Partager la publication "Comment l’opposition massive des Haredim pourrait remodeler Israël"
Abed Abou Shhadeh, 31 octobre 2025. – Le rassemblement massif de la communauté Haredim en Israël, jeudi dernier, n’était pas un simple épisode de plus dans le conflit qui oppose depuis longtemps les Israéliens laïcs et religieux. (video)

« Mieux vaut mourir que de faire l’armée » Des milliers de juifs ultra-orthodoxes, ou Haredim, sont descendus dans les rues d’Israël le 23 octobre pour protester contre l’arrestation des réfractaires au service militaire et l’application par le gouvernement du service militaire obligatoire (source photos Anadolu English sur X)
Il a révélé quelque chose de plus profond : un bouleversement majeur, alimenté par une évolution démographique spectaculaire, des fractures internes au sein de la communauté Haredim et la fin d’un pacte politique qui, pendant des décennies, a lié les coalitions au pouvoir aux partis Haredim.
Pendant des décennies, l’architecture politique qui a soutenu le pouvoir politique des Haredim reposait sur une logique transactionnelle simple : en échange d’un soutien prévisible à la Knesset, les partis Haredim obtenaient des budgets, une autonomie institutionnelle et la protection de leur vie religieuse.
Sous le long mandat du Premier ministre Benjamin Netanyahu, cet arrangement – alimenté par des ressources étatiques croissantes et des allocations généreuses aux systèmes éducatifs et sociaux Haredim – s’est enraciné.
Bien que, par le passé, les partis et la communauté ultra-orthodoxes aient eu tendance à soutenir les initiatives de paix – notamment les accords d’Oslo, adoptés par la Knesset grâce à leur appui –, la radicalisation croissante au sein de la société israélienne ces dernières années n’a pas épargné le secteur ultra-orthodoxe.
Malgré la relation historiquement complexe entre la communauté ultra-orthodoxe et le sionisme, les partis et l’opinion publique ultra-orthodoxes ont clairement exprimé leur soutien à l’attaque militaire israélienne à Gaza.
Mais deux années de génocide à Gaza, des dépenses militaires colossales et les demandes croissantes, émanant de larges pans de la population israélienne, de rééquilibrer le « fardeau de l’occupation » ont mis ce pacte à rude épreuve.
Les appels, tant de la droite nationaliste que de ses critiques libéraux, à repenser les relations entre l’État et la société Haredi – en somme, à renégocier le statu quo – ont révélé la fragilité de cet ancien accord.
Le pacte initial de statu quo conclu entre les fondateurs d’Israël et les dirigeants Haredi consacrait quatre dispositions fondamentales. Ces mesures comprenaient le shabbat comme jour de repos officiel ; le respect des normes casher dans les institutions étatiques, notamment l’armée et les hôpitaux ; un statut personnel régi par la loi religieuse ; et l’autonomie de l’enseignement Haredi dans le cadre de l’« enseignement indépendant ».
Mais un point essentiel manquait à ce compromis fondateur : une disposition claire concernant le service militaire.
Phénomène de masse
L’exemption du service militaire obligatoire pour les étudiants des yeshivas Haredi n’est apparue qu’après la création de l’État d’Israël, comme une concession temporaire à un monde juif européen dévasté – quelques centaines d’étudiants seulement ayant été épargnés en 1948.
Ce qui n’était au départ qu’une mesure exceptionnelle et limitée s’est progressivement transformé en un phénomène de masse : des dizaines de milliers d’étudiants ont été exemptés, tandis que le débat public faisait rage en coulisses, avec plusieurs tentatives pour inscrire dans la loi l’exemption du service militaire obligatoire pour les ultra-orthodoxes.
Parallèlement, la population israélienne Haredi est passée d’environ 10 % en 2009 à environ 14 % aujourd’hui – une augmentation de plusieurs dizaines de milliers de personnes en seulement quinze ans.
Cette croissance démographique rapide concentre les jeunes au sein d’une communauté dont les systèmes sociaux et éducatifs sont souvent déconnectés des compétences essentielles au marché du travail, telles que l’anglais, les mathématiques et les sciences. Il en résulte un paradoxe : une communauté qui bénéficie d’un soutien étatique substantiel tout en demeurant économiquement marginalisée et en manifestant un ressentiment croissant face aux initiatives déployées pour changer cette situation.
Ces tensions ont engendré des fractures au sein du monde Haredi. Des hiérarchies profondes, des rivalités entre les instances dirigeantes lituaniennes et séfarades, et des divergences d’opinion vis-à-vis du sionisme et de l’État compliquent toute réponse unique et unifiée.
Certaines factions restent farouchement antisionistes et rejettent la légitimité de l’État ; d’autres collaborent pragmatiquement avec des coalitions laïques pour défendre l’autonomie communautaire. Le rassemblement de jeudi, et l’absence délibérée de discours politiques, reflétaient ces tensions internes : une démonstration de force massive qui masquait néanmoins de réels désaccords entre les dirigeants et les composantes de la communauté Haredi.
Parallèlement, de nouveaux courants sociopolitiques remodèlent les attitudes de jeunes Haredim. L’accès aux smartphones et à Internet, les difficultés économiques et le contact accru avec les Israéliens non-Haredim ont radicalisé certains segments de la communauté et les ont ouverts à des discours politiques alternatifs.
Certains jeunes Haredim se sont même portés volontaires pour le service militaire ou ont rejoint des unités paramilitaires extrémistes – Netzah Yehuda – une évolution alarmante qui a attiré l’attention internationale.
Un choix crucial
Parallèlement, des personnalités politiques nationalistes religieuses non-Haredim – à l’instar du ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir – ont cultivé leur influence auprès d’une partie de la jeunesse Haredi via les réseaux sociaux, en diffusant des messages mêlant symbolisme religieux et nationalisme militant. Ces courants contradictoires ont exacerbé les tensions entre rabbins Haredim et dignitaires sionistes religieux, notamment concernant l’accès aux lieux saints sensibles.
Ce qui unit actuellement la plupart des Haredim, c’est leur opposition à la conscription forcée. Cette opposition n’est toutefois pas monolithique et la coalition contre la conscription rassemble des acteurs très divers, allant de responsables communautaires pragmatiques craignant la perte d’autonomie religieuse, à des idéologues s’opposant à l’État pour des raisons théologiques.
L’État, quant à lui, est confronté à un choix crucial : préserver le statu quo – au risque d’une instabilité économique à long terme et d’un ressentiment populaire croissant – ou opérer des réformes structurelles qui provoqueront inévitablement des bouleversements politiques et sociaux. La leçon principale de ces dernières semaines est que le fragile compromis israélien entre religion et État se fissure sous la pression conjuguée de la démographie, de la guerre et des réalités économiques. Le gouvernement ne peut indéfiniment subventionner un système éducatif qui laisse de larges pans de la population non préparés à l’emploi moderne, tout en exigeant davantage de soldats pour une occupation en expansion.
Si l’État cherche à maintenir à la fois une économie viable et son programme militaire expansionniste, il doit trouver des moyens d’intégrer davantage de Haredim au marché du travail et au service national, sans provoquer de manifestations de masse ni de perturbations généralisées. Si les communautés Haredi aspirent à une viabilité à long terme, elles doivent renouer leurs liens avec le sionisme et les institutions étatiques. Aucune de ces voies n’est facile et toutes deux seront âprement disputées.
Bien que cet épisode puisse être perçu comme une affaire interne israélienne entre différents groupes sociaux, il est indissociable de la crise plus large qu’Israël engendre au sein même du monde juif lui-même. Cette crise résulte de la militarisation croissante et des politiques néolibérales qu’Israël met en œuvre pour maintenir un État de type spartiate, dont l’existence même repose sur le maintien d’un vaste appareil militaire.
Les implications de cette réalité dépassent largement les frontières d’Israël et façonnent la manière dont le monde juif se perçoit et perçoit son rapport moral au pouvoir, à la guerre et à la notion de nation.
L’auteur : Abed Abou Shhadeh est un militant politique basé à Jaffa. Il a été conseiller municipal de la communauté palestinienne à Jaffa-Tel Aviv de 2018 à 2024 et est titulaire d’une maîtrise en sciences politiques de l’université de Tel Aviv.
Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR
