Partager la publication "Deux hommes, deux destins : l’un pour la vie, l’autre pour la mort"
Salman Abu Sitta, 1er novembre 2025. – Le génocide à Gaza, relayé par les images et diffusé dans le monde entier, a alerté les personnes de bonne volonté sur les crimes commis contre les Palestiniens, non seulement ces deux dernières années, mais aussi depuis la Nakba et durant les 77 années qui ont suivi. Le sang de centaines de milliers de femmes et d’enfants, tués, blessés, affamés ou déplacés, est devenu l’encre de leur histoire, écrite et dissimulée pendant toutes ces années. Si ce sang a un prix, ce sera la révélation de cette histoire longtemps cachée par les criminels qui l’ont perpétrée.

20.000 personnes manifestent en soutien à Gaza, le 13 septembre 2025, à Auckland (Nouvelle-Zélande).
Les récits de cette tragédie sont nombreux.
Voici l’histoire de deux destins : l’un pour tuer, l’autre pour survivre. Ces deux destins sont liés à un seul lieu : Beer Sheva, ma ville natale. Elle fut le point de départ de l’un et la destination de l’autre.
En octobre 2019, ma tournée de conférences m’a conduit à l’endroit le plus à l’est du monde, à Auckland, en Nouvelle-Zélande. J’ai parlé à une quarantaine de membres de la communauté palestinienne locale. Un jeune homme, Nabil (qui se faisait appeler Billy), m’a emmené chez lui. En chemin, il m’a confié être né au Koweït, mais que son père était né à Beer-Sheva, en Palestine, en 1934.
Le nom de ce lieu m’a interpellé. Son père avait dû fréquenter l’école de Beer-Sheva, où j’étais moi-même élève à la fin des années 1940.
Comme beaucoup d’entre nous, son père a été expulsé de sa ville natale, Beer-Sheva, lors de l’attaque et du dépeuplement menés par Israël le 21 octobre 1948. Les soldats israéliens sont entrés dans la ville et ont commencé à massacrer les défenseurs et les civils qu’ils trouvaient. Quelques survivants ont été retrouvés cachés dans la mosquée construite en 1906. Cela ne leur a pas suffi. Ils ont été entassés dans des bus et emmenés vers Gaza, puis abandonnés sur une route déserte à mi-chemin, à une quarantaine de kilomètres de Gaza. Son père était probablement parmi eux.
Mais son père n’a pas baissé les bras. Dans les conditions terribles de la bande de Gaza, il poursuivit ses études et devint un pédiatre renommé. Il travailla ensuite au Koweït, puis en Arabie saoudite. Il trouva enfin un pays qui lui accorda la citoyenneté : la Nouvelle-Zélande.
Je voulais lui parler, en tant qu’ancien camarade d’école et compatriote réfugié palestinien. Malheureusement, il était décédé et avait été enterré ici à Auckland.
Je me rendis donc sur sa tombe. Billy m’emmena sur un terrain vague d’un demi-hectare, entouré de broussailles.
« Le voilà », dit Billy. « C’est le cimetière musulman d’Auckland. » Ici repose Abdel Rahman Mohammed Assad Khalil Ibrahim Hania, né à Beer Sheba, en Palestine, en 1934. Abandonné, solitaire et silencieux, son long exil avait atteint sa destination finale.
J’ai regardé autour de moi et j’ai aperçu, sur ce terrain d’un demi-hectare vide, quelques pierres blanches éparses, marquant des tombes. Elles semblaient disposées au hasard, illustrant la vie des défunts. Le cimetière ressemblait à une virgule dans une phrase inachevée.
C’est ainsi que s’est achevé le périple de mon camarade d’école. Il lui a fallu plusieurs années et de nombreuses étapes pour parcourir les 16.200 km qui séparaient son lieu de naissance, Beer Sheva, d’Auckland, où il est mort et a été enterré .
J’ai récité la Fatiha sur sa tombe. Rien ne pouvait exprimer la douleur que je ressentais pour lui et pour nous qui sommes encore en vie et poursuivons notre chemin.
Pourquoi Abdel Rahman est-il mort à Auckland ? Pourquoi a-t-il été contraint à ce voyage, forcé de se réfugier en terre étrangère ? Parce qu’un homme a entrepris un voyage à rebours… pour le transférer, lui voler sa maison et faire de lui un réfugié.
Ce criminel est un homme né à Plonsk, un Russe d’origine polonaise. Il a parcouru 4.800 km de Plonsk à Beer-Sheva, en Palestine. Son périple s’est achevé à Beer-Sheva, ville natale d’Abdel Rahman. Sa destination finale était le point de départ du voyage d’Abdel Rahman.
Cet homme, nommé David, s’est rendu – de son plein gré – en Palestine et s’est d’abord déclaré Palestinien. En Palestine, il a été accueilli pacifiquement. Mais son but était de détruire le pays qui l’avait reçu. Il a rassemblé un groupe d’immigrants partageant les mêmes idées pour s’installer en Palestine et a formé une armée secrète chargée de tuer ou d’expulser ses hôtes. En mars 1948, alors que la Palestine était sous mandat britannique, il a lancé son Plan Dalet et a déchaîné sa force, la Haganah, pour attaquer, occuper et expulser les habitants palestiniens, ses hôtes.
En l’espace de dix mois, la Haganah, forte de 120 .000 soldats répartis en 9 brigades, a attaqué et dépeuplé 530 villes et villages. Une telle opération n’a pu être menée à la légère. Elle a nécessité au moins 95 massacres, au cours desquels 15.000 Palestiniens ont été tués.
Il est à l’origine de l’exil de 8 millions de Palestiniens.
C’est à cause de lui qu’Abdel Rahman est mort à Auckland.
Son nom était David Grun, devenu plus tard Ben Gourion.
Une semaine après l’attaque israélienne contre Beer-Sheva, le 21 octobre 1948, Ben Gourion s’est rendu sur place pour inspecter la ville. Il a admiré les beaux bâtiments gouvernementaux en pierre, l’école de garçons où Abdel Rahman et moi avions étudié, et les maisons arabes de la ville. Il les a tellement apprécié qu’il a décidé d’y finir ses jours.
Il a été enterré à Sde Boker, un peu au sud de la ville, près du village arabe de Rakhama (rebaptisé Yeroham en hébreu). Sa tombe n’était pas un assemblage hétéroclite de pierres blanches. C’était un imposant édifice au sein d’un vaste complexe comprenant un amphithéâtre, une bibliothèque et des salles de réunion. Les fervents sionistes se rassemblent autour de sa tombe en procession solennelle, célébrant la disparition de leurs hôtes.

Tombe de David Grun, dit David Ben-Gourion, russe d’origine polonaise, en Palestine historique occupée (source : Wikipédia)
Voici l’histoire de deux voyages. Le premier est l’exil traumatisant du Dr Hania, médecin, de son lieu de naissance à Beer Sheva, en Palestine, jusqu’à Auckland, en Nouvelle-Zélande, où il repose, à 16.200 km de son lieu de naissance. L’autre histoire est celle du cerveau de ce crime, David Ben Gourion, qui a parcouru 4.200 km depuis sa ville natale de Plonsk, en Pologne, jusqu’à Beer-Sheva, en Palestine, pour tuer et déplacer ses hôtes et se faire enterrer dans leur ville.
Aucune de ces histoires ne sera oubliée ni laissée sans réponse.
Article original en anglais sur Middle East Monitor / Traduction MR