Basil Farraj, 20 novembre 2023. Je n’ai pas de nouvelles de mon père depuis le 7 octobre, lorsqu’Israël a intensifié ses violences contre les Palestiniens, en particulier à Gaza, à la suite des attaques du Hamas en Israël. Mon père est détenu à la prison d’Ofer depuis quatre ans, en attente d’un procès, aux côtés d’environ 8 000 autres Palestiniens en Israël et dans les territoires occupés – un chiffre qui a monté en flèche ces dernières semaines. Plus de 2 000 de ces personnes sont détenues sans inculpation, et toutes sont enfermées dans des prisons que les groupes de défense des droits humains ont depuis longtemps identifiées comme des centres de torture semblables à Abu Ghraib et Guantanamo Bay.
Alors qu’Israël poursuit sa guerre contre les Palestiniens – une guerre que des centaines d’universitaires ont qualifiée de potentiellement génocidaire – l’attention s’est naturellement concentrée sur le bilan des morts, à la fois horrible et inimaginable. Plus de 13 000 personnes ont été tuées à Gaza au moment où ces lignes sont écrites, dont plus de 5 500 enfants. À cela s’ajoutent plus de 200 Palestiniens tués et 2 200 blessés en Cisjordanie occupée. Ces crimes dépassent l’entendement.
Mais les emprisonnements de masse, les arrestations quotidiennes et la torture font partie de l’offensive israélienne autant que les frappes aériennes. C’est pourquoi il est essentiel de ne pas oublier ces milliers de personnes derrière les barreaux et leur donner une visibilité.
Avant le 7 octobre, les forces coloniales israéliennes détenaient près de 5 200 prisonniers palestiniens, dont 170 enfants, 33 femmes, quatre membres du Conseil législatif palestinien et 1 264 détenus administratifs. Le 20 novembre, près d’un mois après le début de la dernière guerre génocidaire en Israël, le nombre de prisonniers politiques avait grimpé à 7 000, dont 200 enfants, 100 femmes et 2 070 détenus administratifs.
Des milliers de Palestiniens de la bande de Gaza qui travaillaient en Israël ont également été arrêtés par les forces israéliennes après le 7 octobre. Nombre de ces travailleurs ont été récemment renvoyés à Gaza par Israël et ont déclaré avoir été torturés, battus insultés dans les centres de détention israéliens. Le nombre de Gazaouis détenus dans les prisons et centres de détention israéliens reste inconnu, les avocats et organisations de défense des droits humains ne savent rien de leur situation. À cela s’ajoutent les arrestations et persécutions de dizaines de Palestiniens vivant à Jérusalem et à l’intérieur des frontières de 1948, qui ont été accusés de « provocations », ce qui porte le nombre total de Palestiniens détenus dans les prisons et centres de détention israéliens à environ 8 000 personnes.
Le lancement de campagnes israéliennes d’arrestations massives dans toute la Palestine historique s’est accompagné de mesures destinées à instiller un sentiment de peur parmi les Palestiniens et à retirer aux prisonniers les droits acquis après des décennies de lutte. Depuis le 7 octobre, l’administration pénitentiaire israélienne (IPS) a pris une série de mesures à l’encontre des prisonniers palestiniens. Ces mesures incluent le bouclage de toutes les sections des prisons, l’interdiction de visite des familles et de sévères restrictions à l’accès des avocats aux prisonniers. L’IPS a également confisqué les objets personnels et les vêtements des prisonniers, les appareils électriques, y compris les radios et téléviseurs, et limité l’accès à l’eau et l’électricité à des durées très courtes. La cantine, où les prisonniers achetaient et cuisinaient eux-mêmes, a été fermée. L’IPS a aussi fermé les services médicaux et refuse le transfert des prisonniers vers des hôpitaux et cliniques externes, ce qui menace dangereusement la santé de nombreux prisonniers souffrant de problèmes graves et potentiellement mortels. Le temps accordé aux prisonniers pour se promener dans la « cour » a été réduit à 15 minutes et, dans certains quartiers la promenade a été interdite, laissant ainsi les prisonniers confinés dans leurs cellules 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. À tout cela s’ajoute le fait que les prisonniers ne reçoivent qu’une quantité limitée de nourriture de mauvaise qualité. La Commission palestinienne des affaires des détenus et ex-prisonniers avait déjà mis en garde contre une campagne de famine à l’encontre des prisonniers. L’ampleur de cette campagne menée par les autorités israéliennes a été soulignée par un prisonnier qui a récemment déclaré à son avocat : « tout comme on utilise l’expression « sous le seuil de pauvreté », ce qui se passe ici se situe en dessous du seuil de famine ».
