Le camp de réfugiés de Jénine : La bataille qui n’a jamais cessé

Qassam Muaddi, 20 avril 2022. Ces dernières semaines, le camp de réfugiés de Jénine a été au centre des tensions en Cisjordanie occupée. Les raids israéliens sont passés d’un rythme hebdomadaire à une routine quasi quotidienne, avec des batailles armées entre soldats israéliens et militants palestiniens lors de chaque incursion.

« Nous ne devons jamais oublier. Le retour est un droit sacré », peut-on lire sur une fresque murale dans le camp de réfugiés de Jénine. (Mohammed Ballas / Crédits : AP)

Cette intensité croissante a coûté la vie à sept Palestiniens, tués par les forces israéliennes dans le camp depuis le début du mois de mars, en plus d’un Palestinien du camp qui a été tué en Israël après avoir tiré et tué trois Israéliens.

Raad Khazem, 29 ans, a mené son attaque le 8 avril à Tel Aviv, à l’occasion du 20e anniversaire de la bataille de Jénine en 2002, lorsque les forces israéliennes ont lancé une opération militaire sans précédent dans le camp de réfugiés.

À l’époque, Raad n’avait que neuf ans lorsqu’il a assisté au siège du camp, qui a duré dix jours, par des milliers de soldats israéliens renforcés par des hélicoptères de combat et des bulldozers blindés.

La bataille s’est terminée par la destruction d’une grande partie du camp de réfugiés et la mort de 52 Palestiniens. Au cours des combats, 23 soldats israéliens ont également été tués.

La bataille a fait de Jénine un élément de référence pour les Palestiniens au début des années 2000. Elle est devenue le thème de chansons patriotiques, d’affiches, de poèmes et même d’un documentaire de 2002 du cinéaste palestinien Mohammad Al-Bakri intitulé « Jenin … Jenin« , qui relate les détails de la bataille et a été interdit dans les cinémas israéliens l’année dernière.

Alors que les raids militaires israéliens et les combats qui s’ensuivent dans le camp deviennent plus fréquents, en plus d’une série de restrictions économiques imposées par l’armée israélienne à la région de Jénine au début du mois d’avril, certains observateurs pensent que le camp de réfugiés pourrait se diriger vers une deuxième « bataille de Jénine ».

Cette possibilité a suscité un nouvel intérêt pour le camp de réfugiés de Jénine et son rôle historique et contemporain dans la résistance palestinienne.

« Un rappel de la dépossession palestinienne »

Selon l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, l’UNRWA, le camp de réfugiés de Jénine a été officiellement établi en 1953 pour les familles qui sont arrivées en tant que réfugiés de la région de Haïfa et du Carmel, après la Nakba palestinienne de 1948.

Comme tous les camps de réfugiés de Cisjordanie, le camp de Jénine se trouve sur un terrain loué par l’UNRWA pour une période prolongée. Les limites du camp sont inférieures à un demi-kilomètre carré, habité aujourd’hui par quelque 16.000 réfugiés palestiniens enregistrés.

La région où est né le camp de réfugiés de Jénine est en soi une région d’importance historique en termes de nationalisme palestinien.

La région de Jénine a été le bastion de la première résistance palestinienne organisée contre la domination britannique, dirigée par Ezzeddin Al-Qassam, d’origine syrienne, qui a été tué au combat en 1935 à Yaabad, à seulement 18 kilomètres à l’ouest de Jénine.

De nombreux hauts commandants de la révolte palestinienne de 1936 étaient originaires ou basés à Jénine, comme Farhan Al-Saadi et Yousef Abu Durra.

La création d’un camp de réfugiés dans un lieu doté d’un tel héritage politique lui a donné une symbolique supplémentaire, celle de la Nakba.

« Un camp de réfugiés est un concentré de l’aspect non résolu de la cause palestinienne », explique à The New Arab Abdul Rahim Al-Shaikh, professeur d’études culturelles à l’université de Birzeit.

Photo du camp après 8 jours d’attaques israéliennes barbares qui ont fait au moins 60 morts palestiniens et détruit le camp, en avril 2002 (Getty)

« Les camps de réfugiés ont toujours été des lieux marginalisés, toujours exclus des services, avec des niveaux élevés de pauvreté », dit-il.

« Cela a toujours fait des camps de réfugiés un rappel de la dépossession originelle du peuple palestinien, et a fait des camps eux-mêmes des bastions de la résistance. »

Jénine « n’était pas une exception, mais elle était spéciale », souligne Jamal Hweil, membre du Conseil révolutionnaire du mouvement Fatah et ancien prisonnier des geôles israéliennes, qui a également écrit un livre sur la bataille de Jénine, à laquelle il a personnellement participé.

« Grandir à Jénine dans les années 1970 et 1980 signifiait grandir au milieu de la tragédie palestinienne », raconte Hweil au New Arab. « Je me souviens que les maisons étaient encore faites de roseaux, de boue et les toits en plaques de zinc, c’est ce qui a remplacé les tentes de l’ONU d’avant ma naissance », se souvient-il.

« Les longues files d’attente s’étiraient devant le centre de l’UNRWA pour recevoir une portion de farine, de l’huile végétale et quelques conserves de poisson, nous n’avions pas l’eau courante et la maison de ma famille était composée de deux pièces, pour six personnes », raconte Hweil.

« Je voyais que les gens à l’extérieur du camp vivaient différemment et j’ai entendu des histoires de notre village d’origine et de la façon dont nous en avons été expulsés, et j’ai compris très tôt ce qu’était la cause. »

Des « Black Panthers » aux « Brigades Al-Aqsa »

À l’époque, Jénine était le témoin d’un réveil du militantisme palestinien en Cisjordanie. Après le départ de la résistance palestinienne du Liban en 1982, à la suite de l’invasion israélienne de ce pays, de nouveaux groupes militants ont commencé à émerger à l’intérieur des territoires occupés, dont beaucoup se concentraient autour de Jénine.

« À Jénine, il y avait les ‘Aigles rouges’, un groupe affilié au FPLP, un parti de gauche, et il y avait les ‘Panthères noires’, qui appartenaient au Fatah », explique Jamal Hweil.

« Mon frère jumeau était membre des ‘Black Panthers’ et il a été le premier Black Panther à être tué par les forces israéliennes », souligne-t-il. « L’armée israélienne a pris son corps et l’a enterré à l’extérieur du camp et n’a autorisé que cinq personnes, dont mes parents, à être présentes », se souvient-il. « Cet événement a marqué un tournant dans ma vie ».

Pendant la première Intifada, qui a duré de 1987 à 1993, le nom des ‘Black Panthers’ a été immédiatement associé à Jénine. L’armée israélienne a effectué d’innombrables raids dans le camp de réfugiés à la recherche de membres du groupe, démolissant souvent les maisons de leurs familles et arrêtant leurs proches.

C’est vers la fin du premier soulèvement populaire palestinien qu’une militante israélienne antisioniste, connue par les habitants de Jénine sous son prénom ‘Arna’, a créé le ‘Jenin Freedom Theater’.

Ce centre culturel enseignait aux enfants du camp l’expression artistique par le biais du théâtre comme moyen de surmonter les conditions imposées par l’occupation. Le documentaire de 2004 « Les enfants d’Arna », produit et réalisé par le fils d’Arna, Juliano Khamis, a rendu le théâtre célèbre.

Le film a également popularisé les noms de plusieurs jeunes Palestiniens qui avaient fait partie de la première génération du théâtre lorsqu’ils étaient enfants et qui ont ensuite grandi pour devenir des militants de la deuxième Intifada, soit tués, soit emprisonnés, soit pourchassés par les forces israéliennes.

L’un d’eux est Alaa Al-Sabagh, chef des Brigades Al-Aqsa à Jénine, qui a été tué pendant le tournage du film. Un autre est son camarade, Zakaria Zubeidi (photo Getty ci-dessous) une icône de la deuxième Intifada qui est redevenu un symbole de la résistance palestinienne après avoir participé à l’évasion de la prison de Gilboa en 2021.

La famille de Zubeidi avait offert le deuxième étage de sa maison en briques dans le camp au premier théâtre d’Arna. De nombreux membres de la famille ont ensuite été tués par les forces israéliennes, notamment la mère de Zubeidi, qui a été touchée par une balle israélienne perdue alors qu’elle regardait par sa fenêtre lors d’un raid israélien.

Zubeidi est lui-même devenu un haut dirigeant des Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa [branche militaire du Fatah, ndt] dans le camp et a succédé à Alaa Al-Sabagh après sa mort à la tête du groupe.

Il a ensuite déposé les armes avec de nombreux combattants des Brigades Al-Aqsa dans le cadre d’un accord avec l’Autorité palestinienne en 2007, qui comprenait la négociation d’une amnistie avec Israël et la réintégration dans la vie civile.

Il s’est même inscrit à un programme de maîtrise à l’université de Birzeit. Puis, en 2019, il a été à nouveau arrêté par les forces israéliennes, qui l’ont accusé de reprendre ses activités militantes.

Le ‘chasseur’, le ‘dragon’ et Gilboa

« Zakaria est probablement devenu la personnalité palestinienne la plus recherchée après Jésus-Christ et Yasser Arafat », déclare le professeur Abdul Rahim Al-Shaikh en admettant son exagération, en faisant référence aux jours qui ont suivi l’évasion de la prison de Gilboa.

Le professeur Al-Shaikh a supervisé la thèse de maîtrise de Zakaria, intitulée : Le chasseur et le dragon : La fugitivité dans la condition palestinienne 1968-2018.

« Sa thèse porte sur la fugitivité et la clandestinité dans le contexte palestinien, inspirée de sa propre expérience », précise Al-Shaikh. « Il en a terminé une partie à l’intérieur de la prison après avoir été arrêté à nouveau ».

En septembre 2021, le camp de réfugiés de Jénine a recommencé à faire la une des journaux après l‘évasion de six prisonniers palestiniens de la prison israélienne de haute sécurité de Gilboa, près de la frontière nord de la Cisjordanie.

Dans les jours qui suivirent l’évasion, l’armée israélienne a menacé d’envahir le camp de réfugiés de Jénine, car elle soupçonnait que certains des évadés s’y cachaient. Les groupes militants palestiniens du camp ont commencé à unir leurs forces en prévision de l’attaque israélienne.

Le 19 septembre, douze jours après l’évasion de la prison, les forces israéliennes ont simulé une fausse invasion dans une partie du camp, se heurtant à des combattants palestiniens, tandis qu’une force plus réduite s’est faufilée depuis une autre direction et a arrêté Ayham Kamamji et Munadel Nufeiat, les derniers évadés de la prison de Gilboa.

Ce raid n’était que le début d’une spirale de tensions autour du camp et, plus généralement, dans la région de Jénine.

Le camp de Jénine : Le « fond de l’affaire »

 « Les forces israéliennes ont mené des raids clandestins dans les villages de la région de Jénine pour capturer des Palestiniens », explique à The New Arab Shatha Hanaysheh, une journaliste palestinienne basée à Jénine.

« Les forces israéliennes ont fait des raids dans les villages et même dans la ville de Jénine la nuit et parfois en plein jour, se heurtant souvent à des jeunes qui n’avaient que des pierres, et parfois à des hommes armés, démolissant des maisons, mais tout le monde savait que le fond de l’affaire, c’était le camp de réfugiés, et tout le monde dans la région s’attendait à son invasion », note Hanaysheh.

« L’armée israélienne sait qu’envahir le camp de réfugiés de Jénine est compliqué, c’est pourquoi elle a effectué des raids limités ces dernières semaines, et elle s’est heurté chaque fois à des combattants palestiniens armés », explique-t-elle.

« S’il est compliqué d’envahir le camp de réfugiés de Jénine, c’est parce qu’il est très densément peuplé, mais surtout parce que les habitants du camp sont convaincus et prêts à se battre », souligne Jamal Hweil, rappelant sa propre expérience. 

« En 2022, notre arme la plus importante est l’unité entre tous les combattants des différentes factions, ce qui nous permet d’obtenir un maximum de soutien de la part des résidents », dit-il.

« Aujourd’hui, il y a toute une génération de jeunes qui a hérité de notre expérience, tout comme nous avons hérité de l’expérience des Black Panthers, et comme ils ont hérité des expériences avant eux », dit Jamal Hweil.

« De plus, la situation de la Palestine et du camp n’ont pas changé non plus, l’occupation est toujours une réalité ».

Une réalité qui continue de faire des victimes. Début mars, l’armée israélienne s’est de nouveau retrouvée face à des militants palestiniens à Jénine lors d’une attaque du camp de réfugiés, et a tué deux jeunes Palestiniens. L’un d’eux, Abdallah Husari, 22 ans, était un combattant.

Funérailles de Ahmed Nasser Al-Saidi, tué lors d’un raid des forces israéliennes dans le camp de réfugiés de Jénine, le 9 avril 2022. [Issam Rimawi – Anadolu Agency]

L’autre, Shadi Najim, âgé de 18 ans, revenait de son travail dans une confiserie de la ville de Jénine lorsqu’il a été abattu par l’armée israélienne. Il était la seule source de soutien pour ses parents malades.

Début avril, l’armée israélienne a lancé un nouveau raid sur le camp, tuant deux autres Palestiniens. L’un d’eux était Sanad Abu Atiyah, 17 ans, un adolescent qui avait abandonné l’école pour aider ses parents en travaillant dans une boulangerie.

L’autre, Yazid Saadi, était un jeune homme de 23 ans qui était armé et participait à la défense du camp. En août 2021, il avait assisté à la mort de son ami, Nour Jarrar, tué lors d’affrontements avec l’armée israélienne.

Après que Raad Khazem a tué trois Israéliens à Tel Aviv, avant d’être tué par la police israélienne, son père a prononcé un discours devant une petite foule qui s’était rassemblée devant son balcon dans le camp, dans lequel il a appelé à poursuivre la résistance.

L’armée israélienne a fait une descente dans le camp deux jours plus tard pour tenter de l’arrêter, mais il n’était pas là.

Le père de Raad a alors publié sur son compte Facebook un message disant qu’il ne se rendrait pas tant qu’Israël ne rendrait pas le corps de son fils. Lors d’un autre raid, l’armée israélienne a tenté de tuer son fils cadet, l’accusant d’être l’un des militants du camp, mais il a échappé à l’embuscade, au cours de laquelle un autre Palestinien a été tué par des tirs aléatoires.

« Cette spirale de la mort ne peut que conduire à plus de détermination de la part des habitants de Jénine », commente Jamal Hweil.

« On ne peut pas s’attendre à mener une vie normale et stable dans un camp de réfugiés », ajoute-t-il. « Un camp de réfugiés en soi, vous le savez, est une réalité instable, et temporaire ».

Article original en anglais sur The New Arab / Traduction MR

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