Partager la publication "Trump n’a plus besoin d’endoctriner le monde entier, seulement les Américains"
Joseph Massad, 21 avril 2025. – Ces dernières semaines, l’administration Trump s’est lancée dans un projet à deux volets : démanteler les branches mondiales de l’endoctrinement idéologique impérialiste américain, désormais jugées inutiles, tout en insistant pour que les universités américaines transmettent l’endoctrinement idéologique conservateur américain en interne.

« Ce matin, à 4 heures, les étudiants de l’Université de Columbia ont occupé le centre du campus et lancé notre campement de solidarité avec Gaza. Nous exigeons le désinvestissement et la fin de la complicité de Colombia dans le génocide. » Déclaration des Etudiants de Colombia pour la Justice, le 17 avril 2024.
Comme je vais le démontrer, ces politiques sont complémentaires et moins contradictoires qu’il n’y paraît à première vue.
La principale cible de Trump a été l’USAID, qu’il a qualifiée d’« organisation criminelle ». Créée en 1961 sous la présidence de John F. Kennedy – la coqueluche des libéraux américains –, l’USAID était l’un des principaux instruments de la politique impérialiste américaine, chargée de contrôler les économies du « tiers-monde » et de lutter contre la montée de l’État-providence, du socialisme et de ce que les États-Unis percevaient comme le communisme soviétique et non soviétique.
Elle a également été conçue comme un outil majeur pour endoctriner les intellectuels des pays en développement et les classes moyennes émergentes dans l’anticommunisme et le capitalisme pro-américain. Elle a supplanté l’Administration de la coopération internationale (ICA) de l’ancien président Dwight D. Eisenhower, dont la tâche était d’éliminer l’influence communiste à l’étranger.
Les programmes de l’USAID couvrent le développement socio-économique (à savoir : la promotion de l’économie capitaliste classique puis néolibérale et la diffusion de l’idéologie libérale américaine blanche), la protection de l’environnement (dans les limites de l’économie capitaliste néolibérale), la gouvernance démocratique et l’éducation (là encore, le code pour l’idéologie capitaliste néolibérale et les valeurs libérales).
Elle représente également la majeure partie de l’aide étrangère américaine. Les racines idéologiques de l’USAID remontent à l’ICA, qui a été la pionnière de l’endoctrinement au Chili en 1953, en envoyant des dizaines d’étudiants chiliens étudier l’économie néolibérale à l’Université de Chicago.
Ces étudiants ont joué un rôle clé dans l’imposition du néolibéralisme au Chili après le coup d’État américain qui a renversé le président socialiste élu Salvador Allende.
En revanche, l’administration Trump cherche désormais à réduire les fonctions idéologiques de l’USAID, l’objectif plus large étant d’éliminer les programmes d’aide étrangère qui promeuvent les valeurs libérales, auxquels elle s’oppose.
Cette décision reflète une stratégie dont le but est de réduire les dépenses d’aide étrangère et de réorienter l’endoctrinement idéologique américain vers des préoccupations nationales, tout en mettant fin à l’ancienne prétention de « promotion » de la gouvernance et des droits de l’homme.
Intérêts impérialistes
Alors que les impérialistes libéraux protestent contre le démantèlement de l’USAID, la décrivant comme « l’agence américaine qui contribue à lutter contre la famine et la pauvreté à l’étranger », les anti-impérialistes affirment depuis longtemps que l’agence favorise la famine et la pauvreté.
Noam Chomsky l’a démontré dans le contexte d’Haïti, l’un des pays les plus pauvres du monde grâce aux politiques des États-Unis et de l’USAID.
D’autres ont montré comment l’USAID a dévasté l’agriculture égyptienne à partir des années 1980, aggravant la pauvreté dans tout le pays.
Dans d’autres pays, elle a contribué au renversement de gouvernements et fourni des listes de noms de communistes présumés qui ont ensuite été tués, comme elle l’a fait en Indonésie.