Les organisations palestiniennes de défense des droits humains dénoncent depuis longtemps le recours systématique à la torture dans les prisons et centres d’interrogatoire israéliens. Cependant, depuis le 7 octobre, l’administration pénitentiaire, aidée par la présence de gardes armés et de l’armée israélienne, a multiplié l’utilisation de nombreuses formes de torture et autres mauvais traitements lors des arrestations et à l’intérieur des prisons et centres de détention. Amnesty International a recensé des cas de prisonniers qui ont été sévèrement battus, humiliés et contraints de garder la tête baissée, de s’agenouiller sur le sol pendant le comptage des détenus et de chanter des chants israéliens. Ces formes de violence brutale ont entraîné la mort d’au moins six détenus palestiniens, y compris deux travailleurs de la bande de Gaza occupée, dont la mort n’a été rendue publique que récemment alors qu’ils ont été tués il y a des semaines. Connaissant l’isolement dans lequel la plupart des prisonniers sont détenus, l’accès aux avocats sévèrement restreint et l’interdiction totale des visites des familles, il est certain que d’autres cas de violence et, malheureusement, de décès pourraient être signalés.
L’escalade de la campagne d’arrestations et de tortures a été favorisée par plusieurs mesures juridiques du gouvernement israélien permettant la punition collective des Palestiniens. Le 18 octobre, la Knesset a approuvé un amendement à son « décret sur les prisons », autorisant de placer les détenus sur des matelas à même le sol, outre des mesures approuvant la surpopulation dans les cellules. Le gouvernement israélien a également modifié la loi « antiterroriste » pour y inclure une surveillance plus sévère de ce que les gens publient sur les réseaux sociaux, et des sites et plateformes avec lesquels ils collaborent. Le ministre israélien de la Sécurité a publié un décret qui considère les détenus palestiniens de la bande de Gaza occupée comme des « combattants illégaux », sur la base de la « Loi sur les combattants illégaux » adoptée en 2002. Cette loi autorise la détention de Palestiniens pour une période illimitée sans contrôle judiciaire effectif. De surcroît, des ordres militaires ont été émis pour pouvoir allonger les périodes durant lesquelles les détentions administratives peuvent être ordonnées et reconduites.
L’État colonial israélien a, en effet, transformé les prisons en un champ de bataille supplémentaire pour sa guerre contre les Palestiniens. Les prisonniers sont complètement isolés, coupés de leur famille, de leur communauté, et brutalement soumis à des violences destinées à les dégrader, les humilier et finalement les tuer. Dans un autre témoignage communiqué à un avocat, un prisonnier raconte ce qui suit :
Le 23 octobre a été l’un des jours les pires. À 9 heures précises, les unités de répression sont entrées dans la cellule. La fouille s’est poursuivie tard dans la nuit, jusqu’à 23 heures. Nous avons été menottés, sans électricité ni eau. Nous sommes retournés en cellule, fiers d’avoir pu dissimuler quelques feuilles de papier et un stylo. C’était le maximum que nous puissions faire, pris dans cette tourmente terrifiante.
Après l’assaut, la cellule était sale. Des œufs cassés étaient éparpillés, tout avait été confisqué ; la cellule était complètement vide,plus le moindre objet. C’était une petite Nakba [catastrophe, en référence à 1948]. On pouvait voir la méchanceté dans leurs yeux alors qu’ils brisaient tout.
Nous ne savons pas ce qui se passe à l’extérieur. Nous ne savons pas non plus quelle répression et quelles mesures le service pénitentiaire va mettre en œuvre.
Mon corps est épuisé – peut-être parce que je suis resté assis longtemps, confiné dans une cellule d’environ 5 mètres sur 3, et parce que le temps de promenade dans la cour est limité (la cour fait environ 8 mètres sur 10). J’ai commencé à faire de l’exercice dans la cellule. C’est désormais le seul petit espace dont nous disposons et que nous partageons entre huit prisonniers.
Se doucher est devenu impossible. Auparavant, les détenus prenaient leur douche à l’extérieur des quartiers cellulaires, dans un espace appelé « douches ». Celui-ci est généralement recouvert d’un tissu, que l’administration pénitentiaire a confisqué. Par conséquent, les détenus sont obligés de se doucher à découvert, ce qu’ils refusent, préférant se laver dans leur cellule à l’aide de boîtes en plastique.
Il n’y a pas de récupérateur d’eau dans les cellules. Nous en demandons au geôlier et soit il en apporte, soit le sol reste inondé.
L’emprisonnement est un mécanisme central de contrôle et d’asservissement depuis la création violente d’Israël en 1948. Selon les estimations, il y a eu entre 7 000 et 12 000 Palestiniens et Arabes d’autres nationalités emprisonnés en 1948-1949, l’année qui a suivi la Nakba. Les statistiques documentant le recours à l’emprisonnement depuis l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en 1967 estiment qu’au total près d’un million de Palestiniens sont passés par les nombreuses prisons et centres de détention d’Israël.
Cet aspect de la stratégie coloniale de contrôle israélien a été décrit par les spécialistes comme une « entreprise carcérale » et un « régime d’enclavement ». En effet, au fil des années, l’emprisonnement a acquis une signification plus large dans un contexte de violence caractérisé par une fragmentation territoriale toujours croissante, l’annexion continue des terres palestiniennes, la séparation des familles, le bouclage de villages, agglomérations et villes entières, les restrictions de circulation des personnes et marchandises et le déchaînement d’une force meurtrière sur des populations captives, la bande de Gaza étant l’exemple le plus évident et le plus récurrent.
La réalité de la captivité en Palestine a été décrite avec éloquence par le prisonnier politique et écrivain Walid Daka, détenu dans les prisons israéliennes depuis 1986, dans un enregistrement audio diffusé suite à la publication de l’un de ses contes pour enfants écrits en prison :
La motivation qui m’a poussé à écrire Le conte secret de l’huile n’était pas la création littéraire mais plutôt le sumud [la ténacité] indispensable en captivité car, sans libérer progressivement mon esprit de sa prison, je n’aurais pas pu tenir bon au cours de ces longues années. J’aspire autant à être libéré de la prison qu’à libérer la prison de moi-même. Ce qui m’a fait le plus de mal, c’est qu’au cours de ma captivité, j’ai « vécu » avec le grand-père, le père et le fils, et j’ai retrouvé un scénario se répétant sans cesse, comme si la captivité était héréditaire.
Ce scénario d’héritage est, peut-être, ce qui a fait de la brève évasion de six Palestiniens de la prison de Gilboa par un tunnel creusé sous les toilettes de leur cellule en septembre 2021, un événement d’une importance extraordinaire. Cette évasion a démontré la capacité des Palestiniens – et, plus encore, de ceux enfermés dans les prisons israéliennes – à littéralement se libérer
Les organisations de prisonniers palestiniens et de défense des droits humains dénoncent depuis longtemps la façon israélienne d’appliquer et définir des lois non seulement pour faciliter la détention des Palestiniens, mais aussi pour le recours systématique à la violence et à la torture, tout en garantissant une impunité totale aux auteurs de ces crimes.
Depuis le début de l’occupation en 1967, l’armée israélienne s’est proclamée autorité ultime en matière de gouvernement, de législation et de contrôle sur un territoire et une population qu’elle désigne comme « administrés » plutôt qu’occupés. Le prétexte du maintien de l’ordre public et de la sécurité a permis de définir les ordres et règlements régissant la conduite des Palestiniens, ainsi que les mécanismes de punition. Les prisons sont donc naturellement devenues le lieu où s’exercent les mesures punitives d’Israël contre les Palestiniens.
Aujourd’hui, le décret militaire n° 1651 , en vigueur sous diverses formes depuis 1970, encadre le fonctionnement des tribunaux militaires ainsi que les procédures d’arrestation, de détention et d’interrogatoire. Il autorise tout soldat israélien à arrêter tout Palestinien s’il soupçonne qu’une « infraction » a été commise ou sera commise. Le décret prévoit des durées de détention en fonction des circonstances, mais aussi de l’officier ou des officiers procédant à l’arrestation. Ce décret militaire constitue la base juridique de la politique de détention administrative, une politique – héritée des lois d’exception sous le mandat britannique [défence (emergency) regulations ] – qui permet la détention arbitraire de Palestiniens pour des périodes prolongées sans les soumettre à un procès. Essentiellement, ce décret accorde aux membres de l’armée et de la police israéliennes une autorité totale, globale et sans obligation de rendre des comptes, leur permettant d’arrêter n’importe quel Palestinien à n’importe quel moment. Un état de fait qui dure depuis l’occupation par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en 1967.
