Partager la publication "Histoires de la récolte palestinienne des olives sous occupation"
ISM-Palestine, 10 décembre 2024. Ahmad sourit, les yeux noirs, les rides profondes. Il parle un anglais basique tout en trimballant des sacs en plastique et des bouteilles d’eau : un petit-déjeuner qui me fait plutôt penser à un déjeuner. Son oliveraie se trouve en face d’une colonie, l’une des nombreuses colonies israéliennes illégales au regard du droit international mais qui colonisent la Cisjordanie depuis des décennies.
« Il y a cinq jours, je suis venu travailler ma terre, mais je n’ai pas pu. Les colons m’ont tiré dessus », dit-il.
Sur la colline devant nous se trouve Einav, la colonie israélienne construite sur 470 dunams (1 dunam = 1/10 hectare) « confisqués » au village palestinien de Ramin et 20 dunams volés à Kafr al-Labad. Une clôture en fil de fer dans la vallée sépare la route militaire des oliveraies palestiniennes.
« J’ai planté ces arbres il y a 45 ans. À l’époque, il n’y avait personne là-bas. » Ahmad montre les maisons. Il y a maintenant trois groupes de maisons israéliennes qui ont surgi au cours des dernières décennies. La première construction a eu lieu en 1981, et la colonie a été nommée il y a 30 ans, « et elles continuent de s’étendre ».
Une grenade lacrymogène à moitié enterrée témoigne d’un des nombreux moments de répression par les militaires qui patrouillent dans la zone.
« Ma fille n’est pas revenue ici depuis 12 ans. Elle avait peur, et j’avais peur pour elle. »
Jasmine a 21 ans, elle vient d’obtenir son diplôme universitaire. Elle porte des lunettes, un voile noir clair couvre ses cheveux. « Elles sont dangereuses. Elles me font peur », admet-elle. « Regardez : ils les ont brûlées. »
Non loin de là, une étendue d’arbres calcinés atteint la clôture. « Ce sont ceux de notre voisin, mais nous en avions plus de 50 qui ont brûlé un peu plus loin, aussi. Tout cela il y a quelques mois. »
Les attaques des colons ne sont pas nouvelles, mais depuis le 7 octobre de l’année dernière, les incendies et la destruction d’oliviers se sont multipliés dans toute la Cisjordanie. Selon la Commission de résistance à la colonisation et au mur, depuis le début de cette saison de récolte jusqu’au 29 octobre, 239 attaques contre des cueilleurs d’olives ont été enregistrées. Elles comprennent des agressions à coups de pierres et de bâtons, des menaces, des coups de feu, des incendies et la destruction d’oliveraies. Les vols de récoltes et les violences de toutes sortes sont monnaie courante, et dans au moins 109 cas, des colons ou l’armée ont empêché des Palestiniens d’accéder à leurs terres. Une femme de 59 ans, Hanan Abdul Rahman Abu Salama, a été tuée par des colons dans le village de Faqqu’a, au nord-est de Jénine, et plus de 50 personnes ont été blessées au cours des deux mois de récolte. Il ne s’agit là que des cas confirmés.
Entre-temps, les incendies allumés par les colons ont détruit des milliers d’arbres cette année. Le 6 novembre, dans le seul village de Qaryut, des agriculteurs palestiniens ont trouvé plus de 500 oliviers centenaires abattus. Les Israéliens les avaient violemment empêchés d’accéder à leurs terres pendant deux ans. Au début du mois, ils avaient obtenu une « coordination », un accord de deux jours avec les forces d’occupation pour aller récolter les olives. Ils sont arrivés le matin pour constater que la plupart des arbres avaient été abattus. Ils ont également été agressés par l’armée et la « sécurité » des colons qui ont « confisqué » leur matériel de récolte des olives.
« Pourquoi font-ils ça ? C’est notre vie », s’exclame Ahmad, en colère. Il a travaillé pendant 49 ans en 1948, le pays que le reste du monde appelle Israël. Il était électricien. « Depuis le 7 octobre, je ne peux plus y aller. Je parle aussi l’hébreu, je le lis. Ces gens ne se soucient de personne. »
Ahmad a presque 65 ans, cinq enfants et de nombreux petits-enfants. Il cueille des olives dans ces collines depuis son enfance.
Le travail est long, beau et fatigant : on met d’abord des bâches sous l’arbre pour couvrir le sol, en veillant à ce qu’elles se chevauchent sans laisser d’espace. Puis commence la récolte : on peut cueillir avec les mains, ratisser les branches avec des peignes en plastique de couleur vive, secouer les arbres, les frapper avec des bâtons : tout est bon pour décoller les olives des branches. On les empile ensuite, et on ramasse à la main les plus grosses branches et les feuilles qui ont atterri avec elles sur les bâches. On les jette ensuite dans des seaux et on les vide dans de grands sacs en plastique très lourds à porter.
« Les soldats arrivent ! » crie quelqu’un. À environ 300 mètres, cinq militaires traversent la clôture et se dirigent vers nous.
« Continuons à travailler. C’est ma terre ! » Dans les yeux d’Ahmad brille la colère de ceux qui sont maltraités depuis trop longtemps. Nous sommes nombreux, près de 20 militants de la solidarité internationale venus soutenir les Palestiniens en cette période sensible de l’année. En effet, la récolte des olives est cruciale pour la subsistance de milliers de familles palestiniennes, et les Israéliens le savent. C’est pourquoi ils tentent de la perturber ou de l’empêcher partout où ils le peuvent. Presque tout le monde en Palestine a quelques arbres ; l’huile palestinienne est bien connue dans toute la région. C’est une tradition ancienne, et l’économie de nombreux villages repose précisément sur les produits qui en sont issus.
Les oliveraies proches des colonies sont les plus dangereuses : les colons, parfois de simples enfants, font fuir les Palestiniens. Les services de « sécurité » des colons se déplacent avec des mitraillettes, et ils sont rejoints par l’armée qui, sous couvert d’autodéfense, repousse les Palestiniens de plus en plus loin, en leur disant qu’ils ne peuvent pas s’approcher des colonies.
Les soldats nous regardent d’en haut, mitraillettes au poing, gilets pare-balles, genouillères, casque. « Que faites-vous ? Vous ne pouvez pas être ici. Vous devez partir ! » déclarent-ils.
L’un de nous, international, commence à filmer avec son téléphone. Il est immédiatement pointé du doigt, encerclé.
« Des papiers, s’il vous plaît, un passeport, donnez-moi le téléphone ! » Les soldats l’obligent à tout effacer immédiatement. Les Palestiniens sont également pris à part et tous identifiés.
Les soldats posent des questions indiscrètes : D’où venez-vous ? Que faites-vous ? Mais les militants de la solidarité internationale venus soutenir la récolte sont nombreux, et leur nombre semble soumettre les soldats.
L’un des soldats, aux cheveux roux et aux yeux bleus, parlant parfaitement un anglais « très britannique », désigne une fille du Royaume-Uni. Il sera l’un des milliers de juifs qui ont choisi de quitter l’Europe pour rejoindre l’armée d’occupation israélienne et devenir citoyens de leur nouveau pays en quelques semaines seulement. Et quelle est leur tâche ? Expulser un peuple qui n’a pas d’État mais qui a toujours habité ces terres.
Ahmad parle aux militaires en hébreu et s’en sort bien. C’est peut-être la seule raison pour laquelle ils partent.
Ou peut-être est-ce dû à cela et à la présence de tant d’internationaux.
« Ce matin, ils ont causé des ennuis à un de mes amis qui travaillait là-bas », indique Ahmad en montrant le sud. « Ils l’ont menacé de l’armée. Il est parti », ajoute-t-il. « Nous avons eu beaucoup de chance. »
Yasar vit dans un village voisin. Pour gagner sa vie, il vend des fruits et des légumes au marché. Il fume des cigarettes tout en frappant des branches d’olivier. Il aime parler, nous parler de la vie en Palestine, de la vie quotidienne, de la répression. « J’avais peur. Je ne veux pas aller en prison maintenant », dit-il. « J’ai déjà passé sept mois en prison pour une manifestation. » La violence dans les prisons est encore pire depuis le 7 octobre. La vengeance de l’État d’Israël a pris la forme de milliers de détentions administratives avec tortures répétées, et l’interdiction des visites des membres de la famille et des avocats. « Ils viennent de tuer le cousin de ma femme lors d’un raid à Tulkarem. » Il le dit d’un ton ordinaire, comme c’est désormais la routine. « C’est le cinquième décès dans la famille depuis le 7 octobre. Ils ont tué des centaines de personnes à Tulkarem depuis le début de leur vengeance. » Il allume une cigarette. « Il n’y a plus de rues dans les camps de Tulkarem. »
Selon le ministère palestinien de la Santé, 803 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie depuis le 7 octobre et plus de 6.450 ont été blessés. Ces nombreux décès et blessures surviennent lors des raids répétés sur les villages palestiniens et de la répression sévère dans les camps et lors des manifestations.
La vie des Palestiniens n’a que peu de valeur pour l’armée. Mais leur terre est convoitée.
« Tu vois là-haut ? » demande Yasar en désignant le sommet de la colline en face, au-dessus des colonies. Quelques structures s’élèvent à côté d’une sorte de tourelle avec une antenne.
« C’est un avant-poste, le début d’une nouvelle colonie. Ils ont d’abord mis un conteneur, une cabane, quelque chose. Puis une clôture. Puis une maison. Et puis ça devient une colonie. »
Ils l’ont construite il y a moins d’un an, après le 7 octobre. « C’étaient les terres de mon grand-père. Je me souviens que lorsque j’étais enfant, je l’accompagnais pour faire paître les chèvres là-haut. Maintenant, ils l’ont prise. »
Une autre cigarette. « Il y a une chanson ici en Palestine, elle parle aussi de Rome », rit-il. « Néron à Rome, il a tout brûlé. Néron est mort, Rome a résisté… Comme ici. L’occupation prendra fin, la Palestine résistera. »
Kafr Qaddum, novembre
Kafr Qaddum est un village situé à environ 13 kilomètres à l’ouest de Naplouse, l’une des plus grandes villes de Cisjordanie.
Le village compte environ 4.300 habitants et est entouré d’anciennes oliveraies. Il compte également cinq colonies dans les collines qui l’entourent. Kafr Qaddum est considéré comme un village de résistance, avec une histoire de lutte qui dure depuis plus de 20 ans, sans fin en vue.
11.000 dunams de terres du village (environ 52 pour cent de la superficie totale) ont été déclarés « zone C », ce qui signifie qu’ils sont sous le contrôle total des forces d’occupation israéliennes (IOF) qui ont volé de plus en plus de terres au fil des ans. Comme dans de nombreux autres endroits, les forces d’occupation israéliennes ont interdit l’accès aux terres « trop proches » des colonies, c’est-à-dire à une distance indéfinie qu’elles déterminent à leur guise. Cette interdiction signifie bloquer et détruire l’économie de centaines de Palestiniens locaux, car le commerce des olives et de l’huile d’olive est le pilier économique de Kufr Qaddum.
En outre, c’est aussi une question de principe. « Nous aimons ces terres, ces arbres », dit Madhat, l’un des résidents empêchés d’accéder à leurs oliveraies. « Nous aimons la Palestine… C’est notre terre. » Il ajoute : « Nous ne partirons jamais. » L’armée n’autorise l’accès à la terre que deux fois par an, une fois pour nettoyer la terre, une autre fois pour récolter les olives. Mais souvent, elle ne les accorde même pas.
Les colons empêchent souvent la récolte de toute façon, ou détruisent les oliveraies pour renvoyer définitivement les agriculteurs palestiniens.
« Nous ne demandons pas de « coordination ». Pas d’accord avec les forces d’occupation. Devons-nous demander la permission d’accéder à nos propres terres ? », insiste Abdullah, un autre Palestinien du village emprisonné à plusieurs reprises dans les prisons israéliennes pour sa résistance.
En plus de se voir refuser l’accès à leurs terres, depuis 2003, les Israéliens empêchent les Palestiniens locaux d’utiliser la route principale de Kufr Qaddum à Naplouse. « Il nous fallait 15 minutes pour arriver en ville », explique Madhat. « Maintenant, il nous en faut au moins 45 à cause de ce barrage routier permanent. » En fait, une porte empêche les Palestiniens de passer. La route ne mène plus qu’à la colonie israélienne, financée par le groupe sioniste d’extrême droite Gush Emunim en 1975 et qui n’a cessé de s’étendre depuis. Les plaintes déposées devant les tribunaux israéliens n’ont abouti à rien. Depuis 2011, les citoyens de Kufr Qaddum organisent des manifestations hebdomadaires tous les vendredis. Leurs protestations tentent de se rapprocher de la porte. Elles se heurtent à une répression féroce.
« Ils nous tirent dessus avec des gaz lacrymogènes, des balles en acier recouvertes de caoutchouc, de balles réelles. Nous avons eu tellement de blessés au fil des ans, tellement de gens ont risqué leur vie », explique A.
Selon Haaretz, plus de 100 villageois ont été blessés, dont six enfants. Le dernier en date est un garçon de 9 ans qui a été blessé par balle par un soldat à la tête et a miraculeusement survécu.
Au moins 175 villageois ont été arrêtés pour avoir participé à des manifestations ; plus d’un demi-million de shekels ont été payés par les familles en guise de caution au fil des ans.
Les tentatives de négociation sont tombées dans l’oreille d’un sourd. La communauté a proposé à plusieurs reprises de mettre fin aux manifestations si la route était rouverte : mais les FOI ont toujours refusé. Et les manifestations continuent à ce jour, même si ces derniers mois, l’encerclement par les forces de police est souvent si serré qu’elles ne peuvent même pas marcher du tout.
Au moment où nous commençons à cueillir les olives, le soleil est déjà haut. Nous avons étendu les bâches et cueillions les branches les plus basses lorsque « Voici les soldats ! quelqu’un dit. Deux voitures blanches se sont arrêtées sur la route en contrebas des terrasses, et sept ou huit personnes à l’allure militaire s’approchent.
« Continuons à récolter », c’est l’accord. Les individus qui s’approchent sont vêtus d’uniformes verts de l’armée et portent des mitraillettes. Ils n’ont pas d’insignes, leurs chaussures ne sont pas toutes les mêmes. Difficile de dire s’ils font partie de la sécurité des colons ou s’ils sont des militaires, mais cela ne fait pas beaucoup de différence : ils ont maintenant presque les mêmes pouvoirs, et ils menacent et arrêtent de la même manière.
« Arrêtez le travail ! Arrêtez ! Vous devez partir ! » commence l’un d’eux.
Le nombre de cueilleurs étrangers diminue certainement le niveau de leur violence. C’est à cela que servent les militants de la solidarité internationale : par notre présence, nous espérons dissuader les conflits et limiter la répression des Palestiniens, dans un effort pour redresser une partie du déséquilibre des pouvoirs afin de permettre la récolte des olives.
La plupart d’entre nous continuent à travailler, certains s’approchent des soldats.
« Quoi ? Où est le problème ? » demandent-ils.
« Vous ne pouvez pas être ici, c’est illégal. Vous êtes à moins de 200 mètres de la colonie. Vous avez deux minutes pour partir ou nous vous arrêterons. » Ils menacent.
Moins de 200 mètres ? Le groupe est à au moins 500 mètres de la colonie qui s’approche. « Nous sommes à plus de 200 mètres », objecte quelqu’un, mais c’est inutile. Certains d’entre nous continuent à discuter, les autres continuent à travailler.
Les « soldats » remarquent le Palestinien qui possède l’oliveraie ; l’un d’eux lui parle en arabe et le fait approcher. Ils discutent et l’entourent, les armes à la main. Ils le poussent vers la route. Nos protestations, à nous les sympathisants, sont inutiles.
« Il est en état d’arrestation. Il savait qu’il ne pouvait pas rester ici. Maintenant, vous avez deux minutes pour partir ou nous vous arrêterons aussi. »
Nous disons que nous partirons s’ils libèrent l’homme.
« Je n’ai pas à négocier avec vous. Partez ! »
De loin, on voit le militaire bander les yeux du fermier palestinien. Puis il sort son téléphone portable et prend un selfie avec l’homme nouvellement arrêté. Certains d’entre nous continuent à discuter, pour gagner du temps, et deux autres oliviers sont récoltés.
Puis les militaires s’échauffent. « Ça suffit, on se dispute depuis 45 minutes et je t’en ai donné deux ! Maintenant tu t’en vas. » Le ton monte.
Les bâches sont retirées, les dernières olives sont cueillies et la retraite commence.
Une grenade lacrymogène est par terre, encore pleine de gaz. Probablement un vestige de l’année dernière, quand, après le 7 octobre, presque toute la récolte des olives a été empêchée ; une revanche de l’État d’Israël sur l’économie du peuple palestinien. C’est pourquoi cette année, de nombreuses organisations de la société civile ont appelé à la solidarité internationale et ont exhorté les jeunes et les moins jeunes du monde entier à se joindre aux Palestiniens pour la récolte. Des centaines de personnes ont répondu à l’appel de mouvements comme ISM et Faz3a pour offrir une présence protectrice à la population civile.
En avril, le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, a lancé une « task force » ciblant spécifiquement les activistes étrangers en Cisjordanie : il semble que le gouvernement ne veuille pas de témoins ni d’entrave à la violence infligée aux agriculteurs palestiniens dans les oliveraies.
Nous grimpons un peu plus haut, loin des militaires, pour rejoindre les Palestiniens qui attendent. Ils sont silencieux, habitués à cette oppression. Nous nous asseyons à l’ombre d’un grand olivier et ils apportent le déjeuner : du manāqīsh avec beaucoup de za’tar et de fromage, du houmous et bien sûr des cigarettes.
Madhat nous emmène ensuite prendre le thé chez lui.
Je lui demande si cela arrive tout le temps. « Eh ! Souvent », dit-il. « J’ai été arrêté trois fois la semaine dernière », rit-il. « Ils vous gardent cinq, six, sept heures. Puis ils nous relâchent. »
Avant d’être libérés, les détenus sont souvent battus. Mais Madhat ne me le dit pas. « C’est comme ça ici. » Après le thé, il nous offre du café. « Je reviendrai demain. Et après-demain aussi. » Il nous serre la main. « Nous, d’ici, nous ne partirons jamais. »
Article original en anglais sur Palsolidarity / Traduction MR