La bataille entre le « Grand Israël » et le « néo-ottomanisme » en Syrie

Alors qu’Israël multiplie les mises en garde contre les ambitions hégémoniques et l’influence militaire de la Turquie en Syrie, un partenariat autrefois stratégique se transforme en une profonde rivalité susceptible de remodeler la région.

Mohamad Hasan Sweidan, 20 mars 2025.– En janvier, la Commission d’examen du budget de la sécurité et du renforcement des forces armées israéliennes – connue sous le nom de Commission Nagel, du nom de son président Yaakov Nagel – a publié un rapport soulignant la menace potentielle pour la sécurité que représente une alliance syro-turque.

La commission a averti que cet axe émergent pourrait devenir un défi encore plus grand que l’Iran et a conclu qu’Israël devait se préparer à une confrontation directe avec la Turquie, invoquant les ambitions d’Ankara de restaurer son influence de l’époque ottomane.

Moins de deux mois après la publication du rapport, l’armée israélienne a lancé de nouveaux comptes en turc sur les plateformes de médias sociaux X et Telegram, élargissant ainsi sa portée à sept langues : l’hébreu, l’anglais, l’arabe, le français, l’espagnol, le persan et désormais le turc. Cette initiative soulève une question cruciale : la Turquie, partenaire commercial clé, est-elle devenue une menace directe pour Israël ?

De partenaires à rivaux

En géopolitique, les alliances sont souvent temporaires, dictées par des intérêts mutuels plutôt que par un alignement idéologique. Israël et la Turquie ont entretenu une coopération stratégique dans les années 1990 et au début des années 2000, avec des liens étroits dans les domaines militaire et du renseignement.

À l’époque, les deux États considéraient l’Iran et la Syrie, sous le règne de la famille Assad, comme des adversaires communs. Cependant, avec l’évolution de la dynamique régionale, une concurrence latente est apparue entre les deux pays. Aujourd’hui, Ankara et Tel-Aviv se trouvent aux antipodes de la restructuration syrienne d’après-guerre, chacun considérant l’autre comme un rival direct.

En d’autres termes, deux pays peuvent être des alliés officiels – ou du moins non ennemis – et pourtant se disputer l’hégémonie régionale. Cette réalité est source de tensions et de conflits potentiels, car chaque camp cherche à consolider son influence et est perçu comme une menace pour l’autre. La relation entre la Turquie et Israël illustre ce chevauchement entre des intérêts communs – comme contenir l’Iran – et des ambitions contradictoires, créant un équilibre délicat entre coopération et concurrence. Les alliances ne sont pas statiques, mais évoluent au gré des calculs stratégiques, notamment lorsqu’un vide politique – comme dans la Syrie post-Assad – attire des puissances aspirant à l’hégémonie régionale.

Asli Aydintasbas, chercheuse invitée à la Brookings Institution, souligne que si la Turquie et Israël compartimentaient auparavant leur coopération sécuritaire et leurs divergences politiques, ils s’efforcent désormais de se déstabiliser mutuellement :

« La Syrie est devenue le théâtre d’une guerre par procuration entre la Turquie et Israël, qui se considèrent clairement comme des concurrents régionaux… Cette dynamique est très dangereuse, car dans tous les aspects de la transition syrienne, les positions turques et israéliennes s’affrontent. »

Après les guerres de Gaza et du Liban, la quête de domination régionale d’Israël, renforcée par le soutien inconditionnel des États-Unis, a alarmé les alliés de Washington, dont la Turquie. Les analystes turcs mettent en garde contre le risque que cette voie suscite une résistance régionale plus large et aggrave les tensions en Asie occidentale.

Point de vue d’Israël : la menace turque en Syrie

Israël perçoit l’influence croissante de la Turquie en Syrie comme une menace directe sur son front nord. Les responsables israéliens craignent que la Syrie post-Assad, alignée sur Ankara, ne favorise à terme la formation d’un gouvernement dominé par des extrémistes « islamistes sunnites » hostiles à Tel-Aviv.

Cette inquiétude est particulièrement frappante compte tenu du soutien passé d’Israël aux factions de l’opposition syrienne, notamment aux militants de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) qui gouvernent aujourd’hui Damas. Initialement, Israël considérait ces groupes comme un contrepoids à l’influence iranienne. Cependant, avec l’éviction d’Assad, l’incertitude plane sur les implications à long terme de leur règne.

Début 2025, un comité de sécurité israélien a averti qu’une Syrie extrémiste, à tendance islamiste sunnite et affiliée à l’axe turc, pourrait représenter une menace plus grande que le gouvernement Assad, allié à l’Iran. « Israël pourrait être confronté à une nouvelle menace, celle d’une force extrémiste sunnite refusant de reconnaître son existence », indique le rapport de la commission, soulignant que cette menace « pourrait être tout aussi grave » que celle posée par l’axe Iran-Hezbollah.

