Un médecin palestinien nommé Hussam Abou Safiya

Ziad Majed, 7 janvier 2025. Qu’est-ce qui rend l’image de Hussam Abu Safiya, médecin palestinien, marchant sur les décombres de l’hôpital Kamal Adwan dans le nord de Gaza en direction de deux chars israéliens, si iconique ? Les éléments universels de la tragédie humaine, qui transcendent les frontières géographiques et temporelles ? Ou bien le contexte spécifique, à la fois géographique et temporel, qui en fait l’illustration la plus précise et la plus expressive de l’épopée gazaouie et des conditions de la Palestine occupée à la fin du mois de décembre 2024, au moment de la prise de cette photo ?

En partie, la réponse réside dans le fait que l’image contient ces deux dimensions: elle est ancrée dans son espace et son temps tout en les transcendant. Elle documente un instant d’une cruauté exceptionnelle, à la fois universellement humaine et spécifiquement palestinienne: celui où un médecin quitte son hôpital détruit, après le meurtre ou la déportation de ses patients et du personnel, et s’avance en blouse blanche vers les auteurs des crimes retranchés dans des machines de mort perchées sur les ruines.

Une analyse plus recherchée de l’image révèle d’autres éléments qui viennent enrichir cette iconographie. On voit le protagoniste, de dos, émergeant des ruines, se déplacer à l’encontre de ce que dicteraient les conditions de survie ou toute logique personnelle de salut. Il traverse des vestiges d’habitations, de voitures, de chambres d’hôpital avec leurs équipements brisés, des morceaux de verre et des lambeaux de tissus suspendus à ce qui reste de balcons.

Son chemin le mène jusqu’à deux chars stationnés devant lui sur la gauche. Le premier char, bien que proche, paraît terne, presque effacé, baigné d’une lumière solaire qui semble provenir d’un espace vide résultant de la destruction des immeubles alentour. Cette lumière isole le véhicule du reste de la scène. Le second char, quant à lui, apparaît plus grand, plus visible et plus menaçant, comme s’il refermait l’accès à ce lieu de désolation.

Hussam Abu Safiya, revêtu de sa blouse blanche et porteur de son identité palestinienne, s’avance vers ces deux chars israéliens. Le photographe Muhannad al-Moqayyed capture cet instant critique, témoignage de la survie temporaire du médecin et preuve visuelle de la barbarie des assiégeants.

Cependant, l’iconographie de cette image ne réside pas uniquement dans ce qu’elle représente. Elle réside aussi dans les récits qu’elle renferme : l’histoire de ce médecin et de son hôpital, celle des deux chars et de la brutalité qu’ils incarnent. Cette iconicité naît également de l’absence d’esthétisme : ici, il n’est pas question de lumière travaillée, d’équilibre géométrique, d’harmonie, ou d’une scène figée dans un instant irréproductible. Pourtant, l’image d’Abu Safiya est extrêmement captivante. Elle s’impose par la force brute de son contenu et le contraste saisissant entre la mort omniprésente et la robe blanche qui en devient le point focal.

En tentant de zoomer sur la scène pour documenter l’identité des coupables et tenter de protéger, même symboliquement, le médecin, le photographe a compromis la qualité formelle de l’image. Ce fait accentue l’aspect réaliste et poignant de la photographie. Les détails les plus simples – la robe blanche, les débris et les chars – suffisent à exprimer l’histoire dans toute sa puissance tragique. L’image raconte ainsi comment ce médecin, jusqu’à la dernière minute, a tenté de sauver les blessés miraculeusement transportés dans son hôpital, avant de marcher, à visage découvert, en direction de ces monstres d’acier qui ont détruit sa vie et son lieu de travail.

L’iconicité de la photo repose ensuite sur sa capacité à poser des questions: que s’est-il passé avant et après cet instant capturé ? Qu’est-il advenu du médecin après qu’il a atteint les chars ? Où ont-ils emmené ce témoin de leurs crimes ? Et que dire des autres membres du personnel médical de l’hôpital Kamal Adwan, ou des centaines de blessés forcés d’abandonner ce refuge en ruines ? Ont-ils suivi le même chemin, passant devant les chars ? Ont-ils été arrêtés, dépouillés des maigres perfusions qu’ils avaient pu avoir ?

L’image prend enfin racine dans une histoire plus vaste.

L’hôpital Kamal Adwan porte le nom d’un dirigeant palestinien assassiné par le Mossad à Beyrouth en 1973, aux côtés de Kamal Nasser et Abu Yusuf al-Najjar, dans une opération dirigée par Ehud Barak. Cet hôpital symbolisait la guérison, la protection de la vie et la mémoire dans la bande de Gaza.

Quant à Hussam Abu Safiya, né dans le camp de Jabalia en 1973, après que sa famille a été chassée d’Ashkelon durant la Nakba, il incarne à lui seul la trajectoire palestinienne. Ce médecin a vécu, étudié, défié tous les obstacles et travaillé sans relâche à Gaza malgré le siège, les guerres et les bombardements. Il a perdu son propre fils, tué par les Israéliens (en octobre 2024), deux mois avant la prise de cette photographie bouleversante.

L’image raconte donc une longue histoire. Elle soulève des spéculations et des inquiétudes profondes. Combien de pas le médecin a-t-il faits avant d’atteindre les chars ? A quoi pensait-il, et à quoi pensaient les soldats israéliens qui l’attendaient dans leurs chars ? Et au-delà de cela, comment les « blouses blanches » du monde entier peuvent-elles ne pas réagir immédiatement à l’horreur d’un collègue marchant seul, sans arme, vers des canons qui ont bombardé et incendié son hôpital ?

Cette photo est à la fois un condensé de la réalité de Gaza hier et aujourd’hui, et un miroir de notre propre monde. Elle capte la désolation, le silence, la peur et l’affrontement entre deux chars et un médecin – cet individu dévoué à sauver des vies, qui se tient désormais face à des machines de guerre ayant anéanti les espaces mêmes où il œuvrait à retarder l’inéluctable.

En documentant le génocide israélien mené contre Gaza, cette image est aussi celle de notre impuissance, de notre indignation et de notre douleur face à la cruauté débridée, et surtout, face à l’indifférence d’un monde inerte.

Ziad Majed est un politiste franco-libanais, professeur universitaire.

Source : BLOGS MEDIAPART