Tareq S. Hajjaj, 15 octobre 2023. Chaque fois que je vais sur le terrain pour travailler, j’ai vraiment conscience que c’est comme si je me dirigeais tout droit vers ma propre tombe. Je me glisse d’un coin à l’autre, marchant avec tant de précautions que c’est comme si je représentais une menace mortelle pour quelqu’un. Je ne suis pas un combattant. Je n’ai jamais tenu d’arme ni engagé de combat. Je ne crois pas être une menace pour Israël ou pour qui que ce soit : je suis juste un écrivain qui raconte les histoires des gens. Mais je me trompe.De son point de vue de puissance occupante, je pourrais être plus dangereux pour Israël qu’un combattant.
Les combattants peuvent mourir et leur voyage prendra fin, mais si je meurs en tant qu’écrivain, mes écrits peuvent survivre éternellement. Ils sont destinés à raconter l’histoire de mon peuple. Le pouvoir de l’occupation vient de sa capacité à cacher l’histoire. Notre rôle est de la défendre et de la maintenir, de préserver la vérité sur notre peuple qui a été systématiquement massacré par ses occupants, dont la nation a été effacée parce que le colonisateur a voulu prendre notre terre.
Dans les premiers jours de l’attaque, je suis allé sur le terrain pour faire un reportage. Les endroits où je suis allé étaient toujours les plus sûrs de Gaza, comme l’hôpital al-Shifa dans la ville de Gaza. Je n’ai jamais pensé que les hôpitaux seraient la cible des engins de guerre israéliens. Mais nous y sommes, et Israël a prouvé qu’il ne reculera devant aucun crime à Gaza.
Je me suis rendu dans un petit café à côté de l’hôpital, où était stationné un groupe de journalistes, car il y avait encore du courant et un accès à Internet. Chaque seconde qui passait nous donnait l’impression de vivre en sursis. Nous savions qu’Israël voulait couper Gaza du monde et tuerait ceux qui voulaient montrer au monde les souffrances du peuple et révéler les crimes israéliens.
Nous travaillons avec la peur de la mort. Nous savons que nous sommes des cibles pour Israël. Mais nous remplissons notre devoir.
Je porte ma veste avec le mot « PRESS » gravé dessus comme un bouclier, et je me couvre la tête d’un casque bleu, pensant que cela me protégera, que je serai reconnu comme journaliste et épargné par les missiles israéliens. Mais cela ne me protégera pas. Mes collègues sont tués chaque jour. Les frappes aériennes israéliennes ont abattu dix d’entre eux la semaine dernière, et des dizaines ont été grièvement blessés.
Chaque fois que je reçois des nouvelles, cela me frappe très fort, comme si c’était la première fois. Chaque fois que je fais un pas, j’ai l’impression que c’est le dernier. Je n’arrête pas de prier, demandant à Dieu sa protection – non seulement pour moi-même, mais aussi pour mon fils de 9 mois, afin qu’il ne grandisse pas sans père. J’accepte ma propre souffrance, mais je ne peux pas supporter de le voir souffrir.
Lorsque je me prépare à quitter le domicile et enfile mon gilet PRESS, pour ma famille, c’est comme si j’étais une cible mouvante. Ils essaient de m’empêcher de partir. Ma femme m’amène mon fils. Je sais ce qu’elle fait ; elle veut que je revienne sur ma décision et que je reste à la maison avec eux. Mais je leur dis au revoir et je pars avant de m’effondrer et de pleurer devant eux. Ils ont besoin que je sois fort.
Pour nous tous, ce n’est pas l’au revoir habituel que nous partageons avant mon départ. C’est peut-être le dernier adieu, la dernière fois que je les serre dans mes bras.
Mais ce n’est pas le seul défi auquel je dois faire face ces jours-ci, dans mon travail de journaliste à Gaza. La mort me suit comme une ombre, et la difficulté est de garder mon sang-froid face à toutes les scènes déchirantes que je vois chaque jour, de garder les yeux secs en écoutant les histoires des survivants.
Même ceux qui n’ont pas été tués n’ont pas vraiment survécu. Comment le pourraient-ils, alors que toute leur famille a été tuée ou reste ensevelie sous les décombres ?
À Gaza, à l’heure actuelle, personne n’assure sa sécurité en restant chez soi, tandis que ceux qui vont sur le terrain pour accomplir leurs tâches prennent leur vie entre leurs mains et avancent. Et pour des gens comme moi, cela n’a plus d’importance si nous sommes tués. Nous sommes choisis pour être les messagers des souffrances de notre peuple.
Ce qui me motive, c’est de savoir que ma voix est entendue et aussi le soutien sans faille de mon équipe. Même lorsque je n’arrive pas à écrire et que je ne peux que parler au téléphone, mes collègues de Mondoweiss traduisent mes pensées en histoires. C’est grâce à eux que ma voix est entendue.
Aujourd’hui je vous informe sur les victimes. Demain, ce sera peut-être moi la victime. Je ne suis pas sûr de pouvoir écrire une autre histoire dans les prochains jours. Je ne suis pas sûr de survivre. Israël a décidé, aux côtés des États-Unis et des pays européens, d’anéantir toute la bande de Gaza. Ils envisagent de faire de nous une fois de plus des réfugiés, et maintenant ils font pression sur l’Égypte pour qu’elle nous accueille. Mais la majorité des habitants de Gaza ont décidé de rester chez eux, même si cela conduit à leur extermination.
Mon message à tous ceux qui lisent ces lignes vise à rappeler que les pays les plus puissants du monde tuent des civils à Gaza. Ne les croyez pas lorsqu’ils parlent des droits de l’homme et de l’humanité. Ils n’ont aucune humanité. Au cours des 17 dernières années, nous les avons suppliés de lever le siège. Ils ne nous ont jamais écoutés. Aujourd’hui, ils se précipitent pour nous tuer.
Gardez mes histoires vivantes pour me garder en vie. Souvenez-vous que je voulais une vie normale, une petite maison pleine du rire de mes enfants et des parfums de la cuisine de ma femme. Souvenez-vous que le monde qui prétendait être le sauveur de l’humanité a participé à la mort d’un si petit rêve.
Souvenez-vous de moi, alors que je me prépare à quitter ce monde par la force, et à rejoindre un monde meilleur – un monde où les États-Unis et Israël n’existent pas.
Tareq S. Hajjaj,
15 octobre 2023
Article original en anglais sur Mondoweiss / Traduction Chris et Dine
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