« Comme une mafia » : les colons et les forces israéliennes chassent les bergers palestiniens

Al-Jazeera, 27 janvier 2024. Avec deux de ses fils en prison et ses enclos à bétail – son gagne-pain – pratiquement vides, le berger palestinien Kadri Daraghmeh, 57 ans, est hors de lui.

Les colons israéliens harcèlent les agriculteurs et les bergers palestiniens avec le soutien des forces armées [Al Jazeera].

À l’intérieur de leur tente en plein air, sans eau courante et avec un minimum d’électricité, sa femme malade retient ses larmes.

« Mes enfants sont en prison, et chaque jour, je dois payer plus d’argent alors que nous n’avons même pas de quoi acheter de la nourriture », déclare Kadri, dévasté.

Les malheurs de Kadri ont commencé à s’aggraver de façon dramatique le mois dernier. Le 25 décembre, dit-il, des colons ont volé 100 de ses bêtes dans la nuit, ont relâché quelques vaches près d’une route, puis ont appelé la police israélienne.

La loi israélienne interdit de laisser le bétail « en liberté », et la police a donc confisqué les vaches. Kadri a été forcé de payer 49 000 shekels (12 900 dollars) pour récupérer 19 de ses vaches.

Kadri n’a pu payer qu’avec l’aide d’amis et de militants israéliens.

Kadri Daraghmeh, dont la famille a été harcelée par des colons et dont les vaches ont été volées [Al Jazeera].

Kadri voulait tourner la page, mais le soir du 7 janvier, deux de ses fils l’ont appelé pour lui dire qu’ils avaient été piégés par un colon nommé Uri Cohen et qu’ils avaient été arrêtés.

Cohen avait contacté Jaser, 29 ans, et Rihab, 19 ans, en leur proposant un endroit où ils pourraient faire paître leur bétail sans être dérangés. C’était une offre difficile à refuser. Dans les premiers jours de la guerre, les colons, y compris ceux travaillant pour Cohen, attaquaient les bergers et leurs troupeaux avec des armes, lâchaient des chiens ou même effrayaient les moutons avec des voitures, et ces dernières semaines, les confiscations par les autorités se sont multipliées. Et, se souvient Kadri, « chaque fois [qu’il y avait un incident], Uri disait : ‘Pourquoi ne pas en finir avec tous ces problèmes ? Vends-moi ton bétail.’ »

Les fils de Kadri avaient donc décidé d’accepter l’offre de Cohen. Mais arrivés sur place, Cohen a appelé l’inspecteur du conseil, un colon qui, à son tour, a appelé la police. La police est venue et, les accusant d’avoir amené le bétail sur un « terrain privé », a menotté les deux hommes l’un à l’autre et a confisqué les 60 vaches qu’ils avaient avec eux.

Lorsqu’il a reçu l’appel, Kadri, sa femme et ses deux autres fils – Luay, 31 ans, et Basel, 27 ans – se sont précipités pour les aider.

Alors que Kadri protestait auprès de Shai Eigner, colon local qui est inspecteur des terres pour le Conseil régional de la vallée du Jourdain, un agent de la police des frontières est arrivé et, rapidement, en est venu à le frapper au visage, le faisant saigner, puis l’a jeté au sol.

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Effrayés par la violence, Luay et Basel ont couru vers la voiture. Criant aux fils de Kadri de s’arrêter, l’agent de la police des frontières a commencé à tirer sur la voiture.

Les officiers israéliens ont arrêté Luay et Basel et les ont emmenés au poste de police. Ils ont ensuite été transférés à la prison d’Ofer, puis, une semaine plus tard, dans une autre prison. Basel a été libéré au bout d’une semaine et demie, tandis que Luay a été libéré sous caution après plus de deux semaines, accusé par l’agent de la police des frontières d’avoir tenté de l’écraser.

Dans la nuit du 7 janvier, Jaser et Rihab, qui avaient amené le bétail, ont été emmenés par le personnel de sécurité dans une zone reculée, où ils ont été laissés à eux-mêmes.

Kadri n’a presque plus de bétail – qui lui permettait de gagner sa vie – et il doit payer une facture de 120 000 shekels (31 600 dollars) pour récupérer les 60 vaches détenues par le conseil local d’implantation. La facture augmente de 50 shekels par vache et par jour.

Les attaques et le harcèlement des colons et des soldats se produisaient déjà avant le 7 octobre, jour des attaques du Hamas contre Israël. Mais, selon Kadri, c’est la première fois que surviennent de tels incidents, ainsi prémédités et coordonnés. « C’est la première fois que les colons, la police et l’armée s’unissent comme ça pour faire bloc » a-t-il déclaré.

Les enclos à bétail de Kadri sont de nouveau vides – ses vaches ont été volées et confisquées par les colons et la police [Al Jazeera].

Confrontés à une dette insurmontable qui ne fait qu’augmenter, Kadri et sa famille commencent à voir ce qui les attend : avec la multiplication des confiscations, des restrictions, et maintenant des arrestations et des amendes considérables, leur mode de vie est amené à disparaître.

Aujourd’hui, deux des frères de Kadri vendent leur bétail à un intermédiaire qui le vendra à nul autre qu’Uri Cohen. Un troisième frère devrait faire de même.

« La situation est très mauvaise », déclare Kadri, désemparé. « Pas de droits de l’homme, pas de justice. Nous voulons la paix. Nous n’avons de haine pour personne – juif, chrétien, musulman, israélien, américain, peu importe. Nous avons des enfants, nous voulons vivre. Mais ils font en sorte qu’il n’y ait pas d’avenir pour nous. »

« Ils travaillent ensemble comme ils ne l’ont jamais fait »

La famille de Kadri est confrontée à un abîme auquel font également face la plupart des bergers palestiniens de la vallée du Jourdain ainsi qu’une grande partie de la zone C, région de la Cisjordanie qui est sous le contrôle total de l’armée israélienne. Beaucoup d’autres habitants de la région décrivent des confiscations, détentions et restrictions similaires, imposées par les forces israéliennes récemment, souvent en accord avec des colons ou menées par ces derniers.

Un autre incident similaire à celui de Kadri s’est produit deux semaines plus tard : les bergers palestiniens Shehda Dais et Ayed Dais à al-Jiftlik ont vu leurs moutons saisis par le personnel de sécurité et ont été contraints de payer 150 000 shekels pour empêcher leur confiscation. Le conseil de la colonie aurait menacé les bergers et six familles de la communauté de devoir payer 1 million de shekels (271 260 dollars) s’ils tentaient de faire paître leurs troupeaux.

Le bétail palestinien se déplace près de la source Ein al-Hilweh qui a été interdite aux Bédouins [Al Jazeera].

Pendant des décennies, les Palestiniens de la vallée du Jourdain, qui sont environ 65 000 selon le groupe de défense des droits humains B’Tselem, ont été confrontés à de sévères restrictions dans l’accès à des ressources essentielles telles que l’eau, dont 85 % vont aux colons, bien qu’ils soient environ 11 000 dans la région – soit un sixième de la population palestinienne. Il leur est interdit de recueillir l’eau de pluie ou d’accéder à l’eau sur leurs terres. Kadri et ses fils vivent tout près d’une source qui a été clôturée pour l’usage exclusif des colons.

Bien que toutes les colonies soient illégales au regard du droit international, les colons, dans la vallée du Jourdain n’ont pas toujours été aussi violents dans le passé, et Kadri évoque des relations cordiales avec certains colons à une certaine époque.

Mais le premier avant-poste de colons israéliens – illégal même en vertu de la loi israélienne, bien qu’en pratique largement autorisé par Israël et soutenu par ses forces de sécurité – a été construit en 2016, et les attaques et le harcèlement des bergers se sont intensifiés depuis lors.

Ahmed Daraghmeh, 33 ans, de Farsiya, a déclaré avoir eu la main cassée par des colons quelques semaines avant le 7 octobre, ce qui l’a handicapé pendant deux mois.

Au début de la guerre, la violence a éclaté dans la vallée du Jourdain et, comme ailleurs dans la zone C, les Palestiniens ont signalé que les attaques avaient augmenté de façon spectaculaire, les colons envahissant leurs maisons la nuit, les menaçant pour qu’ils quittent la région.

Un berger palestinien à Ein Hilweh, près d’une source qui a été rendue inaccessible [Al Jazeera].

À la suite de la première vague de violence des colons dans les premières semaines de la guerre, les États-Unis ont exercé des pressions sur Israël, qui a ensuite placé quelques colons violents en détention administrative. Bien que la violence se soit quelque peu calmée, une tendance qui se dessine depuis quelques semaines suggère que les procédures judiciaires sont utilisées de manière plus agressive par les forces israéliennes et les colons – dont beaucoup, par l’intermédiaire d’unités de défense régionales, ont été désignés comme force de sécurité régionale et portent désormais des uniformes militaires et des fusils d’assaut.

Yousef Bsharat, 47 ans, est un berger de Makhoul. Lui, sa femme et leurs 10 enfants s’occupent des centaines de moutons, chèvres et poulets qu’ils gardent autour de leur maison.

Le 7 octobre, des colons ont attaqué le fils de Yousef, un adolescent, et leur troupeau de moutons avec des pierres et des chiens ; 23 moutons ont disparu. « Mais à l’époque, l’armée est venue et a dit aux colons qu’ils devaient s’en aller », a déclaré Yousef.

Dans les semaines qui ont suivi, les invasions de domicile ont commencé. La maison d’un voisin a été envahie sous la menace d’une arme, se souvient-il. « Ils sont entrés avec leurs armes et ont dit : ‘Vous n’avez plus le droit d’être ici’ », a déclaré Yousef.

Les forces de sécurité sont arrivées et ont arrêté les bergers palestiniens, qui sont ensuite partis pour de bon.

« Depuis ce jour, ils traitent les gens ici comme s’ils étaient des animaux », a déclaré Yousef. « Mais c’est notre terre. Je refuse de partir. »

Yousef Bsharat, 47 ans, berger palestinien dont la famille a été attaquée par des colons [Al Jazeera].

Le 11 janvier, Yousef a été arrêté par l’armée alors qu’il gardait son troupeau – aucune raison précise n’a été donnée – et emmené dans un camp militaire voisin où, a-t-il dit, il a eu les yeux bandés et a été gardé pendant six heures, trempé jusqu’aux os pour avoir été sous la pluie avec ses moutons. Les soldats l’ont ligoté et ont mis la climatisation à fond pour qu’il ait plus froid.

Plusieurs cas de traitements similaires ont été décrits à Al Jazeera par des bergers et des militants israéliens, qui affirment qu’il est désormais courant d’arrêter, de bander les yeux et de menotter les bergers pour diverses raisons, y compris le pâturage dans des réserves naturelles, des zones militaires de tir ou des terres privées. La majeure partie de la zone a été déclarée zone militaire de tir depuis des années, mais les bergers avaient pu continuer à faire paître leurs troupeaux.

D’autres ont raconté avoir été ligotés et soumis à un froid extrême ou à des coups.

« Les colons et la police travaillent ensemble comme ils ne l’ont jamais fait », a déclaré Yousef. « [Avant la guerre,] quand les colons venaient semer le trouble, nous appelions l’armée qui leur disait parfois de s’en aller. »

« Maintenant, quand nous essayons d’appeler l’armée, dit Yousef, personne ne nous écoute. »

Les agriculteurs sont contraints d’acheter du fourrage coûteux pour leurs moutons pour éviter de les sortir et s’exposer à la violence des colons [Al Jazeera].

« Pourquoi se liguer contre nous ? »

Dans un contexte où les colons, souvent en uniforme et armés, semblent plus que jamais faire partie de l’appareil de sécurité israélien, les Palestiniens sont confrontés à une situation économique difficile qui atteint un point de rupture.

Les bergers parlent du fourrage qu’ils doivent payer cher pour éviter la violence des colons – et maintenant des restrictions imposées par les conseils des colonies – s’ils amènent leurs troupeaux paître sur des terres qu’ils utilisent pourtant depuis des années. Yousef explique qu’il n’a pas pu vendre ses produits, comme le fromage et la viande d’agneau, depuis le 7 octobre parce que ses clients n’ont pas d’argent et que les entrées des bourgs voisins comme Tubas sont fermées.

Et maintenant, alors que les pluies d’hiver marquent le début de la saison des labours, les agriculteurs palestiniens ne peuvent pas non plus labourer leurs terres à cause des colons et des forces de sécurité.

Ahmed Daraghmeh estime que trois ou quatre de ses moutons sont morts de faim chaque mois depuis le 7 octobre, alors même que les pluies d’hiver apportent de l’herbe verte luxuriante dans la vallée. Il affirme que ses activités d’élevage et agricoles sont fréquemment entravées par les forces de sécurité, qui sont souvent dirigées par des colons.

« Je suis constamment arrêté », a déclaré Ahmed. « La plupart du temps, quand je suis avec mes moutons, on m’emmène et on me met en détention. À chaque fois, c’est une raison différente – [la terre est] une réserve naturelle, ou une zone militaire, ou vous n’avez pas le droit d’être ici. »

Vers 9 heures du matin le 5 janvier, les forces de sécurité se sont rendues sur la parcelle qu’il cultive depuis 20 ans et lui ont dit qu’une partie du terrain se trouvait dans une réserve naturelle. Ahmed insiste sur le fait qu’il a des papiers prouvant qu’il en est le propriétaire.

Les forces de sécurité lui ont ordonné d’amener son tracteur à la base militaire d’Umm Zuka, où elles l’ont détenu de 9h30 à 17h15 environ, les yeux bandés. Ils ne lui ont pas adressé la parole, et « quand j’ai essayé de poser des questions, ils m’ont simplement dit de me taire », a déclaré Ahmed.

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Ahmed a été libéré mais n’a pas récupéré son tracteur. Sans lui, dit-il, non seulement sa terre n’est pas labourée, mais il ne peut pas transporter l’eau dont il a tant besoin et doit payer jusqu’à 200 shekels (54 dollars) par voyage pour ce faire. Pour récupérer son tracteur, il doit payer 4 740 shekels (1 286 dollars) au conseil local de la colonie.

« Mais ces jours-ci, j’ai à peine les moyens de payer le souper pour mes enfants », déclare Ahmed, qui dit avoir dû choisir entre nourrir ses moutons ou sa famille.

« Sans champs, sans revenus, et avec des amendes exorbitantes, les communautés isolées ne pourront plus rester dans la zone C. Et c’est ça, le plan : concentrer la population palestinienne dans les zones A et B », déclare un groupe de militants israéliens, qui se font appeler eux-mêmes les activistes de la vallée du Jourdain. Ils accompagnent souvent les bergers palestiniens lorsqu’ils vont faire paître leurs animaux et dorment à tour de rôle dans les maisons des bergers pour essayer de réduire le risque que les colons les attaquent dans la vallée du Jourdain, qui se situe à 95 % dans la zone C.

Selon ce groupe, « il est clair que la violence économique institutionnalisée est beaucoup plus efficace que les attaques occasionnelles, et elle est rendue possible grâce aux liens profonds que les colons ont cultivés avec et au sein de l’armée et de la police ».

Le harcèlement constant et les confiscations pèsent très lourd sur les bergers comme Ahmed. Dans ce contexte, quelques campements palestiniens isolés ont été démantelés depuis la guerre, et maintenant un nombre croissant de bergers, comme les frères de Kadri, vendent leurs troupeaux en raison des conditions pratiquement impossibles auxquelles ils sont confrontés.

« Ils travaillent exactement comme une mafia. C’est la police et l’armée qui ne cessent de créer des confrontations avec la communauté », déclare Ahmed Daraghmeh. « Ils agissent tous comme les membres d’un gang. »

Les bergers disent qu’ils se sentent assiégés et désemparés par les actions et les raisonnements des autorités.

« Nous ne savons pas ce qu’ils attendent de nous », explique Ahmed, exaspéré. « C’est tout simplement illogique ce qui se passe. Nous sommes pacifiques. Nous voulons vivre notre vie et gagner notre vie. Alors pourquoi se liguer contre nous ? »

Article original en anglais sur Al-Jazeera / Traduction Chris & Dine