En 1965, le Bureau de la sécurité publique de l’USAID « a contribué à la modernisation des fonctions de tenue de registres par le biais de programmes de formation de la police, qui ont contribué à la création de listes noires ».
Au moins un demi-million de personnes ont été tuées en Indonésie cette année-là. Trump n’a peut-être pas tort de qualifier l’USAID d’« organisation criminelle ».
Pourtant, la presse libérale continue de se concentrer exclusivement sur le danger que le démantèlement de l’USAID n’aggrave la famine, tout en omettant toute mention des opérations idéologiques qu’elle a menées à l’échelle mondiale. Les défenseurs de l’agence affirment que le démantèlement de cette branche de l’impérialisme américain ouvrirait « une fenêtre à la Chine et à la Russie ». Ils insistent sur le fait que cela « entraînerait un déclin de l’influence américaine en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie, où elle répond à divers besoins, allant des soins de santé à l’eau potable, en passant par la distribution d’aide aux organisations non gouvernementales, aux agences humanitaires et aux organisations à but non lucratif. L’USAID a également fourni des millions de dollars d’aide militaire à Israël et à l’Ukraine. »
Ces inquiétudes ne sont pas infondées.
L’USAID a effectivement joué un rôle central dans la promotion des intérêts impérialistes américains. Pourtant, l’accent mis sur sa prétendue fonction « humanitaire » masque son rôle bien plus vaste dans la destruction des États-providence dans le tiers-monde, la distribution d’armes, l’encouragement des guerres et le conditionnement idéologique par l’éducation, les médias et la formation au journalisme.
Cela inclut également les salaires gonflés versés aux classes intellectuelles et techniques locales sous-traitées pour promouvoir ces programmes dans les pays dominés par les États-Unis.
« Priorités insensées »
L’administration Trump comprend qu’elle peut continuer à distribuer des armes et d’autres formes d’aide « humanitaire » impérialiste nécessaires par différents canaux, sans maintenir une agence qui dépense des sommes importantes pour propager des valeurs auxquelles l’administration et l’aile conservatrice de l’impérialisme américain s’opposent ou qu’elles jugent superflues.
La porte-parole de la Maison Blanche, Karoline Leavitt, a dénoncé les « priorités insensées » de l’USAID, citant des exemples de son endoctrinement, notamment des « inepties » comme « 1,5 million de dollars pour promouvoir la diversité, l’équité et l’inclusion (DEI) sur les lieux de travail en Serbie ; 70.000 dollars pour la production d’une comédie musicale DEI en Irlande ; 47.000 dollars pour un opéra transgenre en Colombie ; et 32.000 dollars pour une bande dessinée transgenre au Pérou ».
L’administration a déjà proposé une agence de remplacement qui fournirait une aide sans programmes idéologiques.
Aux côtés de l’USAID, l’administration Trump ferme également d’autres branches de l’endoctrinement idéologique impérialiste américain, notamment l’Agence américaine pour les médias mondiaux, qui gère Voice of America (VOA), Radio Free Asia, Radio Free Europe et finance Alhurrah Television.
Ces médias diffusent depuis longtemps la propagande impérialiste américaine dans le monde entier dans le cadre d’un projet datant de l’époque de la guerre froide visant à promouvoir le capitalisme à l’américaine et l’idéologie néolibérale – et, dans le cas d’Alhurrah, à promouvoir Israël et les dictatures arabes pro-américaines.
Aujourd’hui, tous les dictateurs arabes encore en place sont, sans exception, au service des États-Unis.
La loi interdit à ces instruments de propagande de l’impérialisme américain de diffuser leurs messages aux États-Unis.
L’administration Trump les a récusés comme étant « radicaux », qualifiant VOA de « Voix de l’Amérique radicale ». Malgré cela, certains impérialistes républicains craignent que le démantèlement de ces médias ne confie la « guerre de l’information » mondiale des États-Unis à leurs adversaires.
Orientation nationale
Depuis la chute de l’URSS, une grande partie des élites, des classes moyennes et des intellectuels des pays en développement se sont transformés en perroquets idéologiques de la propagande libérale américaine par le biais d’ONG, de projets éducatifs et médiatiques financés par l’USAID.
En l’absence de tout cadre politique ou intellectuel concurrent, le soutien à la doctrine économique et au libéralisme politique américains est resté incontesté.
Pourtant, l’accent mis par l’USAID au cours des trois dernières décennies sur les idées libérales américaines blanches concernant le multiculturalisme, le genre et les droits sexuels est désormais un anathème pour les conservateurs américains. C’est ce qui, plus que tout, a incité l’administration à abandonner complètement l’agence.
Pour Trump, il n’est pas nécessaire de continuer à endoctriner les élites et les classes moyennes des pays en développement dans le capitalisme et les politiques anti-sociales – elles y croient déjà, surtout si des idées libérales américaines répréhensibles doivent accompagner un tel endoctrinement.
Les États-Unis, réalise-t-il, peuvent désormais compter uniquement sur la puissance dure pour imposer leur volonté, s’épargnant ainsi le coût d’un investissement dans le « soft power ».
En fait, dans sa guerre contre le lavage de cerveau idéologique à l’étranger, Trump va jusqu’à vouloir fermer des dizaines d’ambassades américaines à travers le monde, notamment en supprimant « les bureaux travaillant sur le changement climatique, l’aide humanitaire aux réfugiés, la démocratie et les droits de l’homme ».
À l’opposé, Trump est très attaché à l’endoctrinement idéologique national. C’est ce qui motive la récente guerre de l’administration contre les universités.
S’il comprend que la force militaire et la coercition économique peuvent amener les pays récalcitrants à s’aligner, les contraintes constitutionnelles à l’intérieur du pays nécessitent des outils plus créatifs.
Cela ne signifie pas que la police militarisée, qui sillonne les villes américaines depuis le 11 septembre, n’a pas été mobilisée pour la répression – son bilan sous les présidents George W. Bush, Barack Obama et Joe Biden parle de lui-même – mais la pression économique, telle qu’elle a été récemment utilisée contre les universités américaines, peut souvent faire le travail plus efficacement.
C’est à cette méthode que l’administration a recours pour transformer les universités en lieux de propagande conservatrice et les pousser à abandonner leur prétendu engagement envers le libéralisme.
Comprendre que les États-Unis peuvent bombarder des pays jusqu’à les anéantir sans avoir besoin de les endoctriner – mais ne peuvent pas faire de même avec leur propre population – a rendu plus économique et plus urgent pour l’administration Trump d’abandonner l’endoctrinement idéologique à l’étranger tout en l’intensifiant sur son territoire.
Complicité des universités
Les universités américaines, pour leur part, avaient déjà pris des mesures pour soutenir les initiatives plus larges d’écrasement de la dissidence.
Depuis l’année dernière, nombre d’entre elles ont, de leur propre initiative, déployé la force répressive de la police pour démanteler les manifestations et les campements étudiants exigeant la fin du génocide israélien à Gaza et de la complicité des universités américaines.
Mais pour Trump, cela ne suffit pas. Son administration veut accélérer la trajectoire et pousser les universités encore plus loin dans la direction qu’elles suivaient déjà avant son entrée en fonction.
L’Université Columbia l’a admis dans sa réponse publique aux demandes de l’administration.
Le penseur politique italien Antonio Gramsci avait compris depuis longtemps le rôle central de l’éducation dans la gouvernance capitaliste moderne, comme moyen de produire une hégémonie idéologique pour minimiser la dissidence.
Mais cette hégémonie a faibli depuis octobre 2023, notamment sur la question du soutien inconditionnel des États-Unis à l’État génocidaire d’Israël. Pour la réimposer, il fallait agir. Le déploiement de la police était la première étape.
Le gouvernement cherche désormais à convaincre les universités de mettre en œuvre les réformes qu’elles avaient déjà commencées pour empêcher une répétition des révoltes étudiantes, et à contraindre ceux qui hésitent ou s’opposent à sa brutalité à poursuivre sur la voie qu’ils avaient eux-mêmes choisie.
Les universités Harvard et Columbia, pour ne citer que les deux exemples les plus marquants, reconnaissent la nécessité de nombreuses réformes exigées par l’administration pour discipliner les étudiants et les professeurs et réaffirmer le contrôle idéologique.
La différence réside dans la méthode : alors que Columbia a ouvertement collaboré et capitulé, Harvard préfère imposer ces mesures sans donner l’impression d’une coercition gouvernementale.
Cette double politique révèle que l’administration Trump perçoit la plus grande menace pour l’hégémonie de l’élite fortunée américaine comme étant intérieure, et non étrangère.
Hégémonie idéologique
Comme je l’ai argumenté depuis 2005, et souligné plus récemment dans cette publication, la question d’Israël et de la Palestine n’est qu’un point de départ pour inverser la liberté académique et la liberté d’expression dans les universités américaines.
Étant donné le consensus total de la culture politique américaine en faveur d’Israël – relayé par la presse grand public et la presse de droite comme de gauche –, cela devient le moyen le plus efficace d’attaquer la liberté académique plus largement.
Si Fox News, CNN, ABC, le New York Times, le Wall Street Journal, le New York Post et le New York Daily News s’accordent tous sur les « faits » concernant Israël et ses politiques, la recherche critique sur cette question trouvera peu de soutien populaire face à la répression académique et pourra être facilement éliminée.
Cela crée un précédent – et un effet dissuasif – pour la répression de la dissidence dans d’autres domaines potentiellement plus perturbateurs qui bénéficient d’un soutien public plus large que les Palestiniens : les programmes sociaux de l’État-providence, les droits des minorités raciales américaines, les droits des immigrants et les droits des femmes – tous des domaines que Trump et les conservateurs blancs veulent supprimer.
Au cœur de la vision du monde trumpienne se trouve le mythe de la discrimination à l’encontre des hommes blancs et la « théorie du remplacement », qui dépeint le déclin démographique de la population blanche américaine comme une source majeure d’anxiété et une menace pour la suprématie blanche.
L’utilisation des droits des femmes et du droit à l’avortement pour expliquer le déclin démographique anime l’abrogation continue de ces droits.
Boucs émissaires commodes
De même, on peut rapprocher la façon dont l’administration désigne les minorités raciales et les immigrants comme les boucs émissaires des inégalités économiques aux États-Unis – en particulier parmi les Blancs, qui constituent la majorité des pauvres –.
Sans ces boucs émissaires, apparaîtrait comme une évidence que la classe blanche aisée et ses politiques économiques est la principale cause de la pauvreté et des inégalités croissantes depuis les années 1980.
L’objectif de la manœuvre astucieuse de Trump, qui abandonne le soft power à l’étranger au profit du contrôle idéologique intérieur, est de consolider l’impérialisme capitaliste et l’hégémonie idéologique dirigés par les États-Unis afin de promouvoir les intérêts impériaux américains, et non de les affaiblir, comme certains le craignent.
Son objectif d’éliminer une menace intérieure croissante qui pèse sur les élites américaines et leur hégémonie idéologique s’inscrit parfaitement dans cette logique, tout comme sa confiance dans le fait que les pays voisins obéiront à son diktat, quoi qu’il arrive.
Que la réduction des coûts fasse partie intégrante de l’accord n’est qu’un bonus.
Alors que les élites libérales – et certaines élites conservatrices – et les impérialistes craignent que ce ne soit pas la bonne voie à suivre, Trump est certain qu’il n’y a pas d’autre voie.
Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR