Partager la publication "Comment les « portails » israéliens sont devenus des outils de contrôle psychologique"
Samah Jabr, 13 octobre 2025.- J’écris avec une profonde détresse au sujet des dernières initiatives dans le dispositif de contrôle qui asphyxie la vie palestinienne.
Des structures en fer jaune menaçantes reliant deux énormes blocs de ciment, appelées à tort « portails » par beaucoup, se sont multipliées en Cisjordanie occupée. Je les qualifie de menaçantes car elles suscitent une anticipation profonde et terrifiante – une réponse aux menaces de poursuite du nettoyage ethnique et du vol de terres en Palestine.
Ce ne sont assurément pas des portails. Un portail ouvre un mur ; il implique une entrée, un passage, une possibilité, une sortie, une voie à suivre.
Ce sont des structures carcérales qui transforment nos petits quartiers en cages, tant en Cisjordanie occupée qu’à Jérusalem. Elles sont délibérément conçues pour isoler, entraver, neutraliser et étouffer.
La semaine dernière, une mère venant de Jérusalem a appelé ma clinique en larmes. Elle avait préparé son fils de 12 ans pour une séance de thérapie tant attendue, mais les soldats israéliens l’ont fait attendre à l’un de ces goulots d’étranglement en fer pendant trois heures.
Quand elle est arrivée, j’étais sortie de la clinique. Son fils, déjà aux prises avec l’anxiété, sanglotait de manière incontrôlable sur la banquette arrière de la voiture, disant qu’il ne réessayerait plus jamais.
Cette petite histoire se multiplie des centaines de fois en Cisjordanie occupée chaque jour.

Un exemple des portails jaunes qui empêchent les déplacements des Palestiniens en Cisjordanie occupée.
Fragmenter la vie palestinienne
Les chiffres racontent une histoire lugubre. Depuis octobre 2023, des centaines de nouvelles structures carcérales ont été érigées en Cisjordanie occupée, portant le nombre total d’obstacles à la circulation à près de 1.000. Rien qu’à Jérusalem-Est, plus de 80 postes de contrôle et structures carcérales forment un réseau d’acier destiné à fragmenter la vie palestinienne en zones isolées.
Les conséquences sont dévastatrices. Les bouclages ont accru la pauvreté ; il y a deux semaines, alors qu’un ouvrier de 22 ans, Sanad Hantouli, originaire de Jénine, escaladait le mur de séparation pour rejoindre Jérusalem – avec seulement un sac de vêtements et l’espoir de trouver du travail pour nourrir sa famille –, les soldats israéliens l’ont abattu.
Dans certains villages, les ambulances ont été si longtemps retardées par ces structures que des patients sont décédés avant d’avoir pu accéder aux soins médicaux. Il ne s’agit pas d’accidents ; ce sont les conséquences prévisibles de politiques qui imposent l’isolement et l’immobilité.
Ces structures ne sont pas des inventions récentes. Elles sont la continuation de décennies d’une architecture coloniale de contrôle.
Depuis les accords d’Oslo, la circulation en Cisjordanie occupée est de plus en plus entravée par les bouclages, les permis, les murs et les justifications « sécuritaires ». Nous assistons aujourd’hui à une intensification de cette même logique qui veut fragmenter le territoire, démembrer son tissu social et rendre la vie quotidienne insupportable, de sorte que les gens se sentent isolés et finissent par capituler ou partir.
Ce mécanisme d’étouffement a désormais atteint al-Ram, le quartier nord de Jérusalem où se trouve ma clinique psychiatrique. Ma clinique, qui dessert une large population de Cisjordanie occupée et de Jérusalem, a pour vocation d’aider les personnes à se rétablir et de les aider à retrouver un sens à leur vie.
Mais les structures carcérales érigées autour d’al-Ram font dérailler ce parcours. Alors que j’accompagne des patients pour leur permettre de se remettre de leur détresse et de leurs traumatismes – d’étudier, de travailler et de prendre soin de leur famille –, ces structures perturbent délibérément le rythme de vie, créant ainsi des dysfonctionnements au sein des communautés palestiniennes.
L’ironie est douloureuse. Au sein de la clinique, je m’efforce d’apaiser les crises de panique, de soulager la dépression et de redonner espoir à ceux qui souffrent. À l’extérieur, les structures carcérales amplifient l’anxiété, entravent l’espoir et imposent de nouvelles couches de détresse.