La perspective que le nord de la Syrie devienne un sanctuaire pour des groupes armés hostiles à Israël alimente les inquiétudes israéliennes. Les liens d’Ankara avec le Hamas ont suscité l’inquiétude à Tel-Aviv, les services de renseignement israéliens craignant que le territoire syrien sous contrôle turc ne serve de base à de futures attaques. Par conséquent, Israël a fait pression sur Washington pour qu’il maintienne les sanctions contre la Syrie, arguant que la protection turque du nouveau gouvernement syrien pourrait enhardir les factions anti-israéliennes.

Les avancées de la Turquie et les calculs stratégiques d’Israël

Au-delà de la Syrie, Israël considère la Turquie comme un adversaire régional émergent aux ambitions expansionnistes. Sous la présidence de Recep Tayyip Erdogan, la Turquie a déployé sa puissance militaire en Irak, en Libye et en Méditerranée orientale. Aujourd’hui, son implantation croissante en Syrie inquiète davantage les responsables du ministère israélien de la Défense, qui voient les actions d’Ankara comme faisant partie d’un programme néo-ottoman plus large.

La Turquie est également mentionnée à 15 reprises dans le rapport de la Commission Nagel, qui prévient que transformer l’armée syrienne en « mandataire turc » pourrait entraîner un « changement radical » dans la nature des relations entre Tel-Aviv et Ankara, voire annoncer une confrontation directe entre les deux États. En soutenant l’arrivée au pouvoir de factions armées à Damas, les Israéliens estiment que la Turquie transforme la Syrie en un État vassal, remplaçant l’Iran comme puissance dominante, ce qui inquiète profondément les dirigeants de Tel-Aviv. Selon un rapport d’Israel Hayom, la montée au pouvoir de factions soutenues par la Turquie à Damas a causé des « nuits blanches » aux dirigeants israéliens, qui font désormais des activités turques en Syrie l’une de leurs principales priorités en matière de sécurité.

Israël observe également avec une inquiétude croissante l’expansion militaire de la Turquie en Syrie et les capacités d’armement avancées d’Ankara. Une analyse réalisée en février par le Centre de recherche israélien Alma a prévenu que la Turquie pourrait un jour soutenir un extrémiste sunnite mandaté contre Israël ou apporter un soutien direct à la nouvelle armée syrienne en cas de confrontation potentielle avec Israël. L’arsenal croissant de missiles et de drones de la Turquie constitue une menace directe, ce qui oblige Israël à réévaluer ses calculs militaires, notamment avec la présence de la deuxième armée de l’OTAN à proximité de ses frontières.

Israël vise l’hégémonie régionale, sans concurrence

Si Israël exprime ses inquiétudes quant à l’influence de la Turquie, ses actions en Syrie renvoient à une stratégie plus large de domination régionale. Historiquement, les décideurs politiques israéliens ont cherché à affaiblir les États arabes voisins pour créer une Asie occidentale fragmentée qui assure la sécurité et les ambitions stratégiques d’Israël.

Le concept de « Grand Israël », souvent qualifié de rhétorique marginale, a néanmoins influencé la réflexion stratégique israélienne. Comme l’a soutenu l’universitaire israélien Yitzhak Shahak, l’idéologie sioniste envisage un État israélien élargi dont les frontières seraient façonnées par les récits bibliques. Cette vision s’inscrit dans le tristement célèbre plan Yinon de 1982, qui prônait la partition des pays voisins selon des critères confessionnels afin de faciliter le contrôle israélien.

La frénésie expansionniste de Tel-Aviv transparaît dans ses actions sur le terrain en Syrie. Après la chute du gouvernement Assad, Israël a rapidement étendu sa zone tampon au sud, contournant les frontières du plateau du Golan occupé. Si les responsables israéliens ont justifié cette mesure par la nécessité de « garantir la sécurité », la construction d’infrastructures permanentes – sites militaires, routes et même colonies – révèle un programme plus ambitieux. Israël a toujours su tirer parti des opportunités créées par la vulnérabilité de ses ennemis et n’a jamais abandonné le rêve d’étendre ses frontières dès que l’occasion se présentait.

On ne peut pleinement comprendre les tensions entre Israël et la Turquie au sujet de la Syrie que dans le contexte plus large de ses aspirations régionales. Qu’il s’agisse de l’Iran, de la Turquie ou des États arabes, l’objectif principal d’Israël demeure inchangé : maintenir sa domination régionale en exploitant l’instabilité à son avantage.

Alors qu’Ankara affirme son influence en Syrie, Tel-Aviv perçoit une double menace : immédiate, avec des factions armées potentiellement dirigées contre Israël, et à long terme, avec l’émergence de la Turquie comme un puissant concurrent régional. La réponse stratégique d’Israël, du lobbying auprès de Washington au maintien des sanctions syriennes en passant par le renforcement de sa présence militaire dans le nord, montre une volonté calculée de contrer ces deux menaces.

En fin de compte, la rivalité entre Israël et la Turquie en Syrie ne se limite pas aux arrangements d’après-guerre ; elle est le microcosme d’une lutte plus vaste pour la suprématie régionale. Alors que les deux États manœuvrent pour façonner l’avenir de l’Asie occidentale, leur rivalité est sur le point de redéfinir la région pour les années à venir.

Article original en anglais sur The Cradle / Traduction MR