Bon jihadiste, mauvais jihadiste : la charia d’Al-Qaïda contre la résistance de Sinwar

Dans un monde où les puissances occidentales définissent de manière sélective les « bons » et les « mauvais » acteurs politiques pour servir leur agenda géopolitique, le leader martyr du Hamas Yahya Sinwar est diabolisé pour avoir résisté à une occupation brutale et illégale, tandis que le nouveau président syrien, lié à Al-Qaïda, Abu Mohammad al-Julani, est rebaptisé homme d’État.

The Cradle, 19 février 2025. « Même les pages du New York Times incluent désormais des comptes rendus réguliers distinguant les bons des mauvais musulmans : les bons musulmans sont modernes, laïcs et occidentalisés, mais les mauvais musulmans sont doctrinaux, antimodernes et virulents. » – Mahmood Mamdani, Good Muslim, Bad Muslim: America, the Cold War, and the Roots of Terror

Dans son ouvrage phare, Good Muslim, Bad Muslim: America, the Cold War, and the Roots of Terror, Mahmood Mamdani dissèque la manière dont l’Occident construit et instrumentalise les distinctions entre « bons » et « mauvais » musulmans pour servir ses objectifs géopolitiques. Il soutient que ces étiquettes ne sont pas inhérentes mais imposées, façonnées par les exigences changeantes de la politique étrangère occidentale.

Près de deux décennies après sa publication, sa thèse reste d’une actualité alarmante. Elle n’est nulle part plus évidente que dans le contraste frappant entre le traitement réservé par l’Occident à Yahya Sinwar, le chef martyr de la résistance palestinienne du Hamas, et à Ahmad al-Sharaa, plus connu sous le nom d’Abou Mohammad al-Julani, le chef de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) lié à Al-Qaïda en Syrie.

L’histoire de deux dirigeants

Alors que Sinwar a passé l’année dernière dans les ruines ravagées par la guerre de Gaza, échappant constamment à la surveillance israélienne et de l’OTAN tout en menant la résistance palestinienne contre une occupation et une agression israéliennes brutales, Sharaa s’est déplacé librement à Idlib, et maintenant à Damas, où il participe à des événements publics et rencontre des diplomates occidentaux sans mesures de sécurité importantes.

Et ce malgré le fait que les États-Unis avaient mis une prime de 10 millions de dollars sur la tête de Sharaa en tant que soi-disant terroriste. L’incongruité est frappante : un leader de la résistance palestinienne internationalement reconnu est traqué et vilipendé, tandis qu’un ancien dirigeant affilié à Al-Qaïda se rebaptise en acteur politique légitime avec la complicité de l’Occident.

En 2021, TRT World a noté comment Sharaa se « remodelait » en artisan de la paix, bénéficiant d’une mobilité sans entrave alors même que les forces de la coalition occidentale traquaient activement d’autres dirigeants jihadistes liés à l’EI et à Al-Qaïda.

Le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan a confirmé plus tard que Sharaa collaborait depuis des années avec Ankara pour éliminer ceux que l’OTAN considère comme des « terroristes ». En réalité, Sharaa fait partie d’un processus de blanchiment soutenu par l’Occident depuis des années, au moins depuis 2012, mais certainement depuis 2017, lorsqu’avec le soutien du Qatar, il a commencé à rebaptiser son Front al-Nosra, lié à Al-Qaïda, en force de libération syrienne opposée à l’influence russe et iranienne.

Blanchiment médiatique et légitimité politique

L’adhésion des médias occidentaux à Sharaa est devenue explicite lorsque le Times a décrit son retour à Damas comme celui d’un « dirigeant syrien “poli” rentrant chez lui ». Il ne s’agissait pas d’un événement isolé, mais d’une partie d’initiatives plus larges visant à le présenter comme un libérateur de l’influence étrangère. Ses crimes passés, notamment les crimes de guerre contre des civils, l’esclavage de femmes yézidies et la violence sectaire, ont été commodément balayés d’un revers de main.

Lorsque le groupe de Sharaa a pris le contrôle de Damas en décembre dernier, l’alignement avec les intérêts occidentaux est devenu plus clair. Les frappes aériennes israéliennes ont systématiquement démantelé l’infrastructure militaire de la Syrie, en particulier dans et autour de la capitale, mais Sharaa lui-même se déplaçait dans la ville sans être dérangé.

Alors que l’armée de l’air israélienne bombardait des sites militaires près de la place des Omeyyades, on a vu Sharaa en train de conduire tranquillement dans les mêmes zones. Son silence sur ces attaques était assourdissant – d’autant plus que la position officielle de son administration sur Israël marquait une rupture complète avec les politiques antisionistes historiques de la Syrie.

Les déclarations de son gouvernement n’indiquaient aucune intention de récupérer le plateau du Golan occupé ou d’autres territoires perdus, signalant une trêve de facto avec Tel Aviv.

La légitimation de la charia par l’Occident a atteint son apogée lorsque son ministre des Affaires étrangères, Asaad al-Shaibani, a été invité à assister à la réunion annuelle du Forum économique mondial à Davos, partageant la scène avec des personnalités comme l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair.

Sa rhétorique était taillée sur mesure pour un public occidental : paix, contre-terrorisme, privatisation et libéralisme économique – autant de mots à la mode signalant une volonté d’opérer au sein de l’ordre mondial néolibéral.

La diabolisation de la résistance : le combat de Sinwar

Pendant ce temps, Israël poursuivait sa campagne acharnée contre Yahya Sinwar, le qualifiant de « boucher », de « criminel de guerre » et de « tueur d’enfants » – un récit repris avec enthousiasme par les médias occidentaux malgré son manque de fondement.

Même si les crimes de guerre présumés attribués aux combattants du Hamas le 7 octobre 2023 ont été plus tard dénoncés comme étant de la propagande israélienne, l’image de Sinwar est restée diabolisée. Dans ses derniers instants, alors qu’un drone israélien l’exécutait à Gaza, Sinwar n’a pas cédé. Il s’est battu jusqu’à son dernier souffle, consolidant son statut d’icône de la résistance palestinienne. Pourtant, même dans la mort, le récit occidental lui a nié toute forme de légitimité.

La rédemption commode de Julani

En revanche, le passé de Sharaa a été effacé. Son implication avec l’État islamique en Irak, son poste de chef adjoint de l’EI sous Abou Bakr al-Baghdadi, les exécutions de masse de son groupe et le rôle de ses forces dans l’esclavage des femmes ont tous été commodément passés sous silence.

Les journalistes occidentaux ont rivalisé pour redorer son image, le présentant comme un dirigeant pragmatique plutôt que comme le criminel de guerre qu’il est. Ses forces gèrent toujours des prisons brutales à Idlib, où les opposants disparaissent indéfiniment, mais il reste un chouchou des médias.

Ce contraste illustre la thèse de Mamdani avec une précision troublante : Sharaa est le « bon jihadiste » parce qu’il s’aligne sur les intérêts occidentaux-israéliens, tandis que Sinwar est le « mauvais jihadiste » parce qu’il les défie.

Le crime de Sinwar n’était pas du terrorisme – il avait réussi à défier l’armée d’occupation, révélant les vulnérabilités d’un Israël longtemps perçu comme invincible. Sa résistance a eu un écho dans tout le monde arabe et musulman, dépassant les clivages sectaires et menaçant les intérêts occidentaux.

Sharaa, en revanche, ne représente aucune menace pour Israël. Il reste concentré sur les règlements de comptes sectaires en Syrie, ce qui fait de lui un pion utile plutôt qu’un adversaire. Son groupe ne conteste pas l’influence occidentale dans la région, ni ne résiste à l’occupation continue du territoire palestinien. C’est la raison fondamentale pour laquelle il est accueilli plutôt que diabolisé.

Sinwar est peut-être tombé, mais comme nous le rappelle le Coran : « Et ne dites pas de ceux qui sont tués dans le sentier d’Allah : “Ils sont morts.” Mais ils sont vivants, mais vous ne le comprenez pas. » (Coran 2:154). Son héritage perdure, vivant dans le cœur de ceux qui poursuivent son combat.

Malgré ses crimes, Sharaa reste en vie et politiquement pertinent. Dans la géopolitique occidentale, l’obéissance est récompensée tandis que la résistance est écrasée.

Article original en anglais sur The Cradle / Traduction MR