De même, le personnel de sécurité et de l’administration pénitentiaire a longtemps eu recours à de nombreuses méthodes de torture contre les détenus palestiniens. Ils les ont notamment soumis à des secousses, positions stressantes, menottes excessivement serrées, musique à fort volume, ongles, cheveux et poils du visage arrachés, tête recouverte d’un sac, recours à des chiens lors des arrestations et interrogatoires, et menaces d’arrestation des membres de la famille, entre autres pratiques destinées à briser la volonté des prisonniers et à les humilier. Depuis le début de l’occupation en 1967, 73 détenus palestiniens ont été tués lors d’interrogatoires.
De même, les droits des Palestiniens au sein des prisons sont bafoués par les autorités israéliennes qui restreignent les visites des familles et les communications entre prisonniers, limitent l’accès aux livres et au matériel éducatif et les empêchent de s’inscrire à des programmes d’enseignement supérieur, leur refusent délibérément les soins médicaux, et les soumettent à l’isolement. Et puis il y a la politique atroce qui consiste à refuser de remettre aux familles les corps des prisonniers palestiniens morts en captivité. À ce jour, Israël détient toujours les corps d’au moins 15 prisonniers, dont au moins six qui ont été tués récemment dans les prisons et centres de détention, suite à la guerre génocidaire israélienne qui a débuté le 7 octobre.
Au fil des décennies, les prisonniers palestiniens ont eu recours à différentes méthodes de lutte – grève de la faim, boycott des tribunaux militaires, organisation d’enseignements et désobéissance – pour exiger leurs droits et un changement des politiques carcérales israéliennes. Bien que les pratiques violentes des autorités israéliennes n’aient jamais cessé, les prisonniers ont réussi à obtenir des droits spécifiques, forçant les autorités à accéder à leurs demandes et améliorer leurs conditions de détention.
La situation depuis le 7 octobre a toutefois radicalement changé. Elle est sans précédent et rappelle à la mémoire collective les premières prisons qui ont suivi l’occupation de 1967.
Il est difficile de parler d’espoir en ces heures gorgées d’images de génocide et de massacres perpétrés par les colons. Pourtant, l’histoire palestinienne, tout comme celle d’autres peuples victimes de la violence coloniale et de la torture, nous enseigne que la volonté et l’espoir combinés peuvent faire des miracles.
Dans ses écrits depuis la prison, à l’instar d’autres prisonniers qui s’engagent dans des productions culturelles et politiques comme méthode de lutte, mon père souligne la dualité de l’espoir et de la douleur avec laquelle les prisonniers palestiniens et leurs familles ont dû vivre si longtemps. Cette dualité est encore plus évidente aujourd’hui. Alors que les familles de prisonniers attendent avec anxiété des nouvelles venant des prisons et gardent l’espoir de pouvoir parler à leurs proches et leur rendre visite, elles sont également conscientes que la vengeance d’Israël contre les prisonniers ne fait que commencer. La situation est éprouvante. Cependant l’espoir de pouvoir enfin embrasser les êtres chers est tenace, d’autant que la possibilité d’un accord d’échange de prisonniers reste d’actualité.
En effet, le slogan « blanchir les prisons » – en d’autres termes, libérer les prisonniers politiques – est lancé par de nombreux Palestiniens qui pendant des années ont vu des membres de leur famille arrêtés, humiliés, torturés, voire tués et leur corps confisqué.
Ce slogan évoque le rêve de libérer tous les prisonniers politiques ainsi que les corps confisqués, retenus depuis longtemps par l’État colonial. Ce slogan renvoie également à une aspiration politique plus large, celle d’une véritable libération où les Palestiniens vivraient librement, dans la dignité et la justice, sans avoir à s’inquiéter du prochain coup frappé à leur porte pour les arrêter à l’aube, ou du prochain missile tiré sur leur quartiers dans l’intention de les tuer.
Article original en anglais sur The Nation / Traduction Chris & Dine
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