Partager la publication "L’essor de la résistance armée à Jénine – Comment les résistants du camp sont devenus une épine dans le pied d’Israël et de l’Autorité palestinienne"
Shatha Hammad, 4 février 2021. Un silence sinistre plane sur le camp de réfugiés de Jénine. Ces derniers mois, les tensions croissantes ont accru l’inquiétude de ses habitants. Ils surveillent en permanence les passants, craignant qu’à tout moment, le camp ne soit envahi par l’armée israélienne ou les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne (AP).
Le malaise qui règne dans le camp est dû à la campagne de recherche conjointe d’Israël et de l’Autorité palestinienne concernant 25 à 30 jeunes hommes accusés d’avoir participé à des actes de résistance contre des soldats israéliens.
Il s’agit notamment de fusillades aux postes de contrôle près de Jénine, en Cisjordanie occupée, d’engagements dans des affrontements armés avec l’armée lors de ses raids sur la ville et de l’émergence notable d’une présence armée dans le camp, surtout depuis le soulèvement du 2021 mai.
Les hommes recherchés ne sortent pas pendant la journée et ne se déplacent la nuit qu’en cas de nécessité.
Ils n’osent pas quitter le camp, qui leur sert de refuge depuis le début des recherches, et beaucoup d’entre eux craignent d’être assassinés ou incarcérés avec de lourdes peines.
D’autres craignent les sévices dans les prisons gérées par l’AP, des rapports faisant état de tortures dans ces institutions continuant de paraître.
Middle East Eye s’est entretenu avec trois des hommes recherchés du camp de Jénine, tous membres des Brigades al-Quds (Saraya al-Quds), la branche militaire du mouvement du Jihad islamique.
Les trois hommes ont souhaité que la rencontre ait lieu la nuit et ont refusé de montrer leur visage ou de révéler leur nom, c’est pourquoi MEE leur a donné des pseudonymes.
Salman, un natif de Jénine âgé d’une vingtaine d’années et l’un des hommes les plus recherchés, affirme qu’il n’a pas quitté le camp depuis qu’une unité des forces spéciales israéliennes a fait une descente sur son lieu de travail à la périphérie de la ville pour le rechercher l’année dernière.
Il a reçu un appel du Shin Bet, le service de renseignement intérieur israélien, il y a six mois, le menaçant d’arrestation et lui ordonnant de se rendre.
« Le Shin Bet sait que je ne me rendrai pas et que je ne capitulerai pas », dit-il. « Je ne leur donnerai pas non plus l’occasion de m’arrêter, c’est pourquoi je me suis limité au camp, et je n’en suis pas sorti depuis. »
Les hommes armés comme Salman se sont retranchés à l’intérieur du camp alors que la répression de l’AP et d’Israël pour les traquer s’intensifie. La colère à l’égard de l’AP est en ébullition, les habitants accusant l’autorité d’utiliser une force excessive et abusive pour mettre la main sur le camp.
Hommes armés masqués
Le camp de Jénine, qui se trouve au cœur de la ville située dans la région nord de la Cisjordanie, s’étend sur un demi-kilomètre carré et abrite 13.000 réfugiés.
Le camp a été créé pour accueillir les personnes expulsées de leurs villages en 1948 par la milice sioniste pendant la Nakba, ou catastrophe, la guerre qui a ouvert la voie à la création d’Israël et déplacé de force plus de 750.000 Palestiniens autochtones.
Le camp n’est pas étranger à la violence, avec une longue histoire de confrontations avec Israël, qui ont atteint leur apogée en 2002 lors de la seconde Intifada, lorsqu’une campagne militaire de 10 jours menée par Israël l’a dévasté (Lire l’article de Ramzy Baroud : « Les victimes de Jénine racontent les atrocités israéliennes dans un livre remarquable », sur ISM-France, 1er janvier 2003).
Depuis, les confrontations directes ont été réduites au minimum, mais les violences de mai dernier, provoquées par les raids israéliens sur la mosquée al-Aqsa et les tentatives d’expulsion de familles palestiniennes de Jérusalem-Est occupée, ont semblé donner un nouveau souffle à la résistance armée à Jénine.
À plus d’une occasion, des hommes armés masqués et vêtus de noir, appartenant à différentes factions dont le Fatah, le Hamas et le Jihad islamique, ont été vus défilant dans les rues du camp à chaque fois que la tension montait.
Leur présence a été particulièrement remarquée après que six prisonniers palestiniens, tous originaires de Jénine, se sont échappés de la prison israélienne de haute sécurité de Gilboa en septembre, dont Zakaria Zubeidi, figure bien connue de la résistance.
Avant qu’ils ne soient finalement repris, pendant la semaine où les six hommes étaient en fuite, les tensions étaient fortes à Jénine. Beaucoup craignaient que le retour des évadés dans le camp n’incite Israël à engager une action militaire et ne conduise à des affrontements ouverts.
Les combattants armés du camp ont rapidement montré leur volonté d’aider les prisonniers évadés. Certains ont tiré sur les postes de contrôle israéliens situés à proximité. D’autres ont organisé des rassemblements militaires publics, jurant de se venger si quelque chose devait arriver aux six hommes.
« En tant que résistants, nous étions prêts à mourir pour protéger les six prisonniers et leur offrir un refuge sûr (…) mais les circonstances les ont conduits ailleurs », a déclaré Salman à MEE.
Depuis lors, les choses ne sont plus les mêmes à Jénine. Israël a accru ses manœuvres d’incitation contre le camp, dit Salman, et il pense que c’est le signe de plans visant à le cibler à nouveau.
« Israël a commencé à répéter que le camp était un nid de guêpes, tandis que l’AP a qualifié la résistance dans le camp de chaos et d’anarchie, rien d’autres que des hors-la-loi. Tout ce discours vise à traquer les combattants du camp et à les tuer », a-t-il déclaré.
Les combattants comme Salman se considèrent comme une extension des combattants qui ont défendu le camp pendant la bataille de 2002. Pour eux, les raids israéliens sur le camp, qui ont considérablement augmenté l’année dernière, franchissent une ligne rouge et doivent être contrés.
En juin, une fusillade entre l’armée et des hommes armés locaux a fait trois morts, dont Jamil al-Amuri, membre des Brigades al-Quds, et deux officiers de l’AP. Un autre raid israélien violent a eu lieu en août, qui a donné lieu à de violents affrontements et a fait quatre morts parmi les Palestiniens tués par l’armée.
Rafle des armes
À l’entrée du camp de réfugiés de Jénine, les drapeaux de différents groupes palestiniens sont placés au-dessus de la représentation d’une clé qui symbolise le droit au retour. Des affiches de martyrs et de prisonniers sont placardées un peu partout, et au centre même du camp se trouve un immense panneau orné des photos des personnes tuées lors des récents raids israéliens.
Sur le chemin de la rencontre avec les trois combattants, les affiches sont visibles jusque dans les allées les plus reculées du camp, tandis que les slogans de la résistance et les peintures murales décorent la plupart des murs. C’est alors que les combattants sont apparus, munis de leurs fusils d’assaut M16, prêts à toute confrontation inattendue.
Basel et Tamer (ce ne sont pas leurs vrais noms) ont une vingtaine d’années et sont sur la liste des personnes recherchées par Israël depuis le plus longtemps. Ils figurent depuis 10 mois sur une liste de 12 hommes recherchés, ont-ils déclaré. Sur cette liste figurait al-Amuri, tué par l’armée israélienne en juin.
Ils sont toujours en mouvement, ne restant jamais deux fois dans la même maison. Aujourd’hui, plus que jamais, leurs déplacements exigent un degré de discrétion plus élevé, ont-ils dit.
« De nombreuses maisons du camp nous accueillent et nous invitent à venir dormir chez eux », a déclaré Basel à MEE. « Mais nous craignons pour leur sécurité et ne voulons pas les mettre en danger ».
Fin décembre, le chef d’état-major des forces armées israéliennes, Aviv Kochavi, a déclaré dans une interview accordée à Channel 12 qu’Israël était sur le point de lancer une opération majeure à Jénine trois mois plus tôt, avant de faire appel à l’AP.
Kochavi a déclaré qu’Israël « encourageait les forces de sécurité de l’AP par une coordination régulière de la sécurité, et [les forces de l’AP] étaient celles qui entraient dans Jénine, confisquaient les armes et arrêtaient de nombreux militants. »
Les forces de sécurité de l’AP ont effectivement mis en œuvre une répression sécuritaire au cours des trois derniers mois, qui s’est traduite par l’arrestation de plusieurs résidents du camp et le harcèlement d’autres personnes par des menaces et des convocations. Tout cela n’a fait qu’ajouter à la colère déjà latente des habitants du camp et du gouvernorat de Jénine à l’égard de l’AP.
Mais des combattants comme Basel sont toujours en fuite, ce qui lui fait croire qu’un raid israélien important est proche, étant donné que l’AP n’a pas réussi à prendre le contrôle total du camp jusqu’à présent.
Tamer, qui s’est assis à côté de Basel, insiste sur le fait que leur combat n’est pas contre l’AP.
« L’AP veut que nous poussions les combattants à leur tirer dessus, mais la boussole de nos armes reste toujours pointée vers l’occupation, et vers personne d’autre », a déclaré Tamer, qui a passé plusieurs années dans une prison israélienne.
La pression exercée sur des hommes comme Tamer pour qu’ils rendent leurs armes est de plus en plus forte, mais il affirme qu’il y a peu de chances que leur vie ne soit pas mise en danger ou qu’ils ne soient pas soumis à la torture s’ils coopèrent avec les forces de sécurité de l’AP.
Les armes que portent les combattants, principalement des fusils d’assaut légers, ont été achetées avec leurs fonds personnels, ont déclaré les deux hommes à MEE. Une autre raison qui fait que l’idée de déposer les armes leur semble impossible.
« J’ai travaillé très dur pendant toute une année et demie pour pouvoir acheter mon arme », a déclaré Basel. « Ces armes sont destinées à la défense du camp, et elles ne tomberont pas de nos mains ».
« Israël se sert de l’AP »
L’AP a insisté sur le fait que la campagne de sécurité à Jénine ne vise pas les résistants qui affrontent Israël, mais vise plutôt à éradiquer les « voyous » qui agissent en dehors de la loi.
Akram Rajoub, le gouverneur de Jénine, a déclaré en novembre que la récente campagne de sécurité de l’AP visait à « imposer l’État de droit » et s’intéressait à ce qu’il appelle les « fugitifs ».
« L’appareil sécuritaire a déjà commencé à s’occuper de la question récente des armes, et nous allons l’éradiquer », a déclaré Rajoub à la radio locale.
« Ceux qui provoquent seront arrêtés avant ceux qui tirent les coups de feu. Nous ne laisserons pas ces voyous porter atteinte à la dignité de notre personnel de sécurité, et nous les traquerons et les arrêterons (…) ce qui se passe à Jénine est illégal, et c’est un affront à notre personnel de sécurité. »
Les commentaires de M. Rajoub ont été rejetés par les factions palestiniennes du camp, qui y ont vu une tentative de diabolisation de la résistance. Les groupes se disent prêts à travailler avec l’AP pour éradiquer tout signe d’anarchie dans le camp, mais s’opposer à la résistance est « une ligne rouge ».
« Israël utilise l’Autorité palestinienne pour réprimer la résistance à Jénine, dans le but de provoquer des dissensions internes et des effusions de sang, mais aussi de délégitimer l’Autorité palestinienne aux yeux de sa population, un fait auquel les dirigeants de l’Autorité palestinienne devraient prêter attention », a déclaré à MEE Bassam al-Sadi, l’une des personnalités principales du Jihad islamique à Jénine.
Même des factions au sein du Fatah, le parti au pouvoir de facto de l’AP, s’opposent à l’approche sécuritaire de l’autorité.
Shami al-Shami, ancien membre du Conseil législatif palestinien (CLP) et haut responsable du Fatah à Jénine, estime que la violence croissante d’Israël alimente le sentiment nationaliste et encourage les jeunes à intensifier leurs activités de résistance.
Al-Shami s’attend à ce que les tensions refoulées entre l’Autorité palestinienne et le camp demeurent tant que l’approche musclée de l’AP restera la même.
« Nous n’appelons pas à combattre l’Autorité palestinienne ou à l’attaquer, mais nous demandons à l’Autorité palestinienne de mettre un frein à ses actions envers les habitants du camp et de corriger ses erreurs », a déclaré M. Al-Shami.
Remaniement de la sécurité
La colère contre l’Autorité palestinienne s’est intensifiée en novembre, après que des dizaines de milliers de personnes ont accompagné les funérailles du chef du Hamas Wasfi Qabaha, décédé à la suite de complications liées à un coronavirus, ont suscité l’ire de Ramallah.
Un remaniement dans les rangs des forces de sécurité a semblé conduire à une répression des personnes qui avaient assisté aux funérailles, en particulier celles qui étaient venues armées.
« Les services de renseignement palestiniens ont établi une liste de 20 résidents du camp recherchés, dont deux mineurs », a déclaré Salman. « Tous sont également recherchés par l’armée israélienne (…) ce fut un moment charnière dans la chasse à la résistance, et a conduit à l’escalade des tensions entre le camp et l’AP. »
L’une des personnes arrêtées pendant la campagne était Muhammad Azmi Husseiniyyeh.
Debout près de l’étal de légumes sur le marché de Jénine où il travaillait, son frère Eyad Husseiniyyeh a déclaré à MEE que Muhammad avait été arrêté pour avoir prétendument reçu un appel du chef du Hamas, Ismail Haniyeh.
Haniyeh a téléphoné à Muhammad en octobre pour lui présenter ses condoléances suite à la mort de son neveu Amjad Husseiniyyeh lors du raid d’août.
Muhammad, 33 ans, a été transféré du quartier général des forces de sécurité à Jénine à la prison Juneid de Naplouse, puis au quartier général des services de renseignement à Ramallah, où il a été soumis à un interrogatoire extrême pendant 40 jours.
Il a été placé dans des positions de tension et suspendu par des chaînes pendant 25 jours au cours de ses interrogatoires, a déclaré Eyad.
« Toutes les accusations portées contre Muhammad concernent la résistance à l’armée de l’occupation, en plus d’avoir reçu un appel d’Ismail Haniyeh (…) et Muhammad n’a fait aucun aveu. »
La famille Husseiniyyeh a reçu plusieurs promesses que Muhammad serait renvoyé à Jénine et présenté devant le tribunal, a dit Eyad à MEE, mais aucune de ces promesses ne s’est concrétisée, ce qui l’a poussé à entamer une grève de la faim le 10 décembre.
Une attaque sans précédent
Le 7 janvier, la situation s’est aggravée à Jénine. Trois jeunes hommes du camp, dont Muhammad Zubeidi, 18 ans, fils de Zakaria Zubeidi, évadé de Gilboa, ont été agressés par des agents de sécurité de l’AP.
La vidéo de l’incident est devenue virale, et les tensions ont encore augmenté. Des tirs nourris contre le siège des forces de sécurité de l’AP ont suivi, ainsi que contre la Muqata’a de Jénine, le siège officiel de l’AP dans la région.
L’oncle de Muhammad, Jibreel Zubeidi, a déclaré à MEE que c’était la troisième fois en deux mois que l’AP harcelait son neveu.
« S’il commet une infraction au code de la route, il doit être puni comme n’importe qui d’autre par une amende, et non par des coups et des mauvais traitements », a déclaré Jibreel.
L’AP a accusé Muhammad de posséder de la drogue, une accusation que la famille a rejetée comme étant de la diffamation, aucune preuve n’ayant été présentée.
Depuis l’arrestation en 2019 de Zakaria Zubeidi, qui était autrefois commandant de l’aile militaire des Brigades des martyrs al-Aqsa du Fatah, Muhammad assume la responsabilité principale de sa famille.
« Muhammad est responsable de sa mère, de ses frères et sœurs et de tout le reste de la maison », a déclaré son oncle Jibreel.
« Il est également chargé de faire des allers-retours avec sa famille pour les rendez-vous au tribunal de son père (…) Il a tellement de responsabilités qu’il n’a pas pu vivre son enfance. »
L’étudiant souffre également de blessures par balles qu’il a subies lors d’affrontements avec l’armée israélienne près du poste de contrôle militaire de Jalameh, il y a huit mois. Des éclats de balles restent logés dans sa tête.
« Nous sommes inquiets pour les enfants de Zakaria, et avons toujours l’impression qu’ils vivent avec une cible dans le dos. Nous avons tout essayé pour les protéger (…) mais ce que l’AP a fait est sans précédent en s’attaquant à Muhammad », a déclaré Jibreel à MEE.
Selon la famille, lorsque Muhammad disait aux agents de l’AP qui ils agressaient, ils ne faisaient que le frapper davantage, ce qui laisse penser que l’AP le prenait délibérément pour cible afin d’envoyer un message aux résidents du camp.
La Commission indépendante des droits de l’homme de Palestine (ICHR) a demandé au ministère de l’Intérieur et aux forces de police de mener une enquête sur cet incident et de revoir la manière dont les arrestations sont effectuées afin de protéger les droits des prisonniers et de faire respecter l’État de droit.
Dans une déclaration publiée le 8 janvier, la Commission internationale des droits de l’homme (CIDH) a indiqué que « certains membres des forces de sécurité ont commis des violations répétées tout au long de l’arrestation, ce qui nécessite une révision complète des procédures visant à obliger les contrevenants à répondre de leurs actes ».
L’incident et la fusillade qui a suivi ont marqué un tournant dans le camp, qui semblait en avoir de plus en plus assez de la répression sécuritaire de l’AP.
« Les clips vidéo ont mis en émoi le camp de réfugiés de Jénine et toute la Palestine, et la réaction que nous avons vue n’est pas due au fait que Muhammad est le fils de Zakaria, a déclaré Jibreel, mais au fait qu’il s’agit d’une attaque violente avec des passages à tabac et des chocs électriques effectués arbitrairement contre de jeunes hommes. »
Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR