Partager la publication "Robert et Georges Abdallah : Entre mémoire et voix au téléphone"
Ana Maria Ohan Guzelian, 25 juillet 2025. Robert Abdallah, qui a consacré les dix dernières années de sa vie à lutter pour la libération de son frère, peine encore à croire que Georges Ibrahim Abdallah, le plus ancien prisonnier politique d’Europe, devrait enfin rentrer au Liban ce samedi 26 juillet*.

Arrivée de Georges Abdallah à Beyrouth, vendredi 25 juillet 2025. (capture d’écran vidéo réseaux sociaux).
« Je n’ai pas encore digéré ce moment », dit Robert sans détour. « Ce que j’espère, c’est tout autre chose. Mais à quoi Georges ressemble ou ce qu’il fera, je n’en ai aucune idée. L’image est floue ; je ne peux rien anticiper. »
Robert, qui n’avait que 18 ans lorsque son frère aîné a été arrêté en France en 1984, vit depuis dans l’ombre de l’emprisonnement de George. « Depuis que la décision de sa libération a été prise, je n’ai pas encore pleinement réalisé », admet-il doucement. « Je n’éprouve aucune émotion, croyez-moi. Je suis incapable de ressentir quoi que ce soit. Le moment où je le verrai et le serrerai dans mes bras, rien ne s’est encore activé dans mon esprit. »
Les mots de Robert et son absence de sensibilité rappellent les blessures invisibles infligées non seulement aux prisonniers politiques, mais aussi aux familles qui subissent la cruauté implacable de l’injustice étatique.
L’État réticent
Abdallah a été condamné à la prison à vie en 1987 pour son implication présumée dans l’assassinat de l’attaché militaire américain Charles Robert Ray et du diplomate israélien Yacov Barsimantov. Il est éligible à la libération conditionnelle depuis 1999. En novembre dernier, un tribunal français a ordonné sa libération, mais le parquet antiterroriste français a fait appel de la décision, arguant qu’il « n’avait pas changé d’opinions politiques ». Cet appel a suspendu la décision.
Ce mois-ci, la cour d’appel de Paris a ordonné sa libération d’une prison du sud de la France le vendredi 25 juillet, à condition qu’il quitte le territoire français et n’y revienne jamais.
Malgré de nombreuses victoires judiciaires et le soutien d’organisations internationales de défense des droits humains, les autorités françaises successives ont refusé pendant des décennies de finaliser sa libération, cédant aux pressions constantes des États-Unis et d’Israël.
Parallèlement, l’État libanais a maintenu une position d’ambivalence inquiétante à l’égard du cas d’Abdallah. Bien que sa famille et le comité de libération aient constamment insisté pour une intervention, la réponse de l’État est restée fragmentée et inadéquate.
« Entre 2000 et 2003, au moins, l’État aurait dû pouvoir prendre une décision de libération, même préliminaire », affirme-t-il. Certains juges avaient ouvertement déclaré que Georges devait être libéré, mais, selon Robert, « l’État aurait dû soutenir ces juges, amplifier leur position, l’élargir et procéder à des ajustements, mais cela n’a pas été le cas.»
Il reconnaît que le gouvernement a déployé des efforts, mais les qualifie de « strict minimum », compte tenu de l’importance et de la durée du dossier de Georges.
Une mémoire sélective
Rober critique particulièrement ce qu’il décrit comme la mémoire politique sélective du Liban.
« L’État, ce sont les tendances », dit-il. « Mais même les tendances souverainistes, indépendantes et attachées aux États-Unis, la plupart d’entre elles ont fait partie de ces expériences politiques, qu’il s’agisse du Fatah ou d’autres », ajoute-t-il, faisant référence aux hommes politiques ayant participé aux opérations armées des années 1980.
« Ils ne ressentent pas le poids du fait que cet homme aurait pu être l’un d’entre eux ? »
Les mots de Robert constituent une puissante accusation contre l’incapacité générale du Liban à affronter sa propre histoire.
« L’État devrait agir sur une partie de son histoire. Qu’est-ce que l’histoire ? Soit vous la qualifiez de tache honteuse qui vous a suivi et vous l’affrontez publiquement, soit vous continuez à n’en retenir que des fragments. »
Le 22 oct. 2022, devant une salle pleine dans la Bourse du Travail de Toulouse, Robert Abdallah (frère et porte-parole la campagne libanaise pour la libération de Georges Abdallah) appelle au développement de la mobilisation pour la libération du plus ancien prisonnier politique d’Europe. Vidéo Collectif Palestine Vaincra, Toulouse.
Des souvenirs qui ont survécu à la captivité
Les souvenirs de Georges avant son arrestation restent vivaces, un mélange d’admiration, de nostalgie et de complexité. Déjà très impliqué dans l’œuvre nationale, rarement à la maison, il a pourtant profondément marqué la jeunesse de son jeune frère.
Robert se souvient de moments d’enfance imprégnés d’affection et de discipline. Georges insistait pour qu’ils lisent constamment ; l’éducation était essentielle.
« Il nous apportait ces petits livrets amusants », raconte Robert, « Hassoun le Petit et d’autres que j’ai commencé à oublier. » Georges présentait chaque livret avec charme et enthousiasme, suscitant l’impatience. « Il faisait une belle introduction, et nous pensions que ce serait amusant. Mais non, la lecture était un “fardeau”, et si on ne lisait pas, on en était tenu responsable. Il nous passionnait, mais à sa manière. » L’un des souvenirs les plus précieux de Robert est la fierté qu’il ressentait en accompagnant Georges à l’école sur sa moto. Georges était surveillant, directeur et enseignant dans une modeste école rurale composée de deux salles seulement.
« Le bruit de la moto était la cloche de l’école », se souvient Robert. « Quand il arrivait, les enfants couraient après lui. Il enseignait dans une classe mixte – parfois toutes les classes ensemble, ou toutes les trois ou quatre en même temps. »
Dans leur village, Georges inspirait à la fois admiration et respect.
« Les gens le craignaient et l’aimaient à la fois », raconte Robert. Il était connu pour transcender les divisions confessionnelles et intervenir pour résoudre des problèmes que d’autres n’osaient pas aborder. Cet aspect de la personnalité de Georges a profondément influencé Robert. « Pour nous, Georges était quelqu’un qu’on ne pouvait pas nous enlever. Nous pensions que tout pouvait arriver à n’importe qui, mais pas à lui. » Ce sentiment d’invincibilité a disparu avec l’arrestation de Georges. « Cela nous a profondément marqués », raconte Robert. Il se souvient très bien de la routine dominicale de la famille, attendant l’appel de Georges près du téléphone. « Tout le monde devait être présent. Personne n’avait le droit de répondre, sauf ma mère. »
« Environ cinq ans avant sa mort, ma mère a cessé de lui rendre visite en prison. C’était tout simplement trop difficile pour elle », raconte Robert. Annoncer sa mort à Georges, des années plus tard, a été un autre moment difficile. « Sa mort a été difficile pour nous et pour lui. »
Retour vers un nouveau paysage
Alors que Georges s’apprête à rentrer au Liban à 74 ans, Robert ne sait pas ce qui les attend.
« J’ai du mal à le voir changer à cet égard », admet-il. « Je suis perturbé par l’idée que quelque chose cloche, que Georges ne ressemble plus à ce dont je me souviens. » Il craint le poids de décennies de prison, tant physique qu’émotionnel. « Ce qui m’effraie le plus, c’est de ne pas savoir qui il sera désormais. »
Il s’inquiète également de la perception que Georges aura du pays où il retourne. En 2013, le journaliste libanais Talal Salman a publié un article intitulé « Georges Abdullah, ne retourne pas au Liban », dressant un sombre tableau de la réalité du pays. « Aujourd’hui, la situation est pire qu’à l’époque », déclare Robert.
Alors que le retour de Georges Abdallah approche, les souvenirs de sa famille témoignent du long silence imposé par une captivité injuste et du prix payé par ceux qui résistent, alors que les États préfèrent oublier. Ce qui reste n’est pas seulement l’absence laissée derrière, mais le poids d’une histoire restée sans réponse.
*Par une décision soudaine et inattendue, les autorités françaises ont libéré Georges Abdallah aujourd’hui. Son arrivée au Liban est désormais prévue vers 14h30 le vendredi 25 juillet.
Article original en anglais sur Al Akhbar / Traduction MR