Partager la publication "Farha sur Netflix, une mer de tropes orientalistes qui en dit trop peu, trop tard"
Ahmed D. Dardir, Middle East Eye. À peine le film Farha était-il sorti sur Netflix que les responsables israéliens et les propagandistes de la hasbara sont montés au créneau. L’armée de zélateurs d’Israël ne pouvait pas tolérer une représentation honnête de la Nakba. Plus précisément, le mécontentement sioniste semblait se concentrer sur une scène poignante impliquant un crime horrible dont le personnage principal est témoin.
Farha, une adolescente enfermée et cachée par son père dans le cellier de sa maison pour la protéger des milices sionistes, observe à travers une fente de la porte le massacre de toute une famille palestinienne (sauf un nourrisson livré à une mort lente poignante) aux mains des forces sionistes.
C’est désormais un fait bien établi que de tels crimes ont eu lieu pendant la guerre de 1948. Ces événements sont enregistrés non seulement dans la mémoire collective arabe et les histoires populaires et orales palestiniennes, mais aussi dans les archives israéliennes.
Ils ont été exhumés par une myriade d’historiens israéliens. Plus récemment, des extraits de documentaires israéliens où des vétérans israéliens se remémorent joyeusement les crimes qu’ils ont commis en 1948 ont resurgi sur les réseaux sociaux
Si pour les laudateurs sionistes et les propagandistes de la hasbara, la scène du meurtre est choquante, ce n’est pas par manque de preuves de ce qui est présenté, mais plutôt parce qu’elle représente une vérité qui ne devrait pas être dite. Pourtant, nous sommes fondés à penser que cette représentation honnête de l’un des crimes qui a constitué la Nakba est en fait trop faible, trop tardive.
Absence de contexte
Bien que le film parle de la Nakba, la Nakba en tant qu’événement délibéré est absente de la majeure partie du film et n’arrive que très tard dans le récit. La diégèse du film et le regard horrifié qu’il jette depuis l’enfermement de la cave isole par inadvertance le massacre de la famille comme un événement singulier, au lieu de le souligner comme faisant partie d’une catastrophe en cours.
Jusqu’à ce moment, les forces sionistes restent largement anonymes. Conscient de la façon dont le marché occidental traite la Nakba comme un tabou, la réalisatrice a peut-être choisi d’adoucir le coup en limitant la représentation des crimes sionistes à cette scène et en la reportant jusqu’à ce que les téléspectateurs aient déjà développé suffisamment de sympathie personnelle avec le protagoniste individuel.
Cela a conduit à un dialogue convenu et artificiel qui contourne ce qu’il cherche à – et devrait dans un contexte réaliste – nommer. Par exemple, le maire, qui se trouve être le père du protagoniste, s’écrit à un moment donné que « les soldats sont entrés dans la ville » – pas la Haganah, les sionistes ou les colons ; juste un terme générique qui pourrait aussi bien s’appliquer aux Fedayeen (combattants palestiniens) que le film présentait déjà comme des figures menaçantes, ou aux armées arabes que le maire attendait en vain.
Mais le problème dans la narration du film est plus profond que des bouts de dialogue artificiels. En faisant abstraction du contexte politique, le film ne parvient pas à construire un récit fort ou à situer la Nakba comme le contexte des crimes que le spectateur est sur le point d’observer, y compris qui sont les auteurs et leurs motivations.
Le comportement des soldats israéliens a du sens, mais seulement si nous savons déjà que cela faisait partie d’une campagne sanglante en cours pour établir un État à majorité juive européenne et transformer les habitants de la terre en minorité.
Pourtant, dans l’univers du film, le massacre apparaît comme un événement brutal sans rien dans la structure du film pour justifier, expliquer, construire ou donner un sens à cet événement. Ici, le réalisateur tente d’éviter les retours de flamme sionistes. C’est l’absence de contexte qui permet aux sionistes d’interpréter à tort la scène comme une « diabolisation » gratuite des gangs juifs. D’un autre côté, une narration plus percutante aurait pu transmettre les motifs et le contexte dans lesquels ces crimes ont été commis, non pas comme des événements anormaux mais comme une campagne en cours et une politique gouvernementale.
Orientalisme visuel
Alors que le film vide par inadvertance la Nakba de son contenu politique spécifique (jusqu’à l’omission du nom du village et de la description des assaillants) au point que l’intrigue sonne parfois comme une histoire générique sur le sort des jeunes femmes en temps de guerre, le contenu visuel et culturel est propre à une représentation stéréotypée du monde arabe. Le film présente son histoire à travers une mer de stéréotypes orientalistes, de la scène du mariage (un incontournable folklorique des films tentant de réhabiliter la Palestine pour un regard orientaliste occidental) à la prémisse d’un père enfermant sa fille, au poignard que le père tient dans ses mains sa fille dans un clin d’œil non innocent au « crime d’honneur ».
La réalisatrice ne réussit pas à raconter son histoire sans utiliser le lexique orientaliste dominant, visuel et narratif. Dans ce contexte orientaliste, ce qui aurait pu être une histoire captivante de passage à l’âge adulte en temps de guerre avec une perspective adolescente et féminine unique, finit par domestiquer l’histoire pour le regard libéral occidental. L’histoire d’une adolescente rurale volontaire avec des ambitions que sa société ne peut pas atteindre est relatable à plusieurs niveaux et pour diverses raisons, notamment la façon dont la modernisation favorise les centres urbains au détriment de la campagne. Dans le contexte de la Palestine d’avant 1948, c’est encore plus pertinent, car les conditions de l’occupation britannique et des colonies sionistes ont encore faussé les conditions économiques contre les villages palestiniens d’une manière qui a affecté de manière disproportionnée la scolarisation des filles.
Néanmoins, l’histoire d’une jeune fille « fougueuse » qui fait figure d’exception parmi ses pairs et qui s’oppose à sa « société traditionnelle » sont des clichés des médias occidentaux qui flirtent avec les présomptions d’un public occidental libéral qui veut se sentir mal pour les petites filles dans d’autres parties du monde tout en se sentant bien dans leur propre situation, et déguisant cette sympathie et cette complaisance patriarcales en solidarité féministe.
Farha marche seule
En éliminant l’élément communautaire politique, en opposant Farha à son peuple et en utilisant (sinon habilement) la cave-cellule comme dispositif narratif et cinématographique qui isole la jeune fille de sa communauté et des événements plus larges, le film patauge dans sa narration et amoindrit son propre message.
La sur-utilisation de la chambre fermée/cellule de prison comme dispositif narratif et cinématographique éloigne Farha de la lutte de son peuple. Cela ouvre la voie au type de récit hyper-individualiste que le libéralisme américain encourage et promeut, et qui obscurcit l’horizon de l’action commune et de la rédemption collective.
La protagoniste du film, vivant dans un microcosme de la Nakba mais isolée de la Nakba en tant que souffrance collective, trouve seule la rédemption.
Personne ne peut la sauver : ni son père absent, ni la famille réfugiée à qui elle demande de l’aide, ni même le délateur cagoulé qui s’avère être son oncle progressiste. Sa seule rédemption vient d’elle-même, et elle est finalement capable de casser la porte du cellier et marche seule jusqu’à la frontière syrienne.
La dernière marche de Farha fait écho à la résolution du Gerald’s Game [Jessie, en version française, ndt] de Mike Flanagan (également distribué par Netflix) notamment dans sa scène post-climactique où la voix intérieure de l’héroïne lui dit, après qu’elle s’est éloignée de son propre confinement traumatisant, que sa force ne vient que d’elle-même.
Les deux appartiennent clairement au même genre où le public peut apprécier de manière voyeuriste les périls d’une femme confinée et masquer sa joie masculiniste – parfois sadique – en féministe.
Article original en anglais publié sur Middle East Eye le 19.12.2022 / Traduction MR
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