Partager la publication "Lettre de Gaza : La Nakba que nous vivons – « Je suis désormais doublement réfugié : une fois de notre village historique de Barbara, et maintenant de Jabaliya. »"
Hamza M. Salha, Deir Al-Balah, Bande de Gaza, 2 juin 2025. – Le génocide à Gaza a commencé il y a bientôt 20 mois. Ma famille et moi avons été déplacés à plusieurs reprises du camp de réfugiés de Jabaliya, mais c’est la première fois que nous sommes contraints de quitter le nord et de fuir vers le sud, à Deir al-Balah, d’où je vous écris.
Vivre à Jabaliya était devenu impossible. En nous privant de notre santé et de notre argent, les déplacements continus nous ont imposé des changements : d’une famille fière, nous sommes passés à une famille qui vit dans l’humiliation. Nous avons été repoussés vers le sud le mois dernier, lors de la quatrième invasion israélienne de Jabaliya, à la mi-mai. En prévision d’une nouvelle invasion terrestre, l’armée israélienne a commencé à bombarder Jabaliya, à raser les immeubles. Puis les troupes ont progressé du nord et de l’est, se rapprochant chaque jour.

Dernière visite de Salha, le fils de Hamza, à sa famille, avant son exil forcé de Jabaliya le 21 mai 2025. (Photo de Hamza Salha)
Je me suis mis à chercher une maison à louer à l’ouest de Gaza-ville, où nous serions un peu plus en sécurité et où nous pourrions trouver un abri. Le 20 mai, alors que je revenais de ces recherches, mon père, paniqué, m’a appelé pour me dire qu’un quadricoptère tirait sur notre maison dans le camp de Jabaliya-ouest. Notre heure était venue. Nous devions fuir. Nous avons donc décidé de passer la nuit dans la maison incendiée de mon frère, dans le centre de Jabaliya.
Nous pensions y passer la nuit et repartir le lendemain matin, mais cette nuit-là, nous avons été plongés dans les profondeurs de l’enfer.
Deux heures seulement après notre arrivée chez mon frère, nous avons entendu quelqu’un dehors crier : « Gens du quartier ! L’armée menace de bombarder la zone ! Évacuez immédiatement ! » Mes jambes se sont mises à trembler. À peine dix secondes plus tard, la maison voisine était bombardée. J’avais l’impression que le Jour du Jugement dernier était arrivé, et que la maison de mon frère serait la prochaine. Je me suis précipitée pour attraper quelques affaires de ma mère, j’ai pris ma nièce de cinq ans, Deema, et j’ai couru dans les escaliers.
J’ai trouvé ma mère – une femme âgée d’une soixantaine d’années – au rez-de-chaussée, luttant pour se frayer un chemin à travers les décombres et s’échapper. Elle tenait à peine debout et ne voyait rien dans l’obscurité totale. Je lui ai tenu la main, j’ai ramassé les sacs et, tout en portant Deema, nous sommes sortis. Nous avons marché, sans savoir où nous allions. Nous marchions à l’aveuglette.
Nous ne nous entendions plus à cause du choc. L’un disait quelque chose, l’autre répondait autre chose. Je restais silencieux, incapable de parler ou de penser. Nous avons finalement atteint la maison de mon cousin, rue Al-Jalaa, à l’ouest de Gaza-ville. Je ne sais pas comment nous avons fait. Je ne sais pas comment ma mère a pu marcher aussi loin. Je ne sais pas comment Deema a pu dormir sur mon épaule pendant que je la portais, elle et les sacs.
Le lendemain matin, nous avons réussi à rentrer à la maison, car l’armée a tendance à reculer légèrement pendant la journée. Nous avons profité de ce bref laps de temps pour rassembler nos affaires dans nos maisons de l’ouest et du centre de Jabaliya et partir pour Deir al-Balah.
Deux ans avant la guerre, mon père avait construit la maison que nous avions laissée à Jabaliya. Il venait de prendre sa retraite de l’enseignement et avait investi toutes ses économies dans cette maison à plusieurs étages, avec un appartement de 180 mètres carrés pour chacun de ses sept enfants. Mon frère aîné avait acheté des terrains à proximité pour ses enfants. Nous avions enfin un semblant de stabilité et d’avenir. Le génocide a tout anéanti.
Chaque fois qu’Israël a émis un ordre de déplacement, nous avons été contraints de tout laisser derrière nous. Pourtant, nous avons toujours réussi à rentrer. Depuis le début de cette guerre, nous n’avons vécu dans notre maison nouvellement construite que deux mois au total, faisant des allers-retours répétés. Nous n’avons jamais eu l’occasion d’en profiter ni d’admirer sa beauté.
Chaque fois que nous recevions un nouvel ordre de déplacement, mon père disait ce qui allait devenir sa phrase emblématique : « Où irons-nous ? J’ai l’impression que mon âme quitte mon corps. J’ai une douleur intense au ventre. »

Un coffre en bois datant de 1920, appartenant à la famille de Hamza Salha. L’arrière-grand-père de Salha l’a offert à son arrière-grand-mère à l’occasion de leur mariage. (Photo : Hamza Salha)
Une Nakba plus brutale et dévastatrice
Nous vivons ce qui est arrivé à mon grand-père lors de la Nakba de 1948. À cette époque, il avait perdu 75 dunums (7,5 ha) de vignes dans le village de Barbara, à environ 17 kilomètres au nord-ouest de la ville de Gaza, près de l’actuelle ville israélienne d’Ashkelon.
Mon grand-père est décédé en octobre 2024, alors que nous étions assiégés chez nous lors de la troisième invasion de Jabaliya. Privé de nourriture et d’eau, sa santé s’est détériorée après le début de la guerre, et elle s’est nettement aggravée lors de chaque invasion terrestre israélienne de Jabaliya.
Le soir du 7 octobre 2024, à la suite d’une frappe aérienne d’une proximité terrifiante, il a rendu son dernier souffle. L’armée israélienne se trouvait à quelques mètres de notre maison. Elle avait encerclé le cimetière, nous avons donc été contraints de l’enterrer dans le jardin de notre maison. Quelques heures plus tard, nous avons échappé aux chars et aux bulldozers et avons fui vers la ville de Gaza.
La quatrième invasion israélienne de Jabaliya a commencé le 15 mai 2025, jour du 77e anniversaire de la Nakba. La Nakba que nous vivons actuellement est encore plus brutale et dévastatrice que celle de 1948. Depuis, Israël a veillé à ce que chaque génération palestinienne goûte à l’amertume de la Nakba, afin que nous ne puissions jamais trouver le repos ni vivre en paix.
Je suis désormais doublement réfugié : d’abord de notre village historique de Barbara, et maintenant de Jabaliya, où les générations suivantes de ma famille sont nées et ont grandi. Tout a été détruit pour nous, les descendants de mon grand-père, et nous ne sommes plus rien. Depuis la première Nakba, notre vie consiste à reconstruire à partir de rien, et l’armée israélienne s’est mise à tout détruire. Ils volent, et nous perdons.
J’essaie de surmonter tout cela pour ne pas perdre la tête. J’essaie d’ignorer la perte de notre spacieuse maison, où je ressentais autrefois le plus grand confort, où mon père avait préparé mon futur mariage. J’essaie de croire qu’un avenir meilleur nous attend. J’essaie de voir le verre à moitié plein, de considérer la vie comme un voyage, un cheminement et des déplacements. Mais depuis que j’ai vécu en Espagne en 2022, je sais qu’une personne sans patrie ne vaut rien. Quitter ma maison et mon pays m’a mis une boule dans la gorge.
Je me sentais inférieur vis-à-vis de mes camarades de classe espagnols, car ils avaient le privilège d’avoir une patrie, quelque chose qui les protégeait et leur offrait un refuge. Ils n’avaient aucune difficulté à voyager et pouvaient aller partout dans le monde. Ils vivaient sans une occupation qui contrôle tout dans nos vies, jusqu’au nombre de calories que nous pouvons consommer en une journée.
Des profondeurs de l’enfer
Lorsque l’armée israélienne nous force à partir, elle émet ce qu’elle appelle des ordres d’« évacuation ». L’armée israélienne utilise cette expression pour se présenter comme une armée qui combat dans le respect du droit international, qui fait la distinction entre civils et combattants et qui n’a aucune intention de nuire aux enfants. C’est loin d’être la vérité.
L’armée israélienne a envahi et assiégé de nombreuses zones avant de lancer ces soi-disant ordres d’évacuation, comme ce fut le cas à Rafah et à Shujaiya. Les invasions israéliennes forcent les gens à fuir vers des soi-disant « zones de sécurité » sous d’intenses bombardements ; des gens qui franchissent les points de contrôle avec pour seul bagage leurs vêtements, incapables d’emporter ne serait-ce qu’une journée de nourriture, des documents ou une couverture pour se couvrir la nuit. Nombre des tracts que l’armée largue sur les civils contiennent des menaces terrifiantes qui s’apparentent à de la guerre psychologique. Et puis, ils bombardent quand même les zones de sécurité.
Quiconque observe la situation des personnes déplacées à Gaza constate clairement que l’armée israélienne se fiche complètement du sort des civils. Les forces israéliennes leur disent simplement de fuir – de courir ! – et se moquent de savoir où ils logeront, ce qu’ils mangeront ou comment ils vivront. Israël veut forcer deux millions de Palestiniens de Gaza à s’entasser sur un minuscule lopin de terre au sud – à vivre dans des camps de tentes sans infrastructures – où des rivières d’eaux usées coulent sous leurs pieds. Le plan d’Israël est de forcer les gens à quitter leurs quartiers en les qualifiant de « zones de combat », afin de pouvoir tout détruire, bombarder et tout raser pour les rendre inhabitables, même si les habitants parviennent un jour à revenir.
Tout ce qu’Israël veut, c’est la destruction et la ruine, davantage de terres à conquérir, et finalement établir des colonies et ouvrir la voie à une migration dite « volontaire », que beaucoup seront contraints d’accepter après avoir été brisés par des déplacements répétés.
Tout au long de cette guerre, je n’ai jamais évacué vers le sud, espérant rester près de chez moi et revenir une fois l’armée retirée. J’en ai payé le prix, blessé et affamé. Mais aujourd’hui, pour la première fois, je suis déplacé à Deir al-Balah, chez ma tante. C’est la première fois que je viens dans le Sud depuis une quinzaine d’années, depuis que j’ai rendu visite à ma tante à neuf ou dix ans.
Je ne sais pas combien de temps ma tante pourra nous héberger, ni où nous irons après notre départ. Je me dis que nous sommes juste là pour rendre visite à ma tante après une longue absence – que je suis en retraite ou en vacances ailleurs dans le monde – juste pour éviter de mourir de chagrin à cause de ce que nous avons laissé derrière nous.
La nuit où nous avons fui Jabaliya n’a pas été la pire ni la plus violente de la guerre. Ce n’était qu’une nuit de plus au cœur de l’enfer – comme toutes les nuits précédentes. Mais cette fois, nous n’avions pas le choix. Nous n’avons pas eu une seule nuit paisible depuis le début du génocide. Les cernes profonds sous mes yeux en sont la preuve. Pourtant, je refuse d’accepter cela comme normal. Je ne me suis pas habitué à la souffrance. Je veux juste dormir une nuit paisible avant de mourir.
Article original en anglais sur Drop Site News / Traduction MR
Hamza M. Salha est écrivain, passionné de pigeons, peinant à sourire, vivant par erreur et par miracle.