expérience vécue à Gaza, en particulier l’attaque de l’hôpital al-Ahli. En revanche, il n’a reçu aucun appel du bureau du procureur de la Cour pénale internationale, bien qu’il ait appris de l’unité britannique que son témoignage lui serait transmis.

Abu Sitta explique que ses échanges avec les organisations internationales se sont limités à Human Rights Watch. Comme mentionné plus haut, il a communiqué avec l’organisation pour lui faire part de son mécontentement concernant le rapport publié par son équipe. À cet égard, Abu Sitta exprime son étonnement face à ce qui s’est passé après le bombardement de l’hôpital al-Ahli. Dans l’heure qui a suivi cette attaque, la version israélienne selon laquelle l’explosion avait été causée par une roquette palestinienne a été reprise sans le moindre doute ni aucun examen minutieux de la part des médias ou organisations internationales. C’est à la victime qu’il appartient de prouver le contraire. Les questions que les médias du monde entier lui posaient habituellement lorsqu’il s’agissait des attaques israéliennes contre les hôpitaux étaient du genre : « Avez-vous vu quelqu’un sous l’hôpital ? Avez-vous vu des tunnels et des tranchées sous l’hôpital ? », ce qui reflète bien l’adoption du récit israélien.

L’avenir de Gaza

Nous demandons à Abu Sitta s’il pense que Gaza se remettra de cette guerre génocidaire. Il répond :

« Gaza guérira si on la laisse guérir. Ma crainte vient de ma conviction que le but de la guerre est d’expulser les Palestiniens de la bande de Gaza et qu’Israël essaiera, comme toujours, de réaliser après la guerre ce qu’il n’a pas pu réaliser pendant la guerre. La guerre vise à rendre la bande inhabitable en détruisant tous les hôpitaux, les bâtiments résidentiels, les universités, les écoles et les infrastructures, et en ciblant les ressources humaines dans les secteurs de la santé, des produits de première nécessité, de l’éducation et de la culture, entre autres. L’objectif de toutes ces destructions transcende la guerre pour englober, en particulier, la période d’après-guerre, tout en sapant la résilience [sumud] de la population de Gaza ».

Il poursuit : 

« Lorsque les gens se retrouvent sans maison ni école et que, pendant des années, les blessés sont condamnés à mourir sous les yeux de leur famille, le but de tout cela est d’en finir avec la bande de Gaza. Le blocus est une continuation de la guerre et l’un de ses outils, et il s’agit également d’une décision internationale. Dans cette guerre, il est devenu évident qu’il s’agit aussi d’une décision américaine, soutenue internationalement et mise en œuvre par tous, et qui pourrait conduire à une poursuite du blocus si elle ne change pas. Par exemple, les écoles se sont transformées en lieux de résidence pour les personnes déplacées, et environ 70 % des écoles sont hors service ».

« Si les Gazaouis sont autorisés à reconstruire la bande de Gaza, ils la reconstruiront. Les Gazaouis ont besoin du changement de cette décision, et non d’une aide », déplore-t-il.

Abu Sitta souligne qu’au cours de cette guerre, il est apparu un facteur que les Israéliens n’avaient pas anticipé. Quand Israël a décidé de commettre un massacre et de verser des rivières de sang palestinien, il pensait que menacer les Palestiniens de mort les pousserait à chercher à survivre, ce qui serait la réaction normale. Il n’avait pas prévu que pour la mémoire collective palestinienne marquée par la Nakba de 1948, il y a quelque chose de pire que la mort : l’humiliation qui serait ressentie en tant que réfugiés. Abu Sitta s’attend donc à ce que les gens résistent jusqu’au dernier moment afin de ne pas redevenir des réfugiés, comme en témoigne le fait que jusqu’à présent, plus de 700.000 Palestiniens vivent encore dans le nord de la bande de Gaza et plus de 160.000 vivent encore dans le camp de Jabalia. Des Gazaouis vivent toujours à Beit Lahia, qui est encore plus exposée aux tirs que Jabaliya.

Ghassan Abu Sitta après le 7 octobre

Quand nous demandons à Abu Sitta en quoi il a changé depuis le 7 octobre, il répond dans son dialecte palestinien : « Quiconque prétendrait que rien n’a changé se tromperait. » 

Il poursuit :

« Ma vision de moi-même a changé. J’ai découvert des choses sur moi-même que je ne connaissais pas. Par exemple, je ne pensais pas pouvoir travailler 18 heures par jour pendant 43 jours consécutifs. J’ai le sentiment que toute personne est beaucoup plus forte qu’elle ne le pense, physiquement, mentalement et psychologiquement. Sinon, j’ai besoin d’un peu de temps pour comprendre l’impact réel de ce que j’ai vécu. »

Abu Sitta explique qu’il a quitté Gaza après avoir passé deux jours à l’hôpital, sans accès à la salle d’opération en raison du manque de fournitures et de carburant. Sa décision de partir était motivée par l’effondrement du secteur de la santé : la présence ou l’absence d’un chirurgien n’avait plus d’importance au vu de la destruction des blocs opératoires et du manque de fournitures médicales. « Je suis parti parce qu’une fois que nous avons perdu notre capacité d’agir en tant que médecins, mon travail était terminé ».

Il ajoute,

« il y a 50.000 blessés, dont 70 à 80 % ont besoin d’être opérés. Par conséquent, dès que les capacités du secteur de la santé seront rétablies, qu’il fonctionnera à nouveau et qu’un couloir humanitaire sera assuré, je retournerai à Gaza, même si l’offensive n’a pas cessé. »

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Article original en anglais sur The Legal Agenda / Traduction Chris & Dine