Que ressent un patient aux prises avec des crises de panique lorsqu’il se retrouve coincé dans une telle structure, en retard pour sa thérapie ? Que signifie pour une personne dépressive et épuisée de voir son parcours thérapeutique bloqué, ses déplacements dictés par un verrou et un caprice de soldat ?
Incertitude chronique
Psychologiquement, ces structures engendrent une incertitude et un arbitraire chroniques. Les patients décrivent la terreur d’approcher d’un « portail », sans savoir si il s’ouvrira ou restera fermé pendant des heures.
Tôt, les enfants apprennent que leur vie dépend d’un simple bouton sur lequel appuie un soldat. Avec le temps, cette incertitude érode le sentiment d’autonomie. La thérapie exige routine et prévisibilité, mais l’occupation impose le chaos. La simple anticipation d’être arrêté pousse certaines personnes à abandonner et à ne même pas tenter de quitter leur domicile.
L’occupation prétend que ces structures carcérales sont des « mesures de sécurité ». Mais la sécurité pour qui ? Quelle sécurité est assurée lorsqu’un enfant manque l’école, qu’un patient manque son traitement ou qu’une ville entière est mise en cage ?
En réalité, ces structures ne sont pas une question de sécurité ; elles sont une question de domination. Elles sont un nœud coulant autour de notre cou, en préparation de l’étranglement.
Les dommages ne se limitent pas aux individus. Des familles sont séparées lorsqu’une grand-mère ne peut assister au mariage de son petit-fils parce que le portail est fermée. Des étudiants ratent leurs examens universitaires. Les agriculteurs voient leurs récoltes pourrir parce que les camions ne peuvent pas passer à temps. Un cortège funèbre, autrefois un acte de deuil communautaire unificateur, peut être interrompu en plein milieu de la route, humiliant les personnes en deuil, contraintes d’implorer pour pouvoir passer. L’occupation engendre des dysfonctionnements non seulement dans les corps, mais aussi dans les rituels collectifs qui donnent force et guérison à notre société.

Un portail jaune installé par l’armée israélienne bloque l’entrée principale du camp de Jénine. © UE, Jénine, 2025 (photographe : Samer Sharif)
Démanteler les cages
Chaque fois que j’accompagne un patient, je constate la force qu’il faut pour simplement tenter d’obtenir un traitement sous l’occupation. Les structures carcérales anéantissent cet effort, enfermant les personnes dans la peur et la frustration avant même qu’elles n’aient pu franchir la porte de la clinique.
Ce n’est pas la stigmatisation qui empêche les gens de se faire soigner en santé mentale en Palestine. Les obstacles qui menacent notre santé mentale sont physiques et concrets. Chaque retard, chaque fermeture, chaque refus arbitraire de passage renforce un sentiment d’impuissance et de désespoir. Le rétablissement exige constance, connexion, accessibilité et sécurité – précisément ce que ces structures sont censées nier.
Les Palestiniens, cependant, ne souffrent pas passivement. Face à l’asphyxie, des jeunes ont créé des groupes Telegram qui surveillent et annoncent les heures d’ouverture et de fermeture des portes, avertissant les autres des fermetures soudaines ou des longues files d’attente.
J’ai développé la téléthérapie pour contourner ce piège. C’est une forme modeste de résilience collective, une façon de retrouver une certaine capacité d’action face au chaos délibéré. Ces communautés numériques font écho aux anciens systèmes de surveillance de quartier, montrant que même fragmentés, les Palestiniens cherchent des moyens de se soutenir mutuellement.
Témoigner de cette réalité fait partie de mon travail ; en parler est un devoir. Pour que les Palestiniens vivent dignement et que les interventions en santé mentale aient une chance de réussir, démanteler ces mécanismes d’obstruction est une condition préalable à la survie, à la guérison et à la préservation de notre humanité.
En attendant, la résilience persiste. Les patients continuent d’arriver, marchant parfois des kilomètres. Les familles continuent de se rassembler, même si elles sont retardées. Les enfants rêvent encore d’un avenir au-delà des murs. Cette résilience est née d’une nécessité, et non d’un choix, mais elle est réelle. Elle nous indique que les Palestiniens continueront d’insister sur la vie, la guérison et les liens humains, même si l’occupation crée des dysfonctionnements tout autour d’eux.
Alors que nous célébrions la Journée mondiale de la santé mentale la semaine dernière, je tiens à réaffirmer que la santé mentale est indissociable de la liberté politique. La guérison ne s’épanouira que lorsque les verrous et les cages seront démantelés et lorsque les Palestiniens seront autorisés à vivre dignement sur leur propre terre.
Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR