Partager la publication "Comment les médias occidentaux ont raté l’histoire de la mort de Shireen Abu Akleh"
Mohammed El-Kurd, 25 mai 2022. Généralement, les rédactions occidentales aiment les martyrs – des hommes ou des femmes qu’elles peuvent présenter à leurs lecteurs comme de parfaites victimes. Shireen Abu Akleh, bien que n’étant pas du genre à tendre l’autre joue, correspond certainement à ce profil : une chrétienne palestinienne de 51 ans avec un passeport américain tuée alors qu’elle portait un gilet de presse clairement identifié. Même ainsi, en raison de qui l’a tuée, la mort très publique d’Abu Akleh et son statut de « victime parfaite » ont fait l’objet de débats.
Quand les tireurs d’élite israéliens ont tiré et tué Abu Akleh, une journaliste chevronnée d’Al Jazeera couvrant un raid militaire israélien en Cisjordanie occupée le 11 mai, les principaux journaux occidentaux se sont comportés comme ils le font habituellement. Ils ont reproduit les récits de l’État israélien, semant la confusion sur un assassinat qui était clair comme le jour. Mais pourquoi tenter de bloquer le soleil avec un doigt dans ce monde de vidéos haute définition et de rapports de témoins oculaires ?
Dans une déclaration qui a depuis été retirée, le New York Times a trompé ses lecteurs en affirmant qu’Al Jazeera a déclaré que la journaliste assassinée était morte au cours « d’affrontements entre les forces militaires israéliennes et des hommes armés palestiniens », alors que les reportages d’Al Jazeera indiquaient que des tirs israéliens avaient tué Abu Akleh. L’Associated Press et Forbes ont modifié une citation du ministère palestinien de la Santé afin qu’il ne désigne plus les forces israéliennes comme coupables ; ils l’ont ensuite expurgée. Les rapports de témoins oculaires de journalistes sur les lieux – dont l’un a également été blessé par des tirs israéliens – ont rarement été cités.
Deux jours plus tard, les forces israéliennes ont attaqué les funérailles d’Abu Akleh. Ils avaient exigé que seul un petit nombre de personnes en deuil—et seulement des chrétiens, assistent aux obsèques et que les chants anticolonialistes soient interdits, craignant probablement que le défilé des symboles nationaux palestiniens autour de Jérusalem ne menace la « souveraineté » revendiquée par le régime israélien sur la ville occupée. C’était un nouvel épisode de la guerre en cours contre l’expression anticoloniale, qu’il s’agisse de colère politique ou de chagrin communautaire. La famille d’Abou Akleh a rejeté les restrictions et les coups ont commencé à pleuvoir.
Des images de vidéosurveillance diffusées par l’hôpital Saint-Joseph de Sheikh Jarrah montrent les forces israéliennes prenant d’assaut le centre médical et frappant des Palestiniens à l’intérieur, y compris des patients et du personnel hospitalier. Certains policiers ont brisé la vitre arrière du corbillard et volé le drapeau palestinien recouvrant le cercueil. Ils ont ensuite attaqué les porteurs avec tant de rage que le cercueil a failli tomber par terre.
Lorsque cela s’est produit, la BBC, CBS News et d’autres ont rapporté des « affrontements » et des « bagarres » lors des funérailles d’Abu Akleh à Jérusalem, malgré les nombreuses images prouvant que les forces d’occupation israéliennes ont attaqué l’hôpital et agressé les personnes en deuil en plein jour.
Pour ceux d’entre nous qui regardaient, le décalage entre la rhétorique et la réalité était choquant. Et pourtant, nous l’avons vu maintes et maintes fois. En 2014, un titre du New York Times disait : « Au Beachside Gaza Cafe, un missile tombe sur des consommateurs assistant à la Coupe du monde. » À quoi faisait-il référence ? A une frappe aérienne israélienne qui a déchiqueté huit Palestiniens. Alors, d’où venait le missile? D’où venaient les tirs ? Et pourquoi ces soi-disant diseurs de vérité ne peuvent-ils pas dire la vérité ?
En ce qui concerne la Palestine, les lois sacrées du journalisme sont flexibles. En option même. La voix passive est reine. Omettre des faits est standard. La fabrication est autorisée. Les journalistes deviennent sténographes et les reporters deviennent secrétaires d’État. L’industrie courageuse qui se vante fièrement de dire « la vérité au pouvoir » n’est en fait qu’un porte-voix des puissants – en particulier si le méchant est israélien.
Ce qui rend cette faute professionnelle journalistique d’autant plus insultante dans le cas de Shireen Abu-Akleh, c’est qu’elle était elle-même journaliste, une journaliste qui a influencé des générations de jeunes reporters en herbe. Elle a passé plus de deux décennies de sa vie à faire des reportages depuis les lignes de front – risquant la terreur de l’armée sioniste – ce qui lui a littéralement coûté la vie.. « Armée de [son] appareil photo », comme l’a dit un porte-parole de l’armée israélienne, elle était une menace pour la réputation du régime. Son héritage de vérité fait honte à ceux qui hésitent à dire la vérité ou qui l’obscurcissent.
Cet héritage souligne également ce qui a déjà été perdu avec sa mort : les histoires qui ne seront pas racontées, les récits qui seront dissimulés, les scandales qui seront moins connus sans sa voix pour les révéler. Considérez : Abu-Akleh n’a pas été la première en Palestine à être persécutée jusque dans la mort – en 1976, un titre d’ Al-Ittihad « Trois nouvelles fleurs dans le bouquet des martyrs : arrestations massives et agressions contre les funérailles » – et elle ne sera pas non plus la dernière. En fait, le 16 mai, trois jours après son enterrement, les forces israéliennes ont brutalement battu ceux qui portaient le cercueil de Walid Sharif, 23 ans, à l’intérieur du cimetière où il a été inhumé.
Les forces israéliennes avait blessé Sharif à l’intérieur de l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa le troisième vendredi du Ramadan, et il a ensuite succombé à ses blessures. Malgré les restrictions ridicules et l’heure d’inhumation extrêmement tardive imposée à ses funérailles, des milliers de Palestiniens y ont assisté. 52 d’entre eux ont été blessés et 37 ont été hospitalisés. Un parent du martyr, Nader Sharif, a été touché par une balle en caoutchouc israélienne qui lui a fait perdre un œil et causé de graves blessures crâniennes.
Les forces israéliennes ont également arrêté des dizaines de Palestiniens, dont beaucoup étaient des enfants. Omar Abu Khdair, l’homme désormais célèbre à Jérusalem pour ne pas avoir laissé tomber le cercueil d’Abou Akleh malgré des coups répétés à la tête par des officiers israéliens, faisait partie des personnes arrêtées lors de l’enterrement de Sharif. Il est toujours en état d’arrestation. Après les affrontements, les Palestiniens ont dû nettoyer les pierres tombales de leurs bien-aimés, couvertes de cartouches de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc.
Bien que routinière et implacable, cette profanation déchirante n’attire pas souvent l’attention des médias internationaux – ni dans ce cas ni dans d’autres. Le jour où Abu Akleh a été assassinée, les forces israéliennes ont tué Thaer Yazour, 18 ans, dans la ville d’Al-Bireh, près de Ramallah, et ont utilisé Ahed Mereb, 16 ans, comme bouclier humain à Jénine. Le même jour, ils ont également tiré sur Rami Srour, 23 ans, après l’avoir faussement accusé d’avoir tenté de poignarder un soldat dans la vieille ville de Jérusalem. Srour n’est plus en état d’arrestation mais se trouve dans un état critique dans une unité de soins intensifs.
Bien sûr, les histoires de profanation et de mort ne sont pas les seules en Palestine à abonder sans être rapportées par les grands médias occidentaux. Il y a d’autres histoires – de résistance et de joie, de force et de camaraderie – que même les médias internationaux les plus sensibles comprennent rarement. Ces récits sont également restés méconnus au lendemain de la mort d’Abu Akleh, même s’ils étaient parmi les plus saillants. Alors que les militants et les observateurs des médias aux États-Unis et en Occident étaient, à juste titre, indignés par l’incapacité des médias à rapporter objectivement les abus israéliens lors des funérailles d’Abu Akleh, en Palestine, loin de ces journaux, les conversations et les essais en arabe mettaient en lumière un scénario très différent : Shireen Abu Akleh, même si ce n’est que pour un bref instant, a libéré Jérusalem.
Dans un post Facebook de l’année dernière, Abu Akleh a écrit une phrase presque prophétique : « Une certaine absence produit une plus grande présence. » En effet, son absence a uni le peuple palestinien à travers classes, religions, genres et affiliations politiques.
Ses funérailles à Jérusalem étaient, en fait, les quatrièmes organisées pour pleurer sa mort. Les autres ont eu lieu à Jénine (où des tireurs d’élite israéliens l’ont tuée), Naplouse et Ramallah. Les Palestiniens ont offert à Abu Akleh ce que sa collègue d’Al Jazeera, Rania Zabane, a appelé « les funérailles les plus longues de l’histoire palestinienne récente… 40 [kilomètres] d’amour ». Rien de moins que cela aurait pu convenir à une géante qui a consacré des décennies de sa vie à rapporter la vérité.
Alors qu’une Palestinienne marchait derrière le cercueil de Shireen à Jénine, elle a témoigné devant les journalistes qui filmaient : « [Shireen] était dans les décombres à la recherche de martyrs… dans le camp [de réfugiés] de Jénine pendant l’invasion [israélienne de 2002].… Elle m’a aidé à chercher mes enfants. »
A Jérusalem, des centaines de milliers de personnes ont participé aux funérailles. Des Palestiniens de tous horizons se sont plongés dans un océan de personnes en deuil, ont marché, chanté et prié. Titulaires de cartes d’identité vertes (qui ont le moins de liberté de mouvement) ont sauté par-dessus le mur et se sont faufilés de la Cisjordanie à Jérusalem. Des bus complets provenaient des territoires de 48. Des inconnus échangeaient des embrassades et des condoléances. Ils ont marché de l’hôpital Saint-Joseph à l’église catholique, puis passant par la porte de Jaffa jusqu’au cimetière où elle a finalement été enterrée. Des dizaines de drapeaux palestiniens flottaient tout autour de la ville sainte. C’était une scène hors du commun. Et malgré les contusions et les coups de matraques, la terre parlait arabe.
Ce genre de rassemblement a été interdit aux Palestiniens ces dernières années. Depuis que trois Israéliens ont enlevé, tué et brûlé Mohammad Abu-Khdair, 16 ans, en 2014, Jérusalem a commencé à se ressembler de moins en moins. En raison de l’implacable surveillance et de la persécution de la police israélienne et des mustaribeen (agents israéliens infiltrés qui se font passer pour des Arabes), les rassemblements politiques ou sociaux des Palestiniens sont devenus presque inexistants. Au cours du soulèvement de l’unité de l’année dernière, des jeunes, torse nu, ont affronté des soldats lourdement armés pour leur droit de s’asseoir, de manger, de chanter et de protester à la porte de Damas, autrefois le cœur battant de Jérusalem, désormais en proie à des caméras de surveillance, des tours de guet militaires et une police prête à brutaliser les gens. Et ce dernier Ramadan, les Palestiniens se sont battus pour préserver le statut de l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa, non seulement l’un des sites les plus sacrés de l’Islam, mais aussi une plaque tournante pour les activités sociales, politiques et éducatives palestiniennes. Les funérailles de Shireen Abu-Akleh, à la porte de Jaffa, marquent une reconquête de l’espace public.
Les foules, en chantant, ont ouvert un nouveau chapitre de la bataille de Jérusalem. Cette région, soumise pendant des décennies à une expansion coloniale rapide et une diminution de la présence palestinienne, a soudain résonné des rappels du droit du peuple palestinien à la terre, à l’espace et à l’existence à Jérusalem. Ils ne disparaîtraient pas. Tout le monde était là : les casaniers, les ingénieurs, les lanceurs de pierres, les passants apolitiques autoproclamés, les ambulanciers paramédicaux, les journalistes, les chauffeurs de bus âgés et le clergé.
Pendant un instant fugace, les contusions n’ont pas fait mal, la peine de prison n’a pas eu d’importance et les gaz lacrymogènes n’ont pas été si mauvais. Pendant un instant fugace, Shireen Abu Akleh a libéré Jérusalem, et Jérusalem, à son tour, lui a offert des funérailles dignes d’un martyr.
Pour vraiment honorer Abu Akleh, son meurtre devrait – doit – être un moment qui révolutionne la façon dont les journalistes et les salles de rédaction occidentales couvrent la Palestine, une invitation à empêcher les médias de passer sous silence des faits internationalement reconnus. La situation en Palestine – le colonialisme qui définit chaque instant de chaque jour – n’est pas un vague mystère ancien. C’est une flagrante asymétrie de pouvoir aux racines historiques très profondes. En leur demandant de couvrir cette réalité, je ne demande pas aux journalistes étrangers de rendre service aux Palestiniens. Je leur demande simplement de faire leur travail : dire la vérité.
Article original en anglais sur The Nation / Traduction Chris & Dine
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