Partager la publication "Les journalistes occidentaux ont du sang palestinien sur les mains"
Mohammed El-Kurd, le 20 octobre 2023. Le 9 octobre, l’ambassadeur de l’Autorité palestinienne au Royaume-Uni, Husam Zomlotl, invité par Kirsty Wark, a donné une interview à la BBC, où il disait « Ils ont simplement été bombardés. Leur bâtiment tout entier a été démoli ». Quelques heures seulement avant l’entretien, six membres de sa famille étaient tombés, victimes de l’opération militaire israélienne qui, en moins d’une semaine, a largué plus de bombes sur la petite bande de Gaza densément peuplée que les États-Unis n’en ont lancé sur l’Afghanistan en une année entière. Ce pays est 1.800 fois plus grand Gaza.
“Ma cousine Ayah, ses deux enfants, son mari, sa belle-mère et deux autres membres de sa famille ont été tués sur le coup. Et deux de leurs plus jeunes enfants, un jumeau de 2 ans, sont maintenant en soins intensifs”, a déclaré Zomlot. Les membres de sa famille font partie des milliers de personnes qui ont été tuées lors de l’assaut contre la plus grande prison à ciel ouvert du monde, où 2,2 millions de vies sont assiégées. Wark a répondu, “Désolée d’apprendre que vous avez perdu des proches. Mais parlons franchement, vous ne pouvez pas tolérer le meurtre de civils en Israël, n’est-ce pas ?”
La réponse de Wark à l’horrible perte de Zomlot n’est pas simplement insensible. Elle révèle un phénomène troublant dans les médias mainstream : la norme en vigueur est de déshumaniser les Palestiniens. Notre chagrin est négligeable ; notre colère est injustifiée. Notre mise à mort est si quotidienne que les journalistes en parlent comme s’il s’agissait de la météo. Ciel nuageux, averses légères et 3.000 Palestiniens morts au cours des 10 derniers jours. Et tout comme la météo, seul Dieu est responsable : pas de colons armés, pas de frappes de drones ciblées.
Avec d’autres Palestiniens, nous sommes allés de chaînes de télévision en stations de radio pour parler des atrocités qui sont infligées à Gaza, dont la plupart ne font pas la une des journaux, et nous avons rencontré une hostilité similaire. Les producteurs nous invitent, semble-t-il, non pas pour faire connaitre nos expériences, nos analyses ou le contexte que nous pourrions fournir, mais pour conduire un interrogatoire. Ils confrontent nos réponses aux préjugés du téléspectateur – des préjugés bien nourris par des années d’islamophobie et de rhétorique anti-palestinienne. Les bombes qui pleuvent sur la bande de Gaza assiégée deviennent secondaires, voire totalement hors de propos, par rapport à nos procès télévisés.
Même si je ne m’attends pas à une partie de plaisir à l’antenne, j’aurais voulu une couverture correcte. Sur la radio britannique LBC, la semaine dernière, l’animatrice Rachel Johnson (sœur de l’ancien Premier ministre) a fait une pause dans ses interruptions incessantes pour m’interroger – en fait, m’inculper – au sujet de rumeurs non vérifiées selon lesquelles des combattants palestiniens “décapitaient et violaient” des Israéliens. Elle n’a pas mentionné les diverses vidéos d’Israéliens mutilant, piétinant et urinant sur des cadavres palestiniens, dont beaucoup sont facilement accessibles aux 83.000 abonnés de la chaîne Telegram intitulée “Terrorists_are_dying.”
De telles affirmations infondées étaient – et sont toujours – partout dans l’actualité. The Independent (Royaume-Uni) a affiché en première page les informations “impossibles à vérifier” de son correspondant international en chef, Bel Trew, faisant état de “femmes et de bébés décapités”. Le chroniqueur du Los Angeles Times, Jonah Goldberg, a ensuite rapporté des “viols”. Sur CNN, Sara Sidner, les larmes aux yeux, a confirmé en direct, sur la base de sources officielles israéliennes, que “des bébés et des jeunes enfants avaient été retrouvés décapités”, puis s’est excusée sur Twitter (maintenant X) d’avoir été “induite en erreur”, suite à une déclaration, toujours selon des sources officielles israéliennes admettant que rien de permet de confirmer l’information selon laquelle “le Hamas a décapité des bébés”.
Il s’agit d’un scénario familier. Une affirmation circule sans preuve ; les journalistes occidentaux la répandent comme une traînée de poudre ; les diplomates et les hommes politiques la répètent ; un récit se construit ; le grand public y croit, et le mal est fait.
Quand on parle de meurtres, il peut sembler futile d’accorder une telle importance à la manière de tuer, mais un tel langage n’est pas sans conséquences. Lundi, un propriétaire de l’Illinois a attaqué ses locataires palestiniens américains, blessant grièvement une femme et tuant son enfant de 6 ans. “Vous, musulmans, devez mourir”, a-t-il crié en les poignardant chacun plus d’une douzaine de fois. Joe Biden s’est dit “choqué et écœuré” par l’attaque, comme s’il pouvait se dédouaner de sa déclaration quelques jours avant selon laquelle il avait vu “des photos de terroristes décapitant des enfants” (affirmation qu’il a retirée discrètement quelques heures plus tard).
L’évocation du viol et de la décapitation se nourrit de stéréotypes islamophobes. Cela va de pair avec la stratégie de relations publiques du régime israélien, assimilant le Hamas à l’Etat Islamique dans l’imaginaire du public, ressuscitant ainsi la culture de la “guerre contre le terrorisme”. Il se peut que ce soit le brouillard de la guerre qui pousse les journalistes à répéter des fabulations (ou, au minimum, à rapporter comme des faits des affirmations non vérifiées), ou peut-être une erreur de jugement qui les pousse à comparer l’attaque du Hamas au 11 septembre sans considérer les ramifications de telles analogies. Ou bien, pourrait-on dire, il s’agit d’une faute professionnelle journalistique. Quoi qu’il en soit, en abandonnant l’éthique de leur profession, les journalistes ouvrent la voie à la brutalité contre le peuple palestinien à Gaza : un possible génocide.
Il ne s’agit pas d’une folle théorie du complot. Le 13 octobre, le Centre pour les droits constitutionnels a affirmé que le régime israélien, en prenant des mesures pour “détruire un groupe en totalité ou en partie, y compris en tuant ou en créant des conditions de vie pour provoquer la destruction du groupe”, commet un génocide dans la bande de Gaza. Un jour plus tard, l’Institut Lemkin pour la prévention du génocide a émis une alerte SOS avertissant “que sans efforts immédiats de rétablissement de la paix, la communauté internationale supervisera et sera complice du génocide à Gaza”. Raz Segal, professeur d’études sur l’Holocauste et le génocide, a parlé de “cas d’école de génocide se déroulant sous nos yeux”.
Si cela semble scandaleux aux lecteurs et téléspectateurs, c’est précisément parce que les médias de l’establishment ont tout fait pour qu’ils ignorent les déclarations innombrables de responsables israéliens suggérant qu’un génocide est en préparation. Lorsque le New York Times a rapporté les instructions du ministre israélien de la Défense visant à renforcer le siège de Gaza en coupant l’eau, l’électricité et la nourriture dans l’enclave, l’article a opportunément omis sa description des Palestiniens comme des “animaux humains”. Lorsque le président israélien Isaac Herzog a tenté de justifier l’attaque massive contre Gaza par l’argument génocidaire selon lequel “une nation entière est responsable”, le Financial Times a d’abord rapporté ses propos : “Cette rhétorique selon laquelle les civils ne sont pas conscients et ne sont pas impliqués est fausse”. Mais le journal a rapidement supprimé de l’article ces mots comme le reste de sa déclaration révélatrice.
Entre temps, un soldat israélien a “corrigé” la présentatrice de CNN Abby D. Phillip, en disant “la guerre n’est pas seulement contre le Hamas” mais “contre tous les civils”. Cette déclaration n’a pas généré de gros titres. Un célèbre réserviste israélien, qui avait participé au massacre de Deir Yassin en 1948, a déclaré aux troupes que les Palestiniens sont des « animaux » dont « les familles, les mères et les enfants” doivent être dégommés ; “Si vous avez un voisin arabe, n’attendez pas, allez chez lui et tirez-lui dessus”, a-t-il déclaré – toujours sans faire la une des journaux. Et dans la rue la plus fréquentée de Tel Aviv, les Israéliens ont accroché des pancartes “Génocidez Gaza”. Toujours pas de gros titres.
Plus critiques encore que les déclarations génocidaires sont les actes génocidaires qui ont également été très peu relayés médiatiquement : menaces de bombarder les humanitaires s’ils tentaient d’entrer à Gaza ; bombardement des ambulances ; massacre (et, selon beaucoup, ciblage) des médecins et journalistes ; bombardements répétés du passage de Rafah ; et suppression de familles entières du registre civil.
Peu ont rapporté les accusations selon lesquelles l’armée israélienne a utilisé des bombes au phosphore blanc à Gaza et dans le sud du Liban, malgré les lois internationales interdisant leur utilisation dans les zones densément peuplées. Et il n’y a pas eu de gros titres sur les municipalités israéliennes de Cisjordanie occupée qui ont commencé à armer les colons israéliens (souvent déjà armés) avec des milliers de fusils, ou encore sur le fait que, depuis le 7 octobre, le nombre de Palestiniens de Cisjordanie tués par des colons ou des soldats a augmenté et dépasse largement les 50. Et qui sait ce qui va encore arriver ?
Je doute sincèrement que l’Américain moyen sache que l’armée israélienne a ordonné l’évacuation de 22 hôpitaux palestiniens, ou qu’elle a frappé l’hôpital pour enfants Al-Durrah dans l’est de Gaza avec des bombes au phosphore blanc, qu’elle a ordonné l’expulsion en 24 heures de plus d’un million de Palestiniens du nord de Gaza, en violation du droit international humanitaire (je l’inclus ici uniquement parce que les politiciens qui encouragent cette agression adorent s’y référer). Lorsque des milliers de personnes ont tenté de se déplacer du nord vers le sud, les Israéliens les ont bombardées alors qu’elles fuyaient. Et lorsque MSNBC a rapporté ce massacre, la chaîne a mis en doute leur innocence, les qualifiant de “ce qui semble être des évacués”.
Au cours des dernières semaines, des journaux comme le Daily Telegraph ont associé des images d’immeubles résidentiels palestiniens détruits par des avions de guerre israéliens à des titres qui semblent suggérer qu’il s’agissait de bâtiments israéliens, tandis que le Times (Royaume-Uni) a publié une image d’enfants palestiniens blessés avec un titre suggérant qu’ils étaient israéliens (seul un examen attentif des petits caractères de la légende révélait qu’il s’agissait de palestiniens).
Encore aujourd’hui, l’Associated Press vient de publier un article contenant plusieurs paragraphes étonnants – que le site a ensuite supprimés – décrivant comment des diplomates américains “s’alarment de plus en plus” des commentaires génocidaires tenus par leurs “homologues” israéliens. Ces commentaires portaient sur “leur intention de refuser à Gaza l’accès à l’eau, à la nourriture, aux médicaments, à l’électricité et au carburant, ainsi que sur le caractère inévitable des pertes civiles”, et incluaient des remarques selon lesquelles “l’éradication du Hamas nécessiterait l’utilisation de méthodes utilisées pendant la seconde guerre mondiale pour vaincre les puissances de l’axe”.
Couvrir une “guerre” sans présenter ses racines aux lecteurs est trompeur. Ignorer le blocus israélien de la bande de Gaza depuis 17 ans ou prétendre que le régime israélien n’a aucun contrôle sur ses frontières et ses ressources (comme en témoigne la capacité israélienne à bloquer l’eau, la nourriture et l’électricité) est insidieux. Omettre des décennies de violence coloniale est fourbe. Quant au refus de reconnaître que 70 pour cent des Palestiniens de Gaza sont originaires de terres où se trouvent aujourd’hui de nombreuses colonies israéliennes – des terres dont les milices sionistes les ont dépossédés – je n’ai pas d’adjectif pour qualifier cet effacement.
Malheureusement, lorsqu’il s’agit de la Palestine, dissimulations et fabulations sont permises. Le non-dit est roi. L’engagement envers la vérité disparaît, tout comme la conscience professionnelle. Autrefois, je croyais que le journalisme était une activité consistant à “ne pas faire de mal” et à “dire la vérité aux puissants”. Mais les journalistes ressemblent trop souvent à des sténo-dactylos et des secrétaires d’État, amplifiant inconsidérément (ou intentionnellement) la propagande israélienne.
Le sang des victimes souille leurs mains et ils ne l’emporteront pas au paradis.
Note des traducteurs : bien que traitant essentiellement des médias anglo-saxons, ce texte nous a paru important car il s’applique parfaitement à nos propres médias.
Article original en anglais sur The Nation / Traduction Chris & Dine
